
ÀBerlin, les controverses décoloniales vont bon train. Depuis plus de trente ans, l'association Decolonize Berlin tance la municipalité pour changer un odonyme (nom de rue) qui était jugé «problématique pour de nombreuses personnes noires». Samedi 23 août 2025, une grande fête a inauguré le changement de nom décidé par la mairie de Mitte, un arrondissement de Berlin en 2020 mais contesté en justice par une initiative citoyenne Pro Mohrenstrasse. Il faut dire que la biographie du nouvel élu est exceptionnelle.
Anton Wilhelm Amo né vers 1703 sur la Côte de l’Or (actuel Ghana), réduit en esclavage et à la différence de son frère déporté au Surinam, est envoyé à Amsterdam à l’âge de 4 ans où il est «donné» au duc Anton Ulrich, régnant alors sur une principauté du Saint-Empire romain germanique. Destiné à être «Kammermohr» (domestique? page?), il est «germanisé» par un nouveau prénom, fait de très brillantes études. Polyglotte (sept langues, dont le français), formé à la médecine, au droit, à la théologie, il choisit la philosophie pour sa deuxième thèse (Sur l’apathie de l’esprit humain), qu’il soutient à Wittenberg, stipulant que le corps, et non l’esprit, est le siège des sensations.

Personne - encore qu'Ottmar Ette (ci-dessous) pense le contraire - ne sait vraiment s’il a été victime de racisme, même si vers 1730, les Lumières portent l’émancipation et la liberté dans leurs combats. Amo enseigne dans la même université que Leibniz à Halle, et Hegel à Iéna. Il rédige une thèse de droit sur la condition des Noirs en Afrique, notamment les esclaves. A l’âge de 48 ans, il décide de revenir en Afrique sans qu’il s’en explique vraiment et on ne sait pas vraiment comment il a vécu les trois dernières années qui suivirent. Oublié pendant deux siècles, il a été statufié à l’université de Halle-Wittenberg où l’ancien régime communiste de la RDA a tenté de le récupérer pour diffuser le socialisme en Afrique.
Nous avons demandé à Ottmar Ette, universitaire berlinois, auteur d’un premier roman, Mein Name sei Amo (Kadmos, non traduit) de nous dire qui est ce philosophe inconnu en France qui, pourtant, a défendu des thèses qui ont enrichi les Lumières européennes. Du reste, la France méconnaît aussi le premier géographe moderne, Alexandre de Humboldt, naturaliste berlinois qui a passé le tiers de sa vie à Paris, a légué des milliers de plantes amazoniennes au Muséum d’histoire naturelle, et qui fut blacklisté par la guerre franco-prussienne de 1870, la IIIe République anti-allemande rayant toute mémoire d’Outre-Rhin: Bach, Goethe, Hegel, Humboldt devenaient des indésirables pestiférés en France. On gomma ainsi les odonymes de la mémoire des citadins.
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Gilles Fumey: Que pensez-vous de cette initiative de changement d’odonyme?
Ottmar Ette: Après un long silence autour de la personnalité d’exception d’Anton Wilhelm Amo, un silence qui se perpétue dans la philosophie en Allemagne, Amo est, enfin, de retour. Mon roman essaie de donner une image complexe d’un penseur courageux qui essaie de s’adapter aux conditions de son temps.
G.F.: Comment Anton Wilhelm Amo a-t-il pu être reconnu et intégré en Allemagne? Est-ce seulement l’éducation qu’il a reçue de ses protecteurs?
O.E. : Dans un monde où le racisme était très prégnant durant la première moitié du 18e siècle en Allemagne et un peu partout en Europe, Amo s’est intégré en trouvant un langage pour exprimer son expérience personnelle dans un discours pleinement philosophique. Mon roman essaie de rendre compte de ce long apprentissage à exprimer la figure de l’Autre dans le discours du même. Je l’ai imaginé depuis la perspective d’un petit chien qui, tout comme le chien de Schopenhauer, accompagne le philosophe et se transforme en philosophe lui-même.
G.F.: En quoi Anton Wilhelm Amo est-il une figure des mouvements décoloniaux actuels?
O.E: Il est sûr qu’Anton Wilhelm Amo a dû affronter des préjugés racistes tout azimuth au beau milieu desquels il a développé, avec une créativité tout à fait étonnante, des stratégies capables de glisser des valeurs décolonisatrices qui lui ont valu l’amitié de certains personnages et l’inimitié de la plupart de ses collègues à l’université. Les différentes voix narratrices racontent avec humour ce long apprentissage au cours duquel il parvient à une pensée décolonisatrice tout en gardant des convictions européocentriques.
G.F: Vous êtes universitaire, scientifique. Pourquoi avez-vous choisi de faire connaître Amo en utilisant la forme romanesque?
O.E.: Mon roman développe la personnalité fascinante d’Anton Wilhelm Amo à partir d’une multiplicité de perspectives tout en montrant les faiblesses d’un être humain au beau milieu de ses concitoyens européens. Entre les formes et les normes d’un roman historique et d’une étude psychologique, entre la satire savante ou la satire des savants et le thriller, donc le roman policier, on assiste au long processus de formation d’un personnage exposé aux cauchemars. En outre, il a vécu l’expérience traumatisante qu’est la perte de sa famille, surtout de sa mère et de l’Afrique. Avec une force toujours renaissante pour lutter contre son destin d’ancien esclave en Europe.
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Pour en savoir plus dans les livres en français:
Antoine Guillaume Amo (Anton Wilhelm Amo), Traité de l'art de philosophier avec précision et sans fioritures, suivi de De l'absence de sensation dans l'esprit humain, L'Harmattan, 2013.
Daniel Dauvois, Anton Wilhelm Amo, Une philosophie de l'implicite, Présence africaine, 2020.
Driss Gharmoul, Anton Wilhelm Amo : lumière noire. Pour un universalisme réconcilié, L'Harmattan, 2021.
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Sur le blog
«Main basse sur les toponymes» (Gilles Fumey)
«La France mise en coupe réglée par le GPS ?» (Gilles Fumey)
«Sexiste, la ville?» (Renaud Duterme)
«Viriles toponymies» (Manouk Borzakian)
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