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Billet de blog 22 octobre 2025

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Transition écologique (2/3) : les relations villes-campagnes en question

Souvent contesté voire décrié, le concept de « périphéries » offre pourtant des clés pour analyser les relations villes - campagnes de plus en plus tendues voire fracturées. À condition d’intégrer les variables écologiques de la subsistance et celles, politiques, de l’autonomisation. (Guillaume Faburel, Noëmie Chaillan)

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Les relations entre villes et campagnes font de nouveau débat. Discours sur les disparités d’accès aux services publics, oppositions à des mesures écologiques jugées urbaines[1], voire «ressentiment rural» récemment documenté en France[2] après l’avoir été à l’étranger[3]: il semble bien se rejouer une partition, historique, entre mondes urbains et mondes ruraux.

Entre grands projets d’équipements (énergétiques notamment) et disqualification culturelle (des déserts ruraux ou «diagonale du vide» à… l’urbanisation généralisée), nul ne peut nier la domination exercée par les espaces métropolitains sur tous les espaces plus ou moins éloignés.

Illustration 1
Lausanne (c) wavre.ch

Or, malgré l’évidence d’exodes ruraux forcés pour la ville-usine aux siècles derniers ou encore celle de territoires dits «servants» nécessaires au bon fonctionnement des métropoles, l’emprise d’un centre (grandes villes et surtout métropoles) sur ses périphéries (campagnes reculées et banlieues populaires) peine à être reconnue.

Et, bien que souvent contesté, le modèle d’analyse centre-périphérie porte bien en lui quelques clés. Non seulement pour qualifier et interpréter les déséquilibres territoriaux observés et, par-là, rendre compte de quelques réalités négligées, mais aussi, et surtout, dévoiler ce que les campagnes renferment de potentialités par-delà ou en raison de la subalternisation.

On sait par les travaux d’obédience marxiste du sociologue et économiste Immanuel Wallerstein que, à l’échelle mondiale, les centres occidentaux européano-centrés dominent les périphéries colonisées par l’empire-monde, selon une division internationale du capital et du travail distribuant ce que l’on dénomme aujourd’hui Nord global et Sud global. C’est le «système-monde»[4], mu à ce jour par l’«archipel métropolitain mondial», c’est-à-dire par l’ensemble des villes qui contribuent à la direction du monde[5].

On sait également, suivant notamment le géographe Alain Reynaud ou encore l’historien Bernard Charbonneau, qu’il en est de même aux échelles infranationales. À la différence que les flux concernés et les sociétés locales peuvent être autrement constitués, mais là aussi largement déterminés par les développements urbains.

Pourtant, le modèle centre-périphérie comme cadre analytique des relations infranationales est loin de faire l’unanimité, ainsi qu’en témoigne la réception académique des travaux de Christophe Guilluy[6]. Analyse «binaire», «simpliste», «caricaturale», les évolutions socio-économiques rendraient caduques toute catégorisation d’une répartition territoriale entre centres métropolitains et périphéries plus ou moins rurales. Les grandes métropoles accueillent aussi des taux de pauvreté élevés[7] tandis que certaines communes extérieures ont une croissance supérieure à celle des villes-centre.

En somme, mobilisant des indicateurs de niveaux et de conditions de vie, les «gagnants» et les «perdants»[8] seraient partout, indépendamment des cadres de vie et ce faisant d’habiter. Voilà qui assoit les discours de gouvernement du moment (électoral notamment), appelant de leurs vœux synergies et concorde entre milieux, unis par une même réalité. 

Toutefois, la métropolisation et ses effets n’invalident pas le modèle de pensée[9]. Il n’existe bien sûr pas une seule périphérie, mais des territoires périphériques divers[10]. Pour autant, les centres continuent de gouverner. Il ne faudrait donc pas trop vite oublier ce qu’ils ont fabriqué lorsqu’on prétend se rabibocher.

Aidées par les réformes territoriales de 2014 et 2015, les métropoles attirent les capitaux[11] (économiques et culturels prioritairement, dont le ruissellement supposé n’est pas toujours assuré[12]), tout en exploitant les ressources environnementales et sociales extérieures, nécessaires à leur propre pérennité. Ceci est bien connu[13] et nombre d’hinterlands, proches ou éloignés[14], soit exclus soit inféodés à la mondialisation néolibérale, sont alors sommés de singer le modèle pour se développer. Ce que le géographe Alain Reynaud décrivait il y a plus de 40 ans par «effets de démonstration» des centres urbains[15].

Indubitablement, ces derniers produisent, par exercice du pouvoir économique (et politique), les inégalités territoriales[16], révélant ainsi quelques logiques de domination que l’analyse centre-périphérie permet de saisir.

Cependant, la détermination métropolitaine de l’aménagement total suscite de plus en plus réaction, écologiquement notamment. Il est vrai qu’entre «pleins» (urbains) et «vides» (ruraux), les périphéries accueillent aussi les ressources énergétiques, matérielles et écologiques nécessaires à la subsistance de l’ensemble des populations lorsque les devenirs métropolitains sont maintenant compris comme incertains.

C’est d’ailleurs là la raison de quelques contrats de réciprocité, voire de discussions sur le reversement de 1% des recettes fiscales métropolitaines aux campagnes, au nom d’une « dette urbaine » en cours de discussion.

