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Billet de blog 26 novembre 2024

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Dans les couloirs de la mort animale

Lorrain Voisard, jeune romancier suisse, s'embauche comme ouvrier dans un abattoir. Il y saisit la vie dans un style halluciné, sans jamais prendre parti devant les gestes qu'on lui intime de faire. Une oeuvre troublante pour ceux qui mangent de la viande comme pour ceux qui réclament la suppression de ces chambres de la mort animale. (Gilles Fumey)

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Illustration 1
Un roman saisissant qui évoque ce lieu de vie et de mort où se croisent hommes et animaux. © «Au cœur de la bête» Lausanne, Éd. d’En bas, 209 pages

Jamais autant d’images et de textes n’ont circulé sur les abattoirs, lieux cachés depuis la Révolution et l’Empire qui interdisent en 1810 l’abattage des animaux en ville. D’ailleurs, moins pour l’hygiène que pour la politique parce qu’on pense que le sang, depuis la Terreur, excite le peuple. Lorrain Voisard, romancier suisse et Faustine Noguès, dramaturge explorent ces hétérotopies pour donner corps à la viande que nous mangeons, une viande pour Noélie Vialles «désanimalisée», une viande dont Olivier Assouly se demande «qui elle est»[1]. 

Avec Lorrain Voisard, les six mois qu’il passe dans un abattoir romand pour comprendre comment on peut manger la chair des animaux, deviennent le sujet d’un premier roman remarqué par le Prix du public RTS. Un livre hanté par la souffrance des bêtes avec lesquelles «on souffre : on est là et on la vit, la mort». Loin de nos assiettes, ceux qui y travaillent acceptent d’être marginalisés par des tâches dont ils souffrent de ne pas pouvoir parler. Lorrain Voisard leur donne la parole, les confesse sur ce qu’ils pensent de cette proximité avec des bêtes qu’ils imaginent «intelligentes», qu’ils doivent pousser à la mort, violenter avec des pinces électriques, comme cette truie «dans le couloir de la mort» chez qui il croit «déceler une plus fine connaissance de ce que nous sommes pour elle et son espèce». 

Voilà donc l’intello Arthur Jolissaint qui, comme Simone Weil à l’usine, fait le choix du travail dans un bruit infernal, avec les cris des bêtes, la pestilence, le sang, la sueur, le chlore, les machines qui broient la main de ceux qui font un mauvais geste. Il converse avec des ouvriers qui racontent leurs angoisses, leur vie de tous les jours que les chefs et les machines ont façonné comme la glaise, les misères affectives, la peur au ventre de l’accident qui peut empêcher de travailler parce que «ne rien faire, c’est mortel». 

L'odeur de la peur

Il y a toujours le regard des animaux, leurs corps transi par «l’odeur de la peur» qui traverse la vie des humains comme la lame dans la chair des bêtes. Comment mettre à mort un taureau qui ne veut pas mourir? Comment passer des journées à tuer des bêtes «qui ne nous laissent pas tranquilles» se demande Voisard? Parler du foot pour oublier, du sexe, de l’amour? Comment éviter la déprime? «Le pire de cette mort, c’est que je la transmette. Et je sens que j’en suis près» se dit le narrateur qui ne veut pas se scandaliser de son corps, de celui de ses compagnons de travail devenus des «machines» comme celles que Descartes avait pensées.

Illustration 2
Lorrain Voisard, né Saint-Imier en 1987, vit en Suisse et en Catalogne © Simon de Diesbach

Voisard rejoindrait-il le latin Plutarque qui s’émerveillait devant ce qu’il appelait le courage, la raison ou le plaisir, qui permet à l’homme de tuer, puis de manger des animaux? Au fond de lui-même, a-t-il entendu Léonard de Vinci, le génie de la Renaissance dire qu’il avait «très tôt renoncé à la viande et [qu’]un jour viendra où les hommes tels que moi proscriront le meurtre des animaux comme ils proscrivent aujourd'hui le meurtre de leurs semblables»? Sans doute. Mais son combat est ailleurs. Il est celui d'une narration qui saisit les tripes et le cœur. Il se veut loin des récits d’Upton Sinclair dans La Jungle (1906) hanté par l’horreur d’une condition ouvrière indigne dans les abattoirs de Chicago, loin aussi du combat politique de Gandhi [2] qui voulait sauver les vaches des abattoirs parce qu’il est plus rentable d’entretenir les animaux jusqu’à leur mort naturelle que de les tuer. Lorrain Voisard, trentenaire comme Faustine Noguès, livre avec sa génération une oeuvre poignante que la poésie pousse au vertige. 

1.Qui est la viande ? Paris, Agora (Pocket), 2022
2. Sauver les vaches des abattoirs, Rivages, 2018.

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En fin d'émission sur France Inter, Lorrain Voisard, Etcetera, 30 novembre 2024. 

Lorrain Voisard, Au coeur de la bête, Les éditions d'en bas, 2024.

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