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La géographie s’est beaucoup pensée avec l’idée que les sociétés humaines étaient hiérarchisées, notamment par l’adoption de l’agriculture. On avait établi un lien direct entre la céréaliculture et la naissance des Etats alors que Charles Stépanoff recense des sociétés pastorales dans les steppes qui prélèvent un impôt les éleveurs en prélevant des peaux. Tout comme la Russie, immense Etat, s’est forgée aussi en collectant des fourrures, ainsi que le faisaient les Mongols. Voire Hawaï prélevant des tubercules ou des cochons.
Pour l’anthropologue, les sociétés sont hiérarchisées en distinguant les nobles – capables d’avoir des liens avec l’invisible, comme les esprits – des esclaves qui n’ont de lien avec le monde que sous des formes matérielles, «métaboliques» (relevant de l’énergie). Du coup, on en est amené à repenser la question de la domination. En effet, elle n’est pas le seul destin des humains, pas plus que celui des autres hominidés, puisque les chimpanzés, entre eux, pratiquent entre eux le despotisme. Alors qu’il arrive aux chasseurs-cueilleurs d’organiser le bien-être, y compris par leurs relations aux divinités.
Stépanoff cherche bien à faire converger la science et les mythes qui «co-évolueraient» comme le voit par l’anthropologie, la génétique et la botanique. Chez ceux qui pratiquent les mythes, il existe une alliance entre humains et non humains et non une défiance qui serait fatale. Une manière de remettre en cause la modernité comme le faisaient Bruno Latour et Philippe Descola.
Stépanoff essaie de comprendre pourquoi l’homme est «prédateur empathique», capable de tuer un animal avec lequel il a pourtant tissé des liens. Terminée cette modernité née au 17e siècle ! Une approche dont Descartes, Buffon et Geoffroy Saint-Hilaire sont les pères, qui justifiaient l’appropriation de la nature devenue objet, une nature soumise en vue du «progrès». Désormais, c’est plutôt la continuité avec les animaux et les esprits qui est recherchée.
Stépanoff invente ce concept d’«agentivité» comme une initiative des plantes et des animaux vis-à-vis des humains pour peu que les humains veuillent se les approprier. Ce qu’on appelait autrefois les «mauvaises herbes» ou les ravageurs qu’il voit comme «anthropophiles», l’anthropologue estime qu’on voit là, aujourd’hui, plutôt un partenariat, un «vivant en dialogue», et non Homo faber. Comme Descola, il conteste le dualisme nature/culture, remet la magie et les mythes entre humains et non-humains. Comme Bruno Latour, il pense que végétaux et animaux devraient avoir un sénat.

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Parce qu’il a travaillé en Mongolie et chez les peuples de Sibérie, Stépanoff a relié ce qu’il étudiait à la chute de l’Urss et ce que représentait cet Etat dont l’organisation sociale (salariat, monnaie, médecines…) se désagrégeait, poussant les Sibériens à nomadiser à nouveau.
Attachements donne une idée des parcours très zigzagant des Even, des Tozhu, des Tchouktche, des Nenet ou des Koriak, montant qu’il faut se méfier des lectures imposées par les historiens, telle cette bizarre «révolution néolithique» de Gordon Childe. Non, les choses ne se sont pas passées comme on les a décrites, notamment le passage de la cueillette à l’agriculture, du nomadisme à la sédentarité. Alors qu’en Amazonie et dans bien des régions du monde, nomades et sédentaires cohabitent ou alternent. Avec des pouvoirs étendus qui peuvent apparaître – comme les empires – et puis disparaître (Stépanoff cite la fin de l’Empire romain) avant de se ré-ensauvager, partiellement du moins.
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Charles Stépanoff est anthropologue, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et membre du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France. Il a notamment publié Voyager dans l'invisible (2019, 2022), Techniques chamaniques de l'imagination (2019, 2022) et L'Animal et la Mort (2021).
Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, de Charles Stépanoff, La Découverte, 632 p., 27 €, numérique 20 €.