Terra Madre 2024 (2) : Slow Food se met en colère ?
Sur la gigantesque friche industrielle devenue Parco Dora, les Slowfoodiens de 120 pays se retrouvent pour œuvrer à un nouveau modèle alimentaire. Ce vendredi, chaque délégation vise à surprendre les visiteurs et nourrir leur esprit de curiosité et de révolte contre un modèle alimentaire défaillant. (Gilles Fumey)
Lorsque Michelin, l’une des firmes installées sur les rives de la Dora collées au centre de Turin, lâche le site, la basse vallée revient à sa destination végétale initiale, tout en conservant les infrastructures comme témoins de cette furia industrielle de Turin fin 19e siècle. Les 35 hectares de friches sont reconquises par la végétation qui monte à l’assaut des poutres en fonte, dans le cadre du projet «Torino, Città d’Acqua» (Turin, ville d’eau). C’est là que Terra Madre de Slow Food invente le futur de l’alimentation.
Très vite, on est confronté à la politique dans ses versions les plus diverses. On découvre l’Arabie Saoudite qui revient à Turin après plusieurs années d’absence. Un pays qui compte des militants mobilisés pour sauver des races de chameaux, des variétés de fruits de plus en plus rares comme la banane Raida. Pour limiter les importations, les activistes soutiennent aussi des producteurs de café dans quatre régions saoudiennes où le café à la cardamome avec des dattes est l’un des goûts régionaux les plus appréciés. Et à Turin, on a pu découvrir le summum de la pâtisserie kleja de al-Qassim sur le stand.
La politique, c’est souvent la guerre. Celle qui, en Ukraine, a conduit des fromagers à émigrer pour sauver leur savoir-faire. Catherine Pryhodko, ukrainienne et Eros Scarafoni (de la région des Marches) ont créé de nouveaux fromages primés à Slow Cheese 2023, qui constituent le relais avec les communautés paysannes restées dans le pays. Un projet Jeunesse & Alimentation dans le Piémont et en Sicile veut faciliter l’inclusion de 60 jeunes migrants mineurs non accompagnés avec l’alimentation comme vecteur d’intégration. Sénégalais, Maliens, Béninois, Bengalis ont retrouvé leur dignité, grâce à des médiations multiples de municipalités, coopératives et entreprises sociales.
Nourritures queers
Audace sociale ? Un forum Nourriture queer s’est tenu pour mettre en avant les réactions politisées contre les minorités sexuelles et de genre. Le groupe se réunit depuis deux ans pour construire un espace inclusif et accueillant chez les agriculteurs menacés (ou non) dans plusieurs pays. Un autre forum de jeunes Slowfoodiens italiens cible les combats contre le tourisme de masse et ses impacts sur les écosystèmes marins et d’eau douce, en listant les liens entre restaurateurs, pêcheurs et industriels du commerce massifié.
Non loin de là, les Français mettent en avant la trilogie paysanne Pains vins et fromages, trois produits fermentés qui sont des emblèmes de la France à l’étranger. Nicolas Floret des Fromages naturels de France a apporté cette année le Bleu du Queyras, élu sentinelle Slow Food, un fromage rare des Hautes-Alpes sauvé de la disparition pure et simple. Le fromage est marié lors des ateliers du goût à un Jurançon bio du domaine Nigri. Bartolo Calderone, boulanger d’origine italienne installé à Bordeaux et créateur de Slow Bread avec le réseau de Slow Food en France a pétri spécialement des pains avec des farines anciennes moulues sur la pierre et fermentées au levain.
Quand l'Italien Bartolo Calderone veut réenchanter le pain français
Arrivé en post-doc de littérature (sur Pétrarque) en 2011, Bartolo vient au pain par la poésie de Marguerite Yourcenar qui fait basculer sa vie dans un... pétrin. Un vrai pétrin de boulanger qu’il apprivoise à l’école de panification naturelle (EPPPN) à Bordeaux. En 2019, il monte sa propre école. Pourquoi un Italien nous donnerait des leçons sur la fabrication du pain? «La perte de bon pain documentée par Steven Kaplan me désole alors même que l’image de la baguette à l’étranger continue de monter. Mon idée est de créer un réseau Slow Food pour mettre ensemble tous les acteurs de la filière (blé, farine, pain) et faire le constat que les consommateurs sont aveugles dans une boulangerie, ne connaissent pas ce qu’ils achètent. Comment stimuler une prise de conscience sur les pratiques de fabrication d’un pain bon, propre et juste? Comment défendre les différentes identités et traditions du pain, en éduquant le grand public à la découverte d’un pain sans additif, reflet des valeurs de Slow Food?» Bartolo se désole de cette perte de contrôle.
À Terra Madre, Bartolo anime des ateliers sur la découverte de la panification, des consommations comme celle qu’affectionnent les Italiens avec l’huile d’olive. Le mariage avec le fromage et le vin sont une autre préoccupation pour parvenir à mettre en valeur cette trilogie française, venue du fond des âges paysans. Ici à Turin, le pain a été pétri et cuit sur place et littéralement pillé par les visiteurs de Slow Food qui le croient... français, alors qu’il sort des mains et de l’imagination d’un Italien!
Coup de barre à l’international, cette fois. On entre dans le dur : les multinationales affament la planète. Marion Nestle, professeure de nutrition, d'études alimentaires et de santé publique à l'université de New York, place d’emblée la surcommation de la viande comme facteur numéro en matière de mauvaise santé humaine et environnementale. Contrairement aux idées de S. Brunel, pour elle, le maïs porte une grosse responsabilité à cette débauche carnée du fait que la majeure partie de cette céréale est destinée à l’alimentation animale. Des produits faciles à cuisiner et, surtout, peu chers. On arrive à un système alimentaire aux États-Unis dominé par seulement quatre entreprises (deux US, une chinoise et une brésilienne) à l’origine de 80% de la production !) Comment ébranler ce modèle dominant et créer une alternative durable basée sur la coopération ?
Pour Sabrina Giannini (Italie), journaliste, le modèle alimentaire méditerranéen est un «échec, parce que le système favorise les géants de la production (dans la volaille, par exemple)». Les gouvernements se contrefichent de la nutrition et de l’agroécologie. La solution ? Il faut que les consommateurs réagissent. Elizabeth Atieno Opolo (Kenya), militante pour l'alimentation et porte-parole de Greenpeace Afrique, «le système colonial perdure : on produit pour l’exportation et on importe la viande et les surplus des pays riches». Elle, aussi, en appelle à l’action. Le journaliste Michael Moss (États-Unis), auteur de Salt, Sugar, Fat and Hooked : Food, Free Will, and How the Food Giants Exploit Our Addictions revient sur les origines des nourritures «cheap». Des multinationales inventent des lunchboxes (photo) pour les enfants qui sont à disposition des familles négligeant la cuisine pour leur progéniture. On peut rapprocher cette politique marketing de l’invasion des céréales du petit-déjeuner en Europe dans les années 1970-1980 à l'origine de la montée du surpoids dans ces classes d'âge.
La bataille n’est pas gagnée, mais les esprits à Turin et dans le monde en éveil restent sur ce système à renverser. À l'instar de son fondateur Carlo Petrini, Slow Food entend la colère des consommateurs avertis.