La géographie tourneboulée du monde actuel fait penser à ce que Nicolas de Warren commentait à l’automne dernier à Helsinki à propos de l’Europe centrale des années 1920 : “Une crise de la raison qu’il faut situer dans la perspective […] du vide laissé par la dissolution de l’idée de l’Europe centrale. Une Europe pensée comme espace intellectuel, culturel et – allusion à Husserl – spirituel, de pensée et d’orientation.” Le “dilemme des Habsbourg” était d’unifier une confédération multiculturelle et multilingue allant de la Bosnie à la Hongrie, donc de trouver une troisième voie entre souverainisme et fédéralisme. Aujourd’hui, notre dilemme est identique. Warren montre que l’Ukraine et la Palestine sont en guerre dans « les frontières géopolitiques de deux empires austro-hongrois et ottoman, disparus avec la Première Guerre mondiale ». Troublant, en effet.

Ce vide des empires disparus serait occupé, selon l’économiste historien Arnaud Orain (EHESS), par des nouveaux acteurs qu’il identifie en faisant le lien entre raréfaction des ressources et retour d’un capitalisme tenu par des oligopoles privés devenus des compagnies-États (comme la sinistre Compagnie des Indes au 17e siècle), ces fameux GAFAM états-uniens ou BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Les voici lâchés dans une course à l’accaparement des terres et des mers (minerais, ressources énergétiques, espèces vivantes). Un retour du pire mercantilisme prédateur des temps modernes de la colonisation européenne.
Ce capitalisme, dit Orain, est « fini » car les ressources sont limitées. Le vivant raréfié appelle la compétition. Ce système cherche des rentes, accapare des actifs matériels comme les mines, les ports, les câbles et les satellites, mais aussi immatériels comme les données numériques.
Côté Chine, les routes de la soie tracent de nouvelles pistes, et côté Etats-Unis, Trump menace Groenland et Panama. Côté commerce mondial, ce sont les monopoles sur des espaces physiques et numériques, avec un rapport de force armé. Un néo-capitalisme «prédateur, violent, rentier».

Pour l’historien canadien Quinn Slobodian (univ. de Boston), ces voyous d’un genre nouveau dont Musk est le prototype sont entrés dans la galaxie politique.
Ces milliardaires startupers, capitalistes débridés suivent des gourous libertariens qui veulent la disparition des États-nations, de leur pouvoir fiscal et redistributeur. Le roi, c’est le marché. La démocratie est une entrave. Thiel, fondateur de PayPal avec Musk, écrivait en 2009 : « la liberté et la démocratie sont incompatibles. Les libertariens tracent une route pour échapper à la politique ».
Quinn Slobodian fait une géographie des « enclaves au sein d’une nation, échappant aux formes ordinaires de réglementation ». Il repère 82 variantes sur les cinq continents, parmi lesquelles les ports francs, les paradis fiscaux, les cités-États (Hongkong, Singapour, Dubaï), des micro-États comme le Liechtenstein, des enclaves comme la City ou Canary Wharf à Londres, des « villes privées » au Honduras depuis 2009 administrées par des libertariens, le bantoustan de Ciskei en Afrique du Sud où ont grandi Musk et Thiel, voire le métavers qui serait une zone de non-droit.
Slobodian voit ces partisans comme des « guérilleros de droite, grignotant du terrain sur l’Etat-nation, le démantelant zone par zone ». Pour eux, il faut bâtir un nouveau féodalisme et se débarrasser de l’État. En passant, par exemple, par le sécessionnisme racial. Le théoricien de ce courant libertarien est Murray Rothbard expliquant qu’il préfère le «nationalisme noir» de Malcolm X au rêve de fraternité de Martin Luther King, parce que les « races doivent être séparées ». Geeks de la Silicon Valley et suprémacistes blancs songent que Trump le bouffon peut les aider dans leur rêve.
Ce rêve, est-il en train de se réaliser ? Il faut écouter le vice-président étatsunien Vance à Munich, ce mois de février 2025. Le voici faisant la leçon aux Européens, les accusant de pratiquer une démocratie falsifiée qui bâillonnerait la liberté d'expression, verrouillerait les réseaux sociaux, en y interdisant les incitations à la haine et les manipulations des opinions.
On doit supporter ses reproches sur le cordon sanitaire contre l'extrême-droite. Terrible pente...
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Un échappatoire à l'Etat-nation au Honduras
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«Gated Communities, le paradis entre quatre murs» (Renaud Duterme)
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