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Billet de blog 23 août 2025

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La civilisation de la clim

C’est une conséquence de plus en plus visible du réchauffement climatique : l’augmentation de l’usage de la climatisation. L’air conditionné n’est pourtant pas nouveau et sa généralisation a engendré des conséquences pour le moins inattendues. Alors la clim, un marqueur de l’anthropocène ? (Renaud Duterme)

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Illustration 1

Parmi les objets du quotidien ayant profondément transformé le monde, la climatisation figure en bonne position. Au-delà du confort que ce mécanisme procure en situation de températures élevées, de nombreux pans de nos sociétés modernes ont été bouleversés par cette technologie. De l’urbanisme à la consommation en passant par la géographie électorale et les communications mondiales, petit tour d’horizon sur ce que permet (et engendre) la clim.

Bienvenue à Clim City

Premier élément et non des moindres : la répartition spatiale de la population. Certes, l’être humain a émergé au sein de climats chauds et, dans la grande partie de son histoire, c’est le froid qui fut davantage craint que l’excès de chaleur. Il n’empêche que l’urbanisation moderne ne peut véritablement se comprendre sans la climatisation.

D’abord parce que l’architecture urbaine du XXe siècle s’est totalement rendue vulnérable aux épisodes de fortes chaleurs, rendant l’air conditionné très vite indispensable une partie de l’année. Pensons à l’utilisation massive de matériaux non réfléchissants tels que le bêton, le ciment, l’acier, l’asphalte ; lesquels, associés à l’omniprésence de l’automobile, sont à l’origine du célèbre ilot de chaleur. L’édification de gratte-ciel contribue également à cette forte dépendance à la climatisation, les grandes étendues vitrées surplombant les autres immeubles favorisant l’entrée des rayons solaires et transformant rapidement des surfaces de logements ou de bureaux en véritables fournaises.

Ensuite parce que la croissance démographique de nombreuses villes serait restée lettre morte sans cette technologie rendant supportable la vie sous certaines latitudes et encourageant par-là l’attractivité de ces territoires. Lee Kan Yew, le père fondateur de la Singapour moderne, allait jusqu’à affirmer que l’air conditionné était « la condition essentielle de la civilisation en zone tropicale »[1]. Déclaration qui ne resta pas sans effet puisque son premier acte en tant que premier ministre en 1959 fut de l’imposer dans tous les services publics[2].

Autre exemple, la fameuse Sun Belt étasunienne, qui a connu un boom démographique (principalement des retraités et des travailleurs cherchant à profiter de l’essor économique lié à l’économie de services et de nouvelles technologies de la région) à partir des années 1950, en particulier dans les mégapoles telles que Phoenix, Dallas, Miami ou Las Vegas. L’essor de ces villes, et l’étalement urbain qui les caractérise, serait totalement impensable sans un air conditionné généralisé aux logements (plus de 90% des foyers en seraient équipés), aux véhicules, mais aussi aux lieux de loisirs, de travail et de consommation.

Ce qui précède vaut non seulement pour les habitants mais également pour les voyageurs de passage. De nombreuses destinations prisées telles que la Californie, Dubaï, le sud-est asiatique ou les régions méditerranéennes n’auraient pu se hisser dans le haut du classement de l’attractivité touristique sans des systèmes de climatisation modernes et efficaces.

Plus surprenant, l’air conditionné aurait également diminué les variations saisonnières de la natalité. La chaleur de l’été trop intense décourageant l’activité sexuelle, de nombreuses régions constataient une baisse des naissances neuf mois plus tard, en avril et en mai[3]

Au-delà de ces exemples, la tendance à la climatisation est indéniable. Ainsi, en France en 2025, 25% des foyers français seraient équipés d’un climatiseur. Chaque année, il s’en vendrait 12 millions en Europe et 45 millions en Chine. De nos jours, tout ou presque peut être climatisé, des stations de skis intérieures aux stades de foot en passant même par… les routes !

