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Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

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Billet de blog 28 février 2025

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Japon underground

Voyager en chambre ? Pour vous qui restez envieux de l’ailleurs lointain, prêtez vos rêves à ceux qui ont voyagé, qui écrivent pour vous leurs émotions. Deux livres nous emmènent derrière le miroir du Japon attirant de plus en plus de visiteurs, lecteurs de mangas et cinéphiles, en quête d’une géographie qui réserve bien des surprises. (Gilles Fumey)

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Illustration 1

Philippe Pons qui a passé l’essentiel de sa vie à Tôkyô chronique ses rencontres entre les bornes années 1970 (où il est étudiant) et 2024 où il est retiré des obligations pressantes d’une rédaction de correspondant du Monde. D’emblée, il passe au tamis la question de la dysharmonie et des styles de vie très dissemblables entre l’Europe et le Japon, imaginant pour ses déambulations le Japon et Tôkyô comme un « scénario » (Kon Wajiro) et à l’échelle du pays, comme la «nouvelle chimère de l’Occident». Chimère ? Pourtant, Pons écrit: «Il sourd de la rue japonaise un bonheur immédiat, bonheur des sens et d’abord de l’œil». On se délecte de ses descriptions des lieux à échelle humaine qui appartiennent à une mégapole de 37 millions d’habitants. Tout en appréciant la manière avec laquelle il relie ces deux réalités.  

Tous les états d’âme qui peuvent surgir dans les promenades de l’auteur, de la passion la plus forte pour une ruelle jusqu’au sentiment de la dévastation d’un quartier, urbicide provoqué par le capitalisme qui vandalise des pans entiers de la ville. Il faut apprendre à lire ce qu’en Europe on nomme paresseusement le «chaos» urbain, alors que la ville a ses logiques urbanistiques. Telle une ville «dévorée par son passé», qui donne pourtant un sentiment d’impermanence et qui glisse vers une forme de parc d’attraction original, intra muros, les rues étant, à elles seules, pour les Occidentaux aveugles devant les kanji, comme un «spectacle». Chaque génération voit son quartier, ses lieux favoris bouleversés, remaniés. Difficile d’y accrocher sa nostalgie quand l’absence de la vieille bicoque, de l’échoppe qui étaient là vingt ans plus tôt, nous renvoie à ce que Marc Augé écrivait sur «la modernité ne produisant plus de ruines, parce qu’elle n’a pas le temps». De fait, la poussière mémorielle s’éparpille sur des «des récits de ceux et celles qui ont habité, fréquenté tel quartier, et que le hasard met sur notre chemin», mais sans plus. 

Terreur

Philippe Pons n’hésite pas à plonger dans les années de contestation qui froissent l’image consensuelle qu’on a du Japon. Il raconte le choc qu’a été pour lui en novembre 1970 le suicide théâtralisé de l’écrivain Mishima Yukio, un éventrement en direct suivi d’une décapitation, au quartier général des Forces d’autodéfense à Tôkyô. Dans ce pays où les mœurs sont très policées, les faits de terrorisme de l’Armée rouge japonaise détournant, avec des sabres, un avion de Japan Airlines sur Pyongyang, avant de commettre un attentat à Tel-Aviv (vingt-sept morts) perturbent nos idées reçues. Le terrorisme, c’était tout ce qui donne à voir un pays vivant une terrible crise, après les folles années de la Haute Croissance.

Bohème

Sur la longue durée, Tôkyô est aussi un espace-temps où l’on vit un croisement constant avec les saisons, les cerisiers dans le merveilleux parc de Ueno, le passage au sento, ces bains de quartier où les Japonais inventent une sociabilité inconnue ailleurs dans le monde. Tôkyô est une ville où l’on ne se tue pas toujours à la tâche, comme le montreraient l’armée des salarymen endormis dans les trains. Car ici, on pratique constamment l’autodérision et l’ironie dans les petits théâtres, les cafés, en laissant les religions, voire l’érotisme, être des adjuvants à cette distance entre le monde et soi, tels ces love hotels, lieux kitschissimes d’une joyeuse foire aux fantasmes. Les Tôkyoïtes brisent le formalisme en puisant dans l’émotivité et le sentimentalisme des enka au karaoké, chansons de variétés qui célèbrent l’amour, la solitude, le chagrin, la mélancolie et la joie retrouvée. Les portraits de Hibari Misora (80 millions de disques), Atsumi Kiyoshi qui incarnait Tora-san («Monsieur Tigre»), Kaikô Takeshi et ses créations théâtrales, etc., nous font descendre dans le cœur intime du pays, parfois jusqu’à l’interlope, ou dans la poésie des haïkistes de l’époque Meiji qui aime brouiller les genres au kabuki. Dans la rue, nous croisons Yasuo, journalier éreinté par la vie qui raconte avoir construit Osaka avant de rejoindre l’asile de nuit. Dans les «trappes» de la ville, Philippe Pons piste les «naufragés» et leurs terribles histoires, leur chute sociale, leur survie, évoquant Sanya, lieu maudit depuis le 17e siècle où rôdent les âmes des condamnés aux pires peines qu’un Mishima, fasciné, avait décrites. Dans les tripots, il cherche comment une civilisation aussi raffinée a pu engendrer les yakuzas, comment ces clochards ont été sollicités pour nettoyer Fukushima, comment ces deux millions de burakumin sont toujours ségrégués malgré les efforts consentis par l’État japonais. Nous  visitons Asakusa, «refuge d’insoumis, [...] îlot de liberté de mœurs, de drôleries et de plaisirs». Évoquant Yoshiwara, «contre-monde» où règnaient l’argent, les caprices, les fantasmes et le plaisir inspirant les maîtres de l’estampe, Pons raconte la destruction de Tôkyô par les Américains, puis sa renaissance «sans que la topographie ait changé», nous emmenant dans les bars, au temple Jôkanji [«des âmes abandonnées»] croiser des hautes figures libertaires du Tôkyô underground comme celles de Araki Nobuyoshi, Yoshimura Heikichi et leurs compagnons de dérive, dont «la vie fut leur seul chef d’œuvre». Avec Donald Richie, Edward Seidensticker, Pons évoque Furansu-za et ses trois cents salles de divertissement consacrées à l’effeuillage et sa scénarisation d’une «créativité effrénée». 

