
Les géographes au pouvoir, ou aux portes du pouvoir, c’est si rare que leur notoriété médiatique mérite un supplément d’informations. Nous avons hésité à commenter les prouesses universitaires de Jordan Bardella : on ne juge pas sur le physique, ni sur le prénom, encore moins sur les résultats scolaires, dont on sait combien ils participent aux mille et une manières d’entretenir et renforcer les inégalités sociales.
Mais puisque le jeune président du Rassemblement national (RN) a fréquenté la Faculté des Lettres de Sorbonne Université (alors appelée Paris-IV), nous évoquerons moins ses résultats que son comportement. Contrairement à ce qu’on peut croire, peu d’enseignants aiment les notes, surtout celles qui stigmatisent. Mais on peine encore à trouver mieux pour indiquer à un étudiant à quel niveau il se situe, pour l’encourager à faire mieux et couronner ses efforts en lui indiquant qu’il mérite la confiance qu’on lui a accordée en l’acceptant dans nos cours.

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Auréolé en 2014 d’un baccalauréat ES (sciences économiques) mention « très bien », obtenu à l’âge de 18 ans au lycée catholique Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle à Saint-Denis, Jordan Bardella voudrait provoquer, depuis Matignon qu’il a convoité, un « big bang de l’autorité » à l’école pour lutter « contre la dégradation éducative de la France ». La bonne vieille marotte de l’autorité – uniforme, sanctions – accompagne surtout un programme visant à soumettre l’école aux « besoins de l’économie ». Orientation précoce, développement des filières professionnelles, l’éducation selon le RN enfermerait encore plus les élèves issus des classes populaires dans des destins scolaires. Elle fermerait les portes de l’université à beaucoup de Jordan, descendants d’immigrés italiens et kabyles, surtout si leurs parents n’ont pas les moyens de les scolariser dans un établissement privé.
Licence de géographie, option jeux vidéo
Lui-même ratant le concours d’entrée à Sciences Po, en s’embrouillant les idées sur un sujet consacré à la guerre d’Algérie [1], Bardella s’inscrit, on ne sait trop pourquoi, en licence de géographie. Il valide sa première année [2] avec une moyenne de 10,5/20 au premier semestre et 12,75 au second, résultat obtenu à la session de rattrapage grâce à une option libre – que tout étudiant peut choisir, en l’occurrence l’aïkido qui le voit briller à 17,5/20. Rien de très inquiétant, on peut être un étudiant besogneux, occupé à gagner sa vie et s’y préparer autrement qu’en dissertant en géographie. D’après ses biographes, les jeux vidéo l’occupent plus que les cours. À cette époque, il propose même à des jeunes de lui donner leur adresse pour jouer avec eux.

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Le jeune Bardella ne doute pourtant pas de ses capacités. En même temps que son cursus de géographie, Jordan est inscrit en double-licence d’histoire et espagnol, qu’il abandonne en janvier. Il s’était présenté aux examens sans avoir pu suivre les cours et ses notes parlent d’elles-mêmes : moyenne à 5/20, dont 3,75/20 en « Civilisation », 2,5 en « Histoire moderne », 4 en « Littérature ». Voilà, dirait-on, un jeune confronté à ses propres limites que lui fait découvrir l’école.
La suite est autrement inquiétante. La deuxième année de licence ne donne pas de signes d’amélioration avec 5/20 de moyenne. Une telle note signifie aucun travail, aucune idée, aucune lecture. En janvier, les examens donnent une moyenne de 2,6/20, avec plusieurs 0, un 2 en « Géosphère », un 4 en « Risques et sociétés », un 5 en « Monde arabe »... Ces notes misérables sont-elles à mettre en rapport avec le fait qu’il était déjà pendant ce semestre l’assistant parlementaire du député européen Jean-François Jalkh, un journaliste d’origine libanaise, encarté à l’âge de 17 ans au Front national, alors proche des mouvements néo-nazis ? Bardella était parvenu à décrocher un contrat à mi-temps et à se faire payer 1200 euros net (alors qu’un stage à plein temps est rémunéré 508 euros).
Comment parvient-il à s’inscrire tout de même en troisième année, tout en étant candidat aux élections régionales de décembre 2015 ? Mystère. Les notes baissent encore, avec 1,8/20 de moyenne au dernier semestre. Il est invité malgré tout au rattrapage, où il doit pointer à dix oraux. De guerre lasse, il ne se présente qu’au premier, « Union européenne ». Bingo : 14/20. Le voilà lancé pour le Parlement européen. À l’âge de 20 ans, il déclare 2 765 euros de salaire brut par mois, à 22 ans 4 100 euros net mensuels. À 23 ans, il décroche la timbale de député européen : 7300 euros et avantages afférents, avec en poche un bac et aucune expérience de travail salarié.
Gageons que l’orientation précoce, l’usine et la précarité sont bonnes pour l’électorat du RN, mais pas pour ses cadres. Gageons aussi que le mépris du savoir en général et des sciences humaines en particulier – qui n’est pas propre au RN, on se souvient des pitoyables sorties de Nicolas Sarkozy et de ses lieutenants – font bon ménage avec des parcours de politiciens professionnels où les relations valent mieux que les compétences.
[1] Le Monde, 8 février 2022
[2] Nous ne citons ici que les notes publiées par la presse nationale à partir d’un article du Canard Enchaîné, 3 juillet 2024.
À lire
Pierre-Stéphane Fort, Le Grand Remplaçant. La face cachée de Jordan Bardella, Studio Fact, 2024.
Lilia Ben Hamouda, «Et si l’extrême-droit prenait le pouvoir…», Le Café pédagogique, juin 2024.
Baptiste Coulmont, «Le prénom et la mention, édition 2019», juillet 2019.
Franck Johannès, «Jordan Bardella, la tête bien lisse du Rassemblement national», Le Monde, 13 juin 2021.
À écouter
Sur la 2e chaîne de Mouv: L’invité de Quinze
Sur le blog
«Extrême-droite: le laboratoire suisse» (Manouk Borzakian)
«Géographies contre le Rassemblement national»
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