Un vent souffle sur l’économie

On y pense moins mais la climatisation va également constituer un catalyseur pour de nombreuses dynamiques économiques. Dès la fin du XIXe siècle, le développement du transport ferroviaire et surtout l’invention du wagon réfrigéré (nécessitant d’abord l’approvisionnement en blocs de glace) ont peu à peu permis de transporter des aliments (notamment de la viande) sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. Comme le note un transporteur de l’époque, « à la manière du rail, la réfrigération régularise la distribution »[4]. Avec elle, les saisons sont vaincues, le temps et l’espace dominés[5]. Depuis lors, ce sont les conteneurs climatisés qui permettent à de nombreux produits d’être acheminés aux quatre coins du monde pour le plaisir des consommateurs mais également des grandes entreprises de l’agrobusiness qui vont y voir un élargissement de leurs marchés. Les mégapoles modernes ne pourraient d’ailleurs tout simplement exister sans ce système de conservation et d’approvisionnement des aliments, la production alimentaire locale ne pouvant suffire à fournir les ressources nécessaires à plusieurs millions de personnes[6].

Dans le même ordre d’idée, l’invention de la climatisation moderne au début du XXe siècle résulta d’abord d’un souci de préservation des marchandises (d’abord du papier d’imprimerie avant de se généraliser aux textiles, tabacs, produits alimentaires…)[7]. Ce pour le plus grand plaisir des industriels, lesquels vont vite se rendre compte de l’attractivité et des gains de productivité qu’un air frais engendre chez une main d’œuvre supportant mal les fortes températures au travail[8]. Cet élément est toujours fondamental aujourd’hui, de nombreux emplois seraient difficilement supportables sans la climatisation (travaux de bureaux dans les fameux gratte-ciel, chauffeurs, livreurs, etc.).

Peu à peu, la clim va sortir des lieux de production pour gagner le reste de la société : cinémas, hôtels, véhicules, logements mais aussi… magasins. À tel point que dans de nombreuses régions chaudes, l’air climatisé est devenu un élément de marketing à part entière, les lieux de consommation étant le seul moyen d’échapper à la chaleur[9]. La clim participerait ainsi à la disparition de l’espace public, notamment via la multiplication de passerelles climatisées entre les différents lieux, climatisés eux aussi[10].

On ne peut enfin passer sous silence l’importance de la climatisation dans la numérisation de nos sociétés puisque la quantité astronomique de stocks et de flux de données serait impensable sans les systèmes de refroidissement des data centers qui nécessitent des quantités effarantes d’eau et d’énergie.  

Et que dire du marché que constitue le secteur de la climatisation, lequel représenterait à l’heure actuelle près de 45.000 entreprises rien qu’en France, pour un chiffre d’affaires estimé à plusieurs milliards d’euros. 

Géopolitique de l’air conditionné

Ces bouleversements vont également influencer les rapports sociaux et politiques au sein des populations et des régions climatisées. Exemple aux États-Unis où, lors de l’élection présidentielle de 1980, le basculement de nombreux États du sud, auparavant démocrates, vers la candidature de Ronald Reagan, s’expliquerait indirectement par la généralisation de la climatisation au sein des logements, laquelle a encouragé l’émigration de nombreux retraités plus conservateurs vers ces régions[11].

Au-delà de la géographie électorale, la clim peut également être révélatrice, voire à l’origine, d’inégalités sociales et/ou de genre. Ainsi, les normes en termes de climatisation se fondent sur la température considérée comme idéale à l’intérieur des tours de bureaux, elle-même basée « sur le métabolisme d’un homme moyen portant un costume. Par conséquent, les systèmes de climatisation sont, dans le monde entier, réglés sur des températures trop basses pour de nombreuses femmes qui se retrouvent à grelotter au bureau »[12].

Mais la clim est évidemment et avant tout révélatrice des déséquilibres socio-économiques, à la fois entre les pays mais également au sein de ceux-ci. Car si les pays les plus riches sont largement surreprésentés dans l’usage de la climatisation, il n’en demeure pas moins que les catégories les plus pauvres sont souvent davantage exclues de cette technologie, non seulement dans les logements mais aussi dans les écoles, maisons de retraites ou  pour les travaux d’extérieurs (d’aucuns plaident d’ailleurs avec raison pour une réforme du code du travail prenant en compte ces situations d’exception). Sans compter, au-delà de l’accès à cette technologie, l’alourdissement des factures d’électricité pouvant constituer une nouvelle sorte de précarité énergétique, à l’instar des ménages rencontrant des difficultés pour se chauffer l’hiver.

