Que pourrait-il se passer dans votre tête si vous appreniez un jour, comme le narre Antoine Wauters dans son dernier roman, que vous êtes né pendant qu’un orage frappait le vieux tilleul de votre maison voisine, «l’atteignant au cœur et le cuivrant» avant que le feu ne gagne la ferme de vos parents? Que feriez-vous de ce récit d’une bâtisse réduite en cendres en quelques heures, lorsque vous apprendriez que c’est le moment où votre mère vous met au monde? Toute une ferme, avec les animaux et ici dans le roman de Wauters, pas moins de vingt-cinq brebis et de vingt vaches qui périssent dans les flammes, laissant indemnes juste les oies, quelques bovins et le dindon.

Gaspard, votre père, aurait arpenté le pays pour chercher de quoi nourrir votre mère qui meurt de faim et parvient tout juste à vous allaiter. Recueilli à trois ans par vos oncle et tante qui vous appellent «le garçon du malheur», vous ignorez encore tout de ce qui est arrivé. Pourtant, un jour, on vous fait le récit de cette tragédie qui eut lieu dans ce recoin du monde appelé la «Haute Folie». Et alors, il vous faudra apprendre à vivre avec vos proches qui ont disparu depuis. Wauters écrit: «Je crois que certains êtres ne nous quittent pas, même quand ils meurent. […] Ils n’existent plus, or ils rôdent, parlant à travers nous, riant, rêvant nos rêves.»
Antoine Wauters, qui avait déjà écrit sur le lac el-Assad que fréquentait un vieux Syrien (Mahmoud ou la montée des eaux, 2021), revient sur la question du destin des lieux qui ont compté pour soi et dont la mémoire est enfouie dans l’inconscient. Il y répond en prenant la plume d’un narrateur (l’enfant prénommé Josef se confond, ici ou là, avec un «je») quittant la campagne, ses servitudes paysannes, devient instituteur, puis ermite.
Bachelard écrivait que «par le feu, tout change». Pour Josef, ce sera faire briller son cœur, rougir son âme pour comprendre comment les fantômes se jouent de lui. Il lui faut chercher où aller, alors qu’il ne sait pas d’où il vient. Le voici totalement déraciné, jusque dans un ermitage fréquenté, parfois, par des enfants qui sont les seules créatures auxquelles il parle.
Josef voudrait descendre dans cet espace brûlant où il hurlerait sa hantise de ne pas savoir où il est. Sans pouvoir y répondre, puisqu’il ne sait pas qui il est. Mais sa quête devient possible dans la marche. Retournant sur les lieux de l’incendie de la Haute-Folie, il a «besoin de marcher, partir, voir du pays». Wauters évoque des vallons, des clairières et des carrières, des crêtes, des bois, des rivières et des étangs, des maisons abandonnées où l’on peut dormir dans un tas de foin. Au fond, les lieux, les paysages sont les compagnons de pensée du narrateur, des parts d’un rébus qui n’en finit pas, des espaces dont Wauters dit que sa tâche est de les nommer.
Ainsi, la géographie agit comme un outil qui tisse, durant la vie des humains, la toile dont ils ont besoin pour se sentir au monde. Julien Gracq, géographe écrivain, et tant d’autres avant et après lui, n’ont cessé ce travail. Wauters le porte à incandescence dans ce puissant roman.
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À lire/écouter
Antoine Wauters, Haute-Folie, Gallimard, 2025
Haute-Folie sur Le masque et la plume
Sur le blog
«Dans les couloirs de la mort animale» (Gilles Fumey)
«Annie Ernaux, Nobel de géographie» (Manouk Borzakian)
«Tom Wolfe: un géographie qui s’ignore?» (Renaud Duterme)
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