Mais, plus encore, les campagnes présentent des perspectives sans doute plus réjouissantes pour nos devenirs environnementaux communs un brin contrariés. Car, inféodation ne veut pas dire domestication et ressentiment populaire ne signifie pas assujettissement total. Les bouleversements écologiques imposent désormais de réviser fondamentalement (et rapidement) nos modes de vie, d’envisager autrement les devenirs de la subsistance du fait de la limitation des ressources et de la vulnérabilité croissante des environnements. Il conviendrait de desserrer, de désurbaniser et de déménager… au profit des ruralités[17].

Dès lors, c’est bien depuis des périphéries, saisies aussi comme écologies politiques, que les changements peuvent se réaliser, par un retournement dont l’histoire a le secret (i.e. les «vides» créés par l’aménagement du territoire). C’est bien depuis les espaces éloignés des centres métropolitains que peuvent peut-être se déconstruire quelques imaginaires urbains, ceux de la grosseur et de la grandeur, de l’abondance et la délivrance[18].

C’est bien depuis les campagnes, des bourgs ruraux aux hameaux villageois, au plus près des ressources (autres que budgétaires) de vie, que se réunissent les conditions de l’autonomie, seule voie pertinente pour faire dignement écologie (cf. l’autolimitation de Cornélius Castoriadis ou encore d’André Gorz). À condition de rendre quelques fiertés[19] à des sociétés et cultures locales durablement subalternisées. Avant même de parler d’accord de réciprocité.

Dépasser l’analyse principalement socioculturelle des périphéries menée par Christophe Guilluy permet d’en dresser un autre portrait ouvrant à d’autres options, loin des recettes métropolitaines qui, même écologiques, restent par effets de densité au diapason de l’exploitation.

De nombreuses expériences alternatives dessinent, depuis les espaces ruraux, une nouvelle géographie, documentée dès les années 1980-1990 dans les travaux de Bernard Kayser, Nicole Mathieu, Pierre Gevaert… Dommage qu’il ait fallu attendre 2025 pour voir admettre l’idée des ruralités comme «une avant-garde silencieuse des transformations à venir» par des pensées ayant justement dénié durablement l’intérêt de l’analyse… centre-périphérie[20].

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[1] Cf. «Transition écologique (1/3): quand les grandes villes gouvernent l’écologie» (Guillaume Faburel, Jeanne Carisey, Noëmie Chaillan)

[2] Paroles de campagne – Réalités et imaginaires de la ruralité française, Destin commun, Bouge ton coq, Insite et Rura, juin 2025

[3] Katherine J. Cramer, 2016, The Politics of Resentment: Rural Consciousness in Wisconsin and the Rise of Scott Walker, Chicago, University of Chicago Press

[4] Immanuel Wallerstein, 2009, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, La Découverte/Poche.

[5] Olivier Dollfus, 1996, La Mondialisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques.

[6] Christophe Guilluy, 2014, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Champs-Flammarion

[7] Selon l’Observatoire des inégalités, 63 % des personnes pauvres vivent dans les grandes villes (2025).

[8] Aurélien Delpirou et Achille Warnant, 2019, « La France périphérique un an après : un mythe aux pieds d’argile », Analyse Opinion Critique, 12 décembre

[9] Aurélio Labat, 2024, « De l’utilité du modèle centre-périphérie pour analyser les relations territoriales », Revue des Sciences sociales, 71, p. 20-31.

[10] Gérard-François Dumont, 2017, « Territoires : le modèle “centre-périphérie“ désuet », Outre-Terre, 51, 2, p. 64-79

[11] En 2017, les 22 villes métropolitaines françaises concentraient un peu plus de la moitié (51%) du PIB national pour 39% de la population hexagonale.

[12]« La richesse des métropoles n’a pas nécessairement un effet d’entraînement ou redistributif sur les territoires environnants », Viala A., Césarini J.-F., Vuilletet G., 2018, Rapport d’information sur la préparation d’une nouvelle étape de la décentralisation en faveur du développement des territoires, Rapport d’information à l’Assemblée nationale n° 1015.

[13] Guillaume Faburel, 2018, Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le Passage clandestin.

[14] Phil. A. Neel, 2020, Hinterland. Nouveau paysage de classes et de conflits aux Etats-Unis, Ed. Grévis (traduction de l’ouvrage paru aux Etats-Unis en 2018).

[15] Alain Reynaud, 1981, Société, espace et justice, Presses Universitaires de France, p.54

[16] « […] le phénomène de métropolisation n’est pas qu’un facteur de brouillage des catégories spatiales. La métropolisation renforce les rapports de domination entre les territoires » Labat, 2024, op.cit. (p.28)

[17] Guillaume Faburel, 2023, Indécence urbaine. Pour un nouveau pacte avec le vivant, Climats-Flammarion

[18] Aurélien Berlan, 2021,Terre et Liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur

[19]Valérie Jousseaume, 2021, Plouc pride. Un nouveau récit pour les campagnes, éditions de l’Aube

[20] Olivier Bouba-Olga et Dylan Buffinton, 2025, « Ruralités d’aujourd’hui, ruralités de demain : éléments de réflexions », Fondation Jean Jaurès, juillet.

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À lire

Guillaume Faburel, Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le Passage clandestin, 2018.

Guillaume Faburel, Indécence urbaine. Pour un nouveau pacte avec le vivant, Climats-Flammarion, 2023.

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Sur le blog

«Transition écologique (1/3): quand les grandes villes gouvernent l’écologie» (Guillaume Faburel, Jeanne Carisey, Noëmie Chaillan)

«Guillaume Faburel: « Il faut en finir avec le genre métropolitain »» (Renaud Duterme)

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