L’air conditionné n’est d’ailleurs qu’un exemple de cette inégalité face au rafraichissement estival. De Bruxelles à Atlanta en passant par Londres ou Paris, on sait que les quartiers les plus pauvres sont aussi ceux au sein desquels les ilots de verdure sont les plus rares (parcs, jardins privés, arbres, …).

Quant aux pays du Sud, on remarque un usage grandissant de la climatisation dans plusieurs pays, à mettre en corrélation avec l’essor d’une classe moyenne toujours plus importante. Mais que ça soit en Chine, au Brésil ou en Inde, l’air conditionné reste encore lettre morte pour des centaines de millions de personnes, principalement en raison de la pauvreté, du manque d’électricité et de l’insalubrité des logements.

Au-delà de la situation d’inconfort qui ponctue le quotidien de ces personnes, l’exposition durable à de fortes chaleurs impacte profondément la santé physique et mentale, en particulier chez les plus fragiles (risque de déshydratation, accentuation des problèmes cardio-vasculaires, diminution de la qualité du sommeil, perte d’appétit, etc.). En sus des conséquences évidentes, ces évènements météorologiques impactent également la concentration et donc l’éducation des enfants. À l’instar de la pandémie de covid-19, le facteur environnemental constitue un obstacle supplémentaire à des perspectives d’ascension sociale déjà largement hypothétiques dans beaucoup de situations.

Paradoxes clim’atiques

Reflet des inégalités, la climatisation pourrait ainsi se traduire par « les riches ont frais, les appareils chauffent les rues ». Car si l’air conditionné constitue une réponse à un problème climatique, son utilisation aggrave ce problème de deux façons. D’une part en renforçant le phénomène d’ilot de chaleur mentionné plus haut (les appareils de climatisation renvoyant de l’air chaud à l’extérieur). D’autre part en émettant des gaz à effet de serre, principalement du CO2 quand l’électricité qui la fait fonctionner est d’origine fossile mais aussi d’autres issus des systèmes réfrigérants. L’air conditionné est ainsi emblématique de l’adaptation de nos sociétés à la sauce capitaliste.

Pire encore, sa généralisation à outrance peut décourager une prise de conscience des impacts de ce réchauffement puisque après tout, la technologie nous permet de vivre plus ou moins normalement malgré la multiplication des épisodes caniculaires. Cet élément permet de comprendre le climato-scepticisme qui règne dans de nombreuses régions ultra climatisées, notamment les nombreux États pro Trump du sud des États-Unis ou les monarchies du Golfe dont l’économie repose sur la vente et la combustion des énergies fossiles. 

Autre paradoxe : le fait que le besoin en climatisation se fasse davantage sentir quand le risque de sécheresse est le plus important. Or, non seulement les systèmes de climatisation ont d’énormes besoins en eau mais ils nécessitent également un approvisionnement constant en électricité. Dans les régions au sein desquelles la production d’électricité est non fossile, elle est majoritairement solaire (ce qui est le plus adéquat, les épisodes caniculaires étant souvent anticycloniques), hydraulique et nucléaire. Là où le bât blesse, c’est que ces deux dernières sources d’énergie nécessitent la proximité d’eaux de surfaces ayant un bon débit et/ou un bon niveau. Illustration avec une ville comme Las Vegas qui tire l’essentiel de son électricité du barrage Hoover, sur le lac Mead dont le niveau baisse d’année en année de façon préoccupante. Cas de figure similaire pour le Rhône en France, sur lequel sont installés plusieurs barrages et centrales nucléaires et qui voit son avenir perturbé par la disparition des glaciers alpins.

Qu’adviendront nos systèmes de climatisation dans un futur (proche) de plus en plus sec, qui plus est quand ces usages seront concurrencés par d’autres en croissance constante (électrification du parc automobile, hausse de la numérisation de la société, …) ?

Enfin, d’aucuns, à l’instar de Thierry Paquot, s’interrogent sur les conséquences sanitaires de la climatisation[13], en particulier sur nos systèmes respiratoires ou sur la diffusion d’agents pathogènes.

La clim a-t-elle un avenir ?