Illustration 2
Kabukichô, à Shinjuku Tokyo, un quartier de love hotels © https://www.romancing-japan.com/
Shinjuku

Autant que Montmartre ou Pigalle à Paris, Shinjuku évoque un monde à part. Le quartier a pris le relais de «la grande battue du désir» (Donald Richie) sans que les 4 millions de voyageurs journaliers de sa gare n’imaginent comment ce district, rasé en 1945, a pu prospérer à l’ombre de la truanderie japonaise et des bandes taïwanaises et coréennes qui défiaient les yakuzas. Le Tôkyô canaille de Kabukichô ou de Nichôme envoûte notre guide qui arpente les gargotes et les bistrots en compagnie de confrères de la presse étatsunienne, de transgenres, revenant sur toutes les figures interrogées pour son article sur les host clubs... On saura, grâce à l’anthropologue Takeyama Akiko, que ces lieux sont une facette de la «commercialisation des émotions, les clientes achetant moins un homme que du rêve». Aujourd’hui, Tôkyô en passe d’être «disneylandisée» offre des circuits by night, que l’épisode du Covid n’a pas éteint. Érotisée, puis silencieuse, la ville nocturne dévoile ses sortilèges, son envoûtant «versant obscur» avant que l’aube tire le rideau, que les scooters ronronnent à livrer les journaux, que Tôkyô entame une nouvelle ronde.

Illustration 3
Face cachée

Le temps aussi de découvrir ce que la journaliste Karyn Nishimura-Poupée dévoile de son (long) séjour au Japon, où elle est aspirée, comme un certain nombre de sa génération lectrice de mangas, par l’archipel. Son Japon, la face cachée de la perfection (Texto, rééd. 2024) en découragera plus d’un qui serait tenté par l’exil. Et pas seulement en s’en prenant aux politiques, sous la coupe d’un parti omnipotent, ou aux médias surveillés. Mais en allant à la rencontre des yakuzas qui contrôlent des territoires (nocturnes), ces syndicalistes du crime, en dénonçant les agressions sexuelles «insuffisamment dénoncées et taboues [...] qui sont une plaie au Japon, en relatant des dizaines de faits divers, y compris l’assassinat d’un premier ministre, Shinzo Abe, elle donne une première mesure de ce que nos discours lénifiants ont de mensonger. Ceux qui ont eu affaire à la justice nipponne déplorent les modes d’enquête douteux, des avocats souvent impuissants devant des procureurs impitoyables, des situations cauchemardesques chez les couples binationaux, l’absence de débat sur la peine capitale menaçant des prévenus parfois innocentés in extremis. 

Quant aux relations sociales, Karyn Nishima-Poupée insiste sur le fait qu’il vaut mieux «rester à sa place» et qu’exprimer son individualité n’est pas apprécié. Certes, la société est encadrée et «fonctionne», «l’harmonie collective» est sauve, sans qu’on sache à quel prix, tant les manifestations sont contrôlées. Serait-ce une «société patriarcale rétive au changement» ? Toutes les hypothèses sont évoquées sur la dénatalité, mais les conditions de travail sont telles qu’elles poussent au renoncement, à la détresse, surtout chez les femmes, notamment pendant et après la crise du Covid. Karyn Nishimura-Poupée ne mâche pas ses mots sur les violences faites aux femmes et aux minorités, l’éducation qui «maltraite» les enseignants, le harcèlement «jamais résolu», la pauvreté cachée, les enfants placés en institutions, le vieillissement «entre pessimisme et inventivité», la dépopulation, le travail jusqu’à 80 ans, la gérontocratie, l’immigration des riches expatriés comme des demandeurs d’asile venus du Kurdistan, de Birmanie, d’Iran ou de Syrie, eux fortement discriminés, ce qu’elle appelle «l’esclavage moderne» avec des vies qui tournent au cauchemar, voire au drame pour Wishma Sandamali, étudiante sri-lankaise, morte à 33 ans dans des conditions ignobles dénoncées par des experts des Nations unies... De fait, le Japon a un rapport au monde extérieur très particulier mais ce pays «vaut qu’on le connaisse», sans rien lâcher de nos aveuglements. 

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