En suivant les perspectives climatiques que nous annoncent les différents modèles, il ne fait aucun doute que la clim va se révéler de plus en plus indispensable lors de périodes de fortes chaleurs dont la fréquence est amenée à augmenter. De nombreux espaces de vie vont ainsi devoir être davantage climatisés, à l’instar des hôpitaux, des maisons de retraite et des écoles. Mais si plan clim il y a, il faut impérativement qu’il s’inscrive dans une analyse et un ensemble de mesures plus larges.

La question du logement doit ainsi être centrale : car avant la clim, c’est avant tout l’isolation des bâtiments qui importe : rénovation thermique, pression sur les propriétaires afin qu’ils fournissent des logements décents à leurs locataires, contrôle des loyers (ces derniers constituant la principale raison qui pousse des populations précaires à accepter de suffoquer au sein de bâtiments non adéquats). Ce n’est qu’accompagnée de ce type de mesure que la climatisation peut constituer une solution pertinente.

L’architecture a évidemment son rôle à jouer : depuis des millénaires, des millions de personnes ont appris à vivre avec des chaleurs élevées et ont adapté leur architecture à ces contraintes : murs plus épais, utilisation de couleurs claires, mise en place de volets occultants, matériaux plus isolants : autant d’exemples impliquant de remettre en question l’urbanisme standardisé au profit de techniques diverses et en adéquation avec les conditions de vies et les ressources locales.

En parlant d’urbanisme, il est grand temps de généraliser des pratiques d’aménagement de nos territoires en prévision du climat que l’on nous promet. Non seulement en entretenant (voire en recréant) des formes de climatisation naturelle telles que des surfaces végétalisées, des parcs, des sources d’eau. Mais aussi en réduisant l’artificialisation des sols et le tout voiture. C’est donc une remise en cause du fonctionnalisme urbain que nous imposent ces nouvelles contraintes climatiques et écologiques.

Enfin, au lieu de chercher à tout prix à rendre supportables des tâches pénibles mais économiquement rentables, n’est-il pas temps de questionner les impératifs de production intensive qui guident encore trop souvent nos sociétés ? N’est-il pas temps d’arbitrer les choses (Que climatise-t-on ? Tous les emplois sont-ils indispensables en période de canicules ? Qui profite de ce qui est produit ? Qui en subit les conséquences ?) en fonction de leur utilisé sociale et non de leur rentabilité ?

Sans cette analyse systémique des choses, la focalisation sur la clim ne sera qu’une fuite en avant et nous conduira vers des modèles d’urbanisme et de sociétés dystopiques au sein desquelles l’extérieur deviendrait tout simplement invivable.

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[1] Cité dans Pierre Veltz, Après la ville. Défis de l’urbanisation planétaire, Paris, Seuil, 2025, p. 199.

[2] Ibid.

[3] Benoît Bréville, L’air conditionné à l’assaut de la planète, Le Monde diplomatique, aout 2017.

[4] Thibault Le Textier, La main visible des marchés. Une histoire critique du marketing, Paris, La Découverte, 2022p. 277.

[5] Jacques Damade, Abatttoirs de Chicago, Paris, Éditions La Bibliothèque, 2020. p. 44.

[6] Pierre Veltz, op. cit., pp. 132-133.

[7] Benoît Bréville, art. cit.

[8] Ibidem.

[9] Pascale Nédélec, Las Vegas dans l’ombre des casinos, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 121.

[10] Bill Bryson, American Rigolos. Chroniques d’un grand pays, Paris, Payot, 2003, p. 245.

[11] Sandrine et Silvère Tajan, Dictionnaire insolite des États-Unis, Paris, Cosmopole, 2024, p. 13.

[12] Michel Bussi, Martine Drozdz, Fabrice Argounès, Nos lieux communs. Une géographie du monde contemporain, Paris, Fayard, 2024, p. 237.

[13] Thierry Paquot, La folie des hauteurs. Critique du Gratte-ciel, Gollion, Infolio Éditions, 2017, p.65.

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Sur le blog

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« L’industrie mondiale bientôt à sec ? » (Renaud Duterme)

« Le bâtiment, secteur planqué du changement climatique » (Gilles Fumey)

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