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Billet de blog 29 octobre 2023

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El Niño, clim’ planétaire devenue bombe à retardement

La Terre est devenue « terra incognita » climatique. L’actuel épisode d’El Niño annonce des catastrophes qui peuvent, en chaîne, impacter l’ensemble du monde. (Gilles Fumey)

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Fin du printemps 2023 : la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) annonce le retour d’El Niño. Nous ne sommes plus dans un monde inconnu à cause de la géopolitique russo-ukrainienne et de la guerre israélo-palestinienne. Nous plongeons dans une nouvelle étape au cours de laquelle sur une planète, les températures ayant augmenté de 0,4°C avec El Niño pendant les six derniers mois, la planète va vivre un épisode qu’elle n’a pas connu depuis quatre à cinq millions d’années : elle va se réchauffer au-delà des +1, 5°C. En gardant l’idée que brûler des énergies fossiles, déforester, artificialiser les sols et les zones humides, saturer les océans en C02, c’est tout cela qui est à l’origine de l’année 2023 la plus chaude jamais connue.

Neuf processus terrestres ont été décrits dans Vortex. Faire face à l’Anthropocène[1]pour montrer l’habitabilité de la Terre : climat, biodiversité, cycle de l’eau douce, cycle de l’azote et du phosphore, équilibre chimique des océans, couche d’ozone, utilisation des sols, aérosols atmosphériques, pollutions chimiques. Aujourd’hui, l’humanité a dépassé six de ces neuf limites. C’est dire combien la planète penche vers la rupture.

Avec la clim’ planétaire qu’est El Niño, on peut remonter dans l’histoire : car El Niño a contribué à la chute des civilisations antiques, à la colonisation européenne sur les autres pays du monde, produit – en partie – les inégalités actuelles. El Niño a accéléré l’histoire. « Capitaine des quatre cavaliers de l’Apocalypse – conquêtes, famines, pandémies et guerre –, il dévaste les récoltes par les sécheresses ou inondations, pourrissant souvent la vie de millions de personnes… Jusqu’à mener à l’effondrement de civilisations ».[2] Aujourd’hui, El Niño va aggraver les crises agricoles, énergétiques, migratoires, faire monter les extrêmes, le tout percutant l’Europe de plein fouet.

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El Niño et La Niña sont des courants marins : chaud pour le premier, froid pour le second. © Getty
Le Pacifique, climatiseur planétaire déréglé

Réserve de froid de la climatisation planétaire, l’océan Pacifique est le théâtre d’un jeu de deux influences contraires El Niño et La Niña, le premier apportant la chaleur, la seconde le froid lors de cycles de périodicité allant de deux à sept ans. Ils interfèrent avec d’autres phénomènes climatiques aux effets locaux très variables : sécheresses, inondations, tempêtes dans la zone tropicale atteinte par des vagues de chaleur, à l’origine de mégafeux, de l’accélération du cycle de l’eau (plus il fait chaud, plus il y a d’évaporation), rendant plus violents les cyclones et les typhons. El Niño désintègre la chaîne trophique au large du Pérou, un drame qui affame les pêcheurs dans cette zone habituellement la plus poissonneuse du monde. A l’échelle mondiale, les économistes ont chiffré à 3 400 milliards de dollars le coût prévisionnel de l’épisode El Niño en cours.

El Niño a été « découvert » par Gilbert Walker constatant que la mousson d’été peut être stoppée. Une saison humide fondamentale pour plus de la moitié de l’humanité vivant en Asie du Sud. Une sécheresse qui a affecté l’Inde (1899-1901) a provoqué la mort d’au moins dix millions de personnes. Jacob Bjerknes perfectionne la compréhension de l’oscillation sur le Pacifique. 1982-1983 furent des catastrophes dans les Andes et en Afrique. D’autres épisodes ont ravagé les coraux, impacté l’Amazonie et l’Indonésie.

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Famine de Madras 1877. © Willoughby Wallace Hooper.
La famine, arme coloniale

Sous ce titre un peu provocateur, Testot et Valantin racontent trois épisodes majeurs à la fin du 19e siècle qui ont provoqué la mort de 30 à 60 millions de personnes en Inde et en Chine. Ils sont documentés par l’excellent livre de Mike Davis (1946-2022), Génocides tropicaux[3], dans lequel le géographe américain démonte une thèse implacable : le climat détraqué par El Niño n’est pas responsable des destructions, mais ce sont bien les puissances coloniales aveuglées par la cupidité qui ont causé ces dégâts. Vraiment ? Pour lui, l’Europe déstabilise les pays déjà affectés par le climat : il cite le cas de l’arrêt des crues du Nil causées par El Niño entraînant l’Égypte dans la famine qui est exploité par les Britanniques, tout comme les sécheresses en Inde et en Chine qui poussent les colonisateurs à forcer les Chinois et les Indiens à intégrer le marché mondial alors que les structures agricoles n’ont pas changé. Davis compare ces épisodes El Niño avec ceux arrivés au siècle précédent où les Empires moghol (Inde) et Quing (Chine) institutionnellement solides avaient stocké dans des greniers créés pour lutter contre les sécheresses, l’équivalent de deux ans de réserves distribuées gratuitement ou à des prix fixes.

Les sécheresses n’entraînent pas nécessairement les famines. Naomi Klein a théorisé la « stratégie du choc » qui est une politique libérale déstructurant les sociétés, un choc souvent aggravé par un épisode climatique. Les colonisateurs ont sciemment « combattu les tentatives d’organiser l’assistanat sous prétexte qu’elles entravent le libre marché […] condamnant des millions de victimes ». Lord Lytton, vice-roi des Indes, a raconté avoir préparé un grand festin pour l’investiture de Victoria : « 68 000 dignitaires britanniques et élites locales festoient pendant trois jours alors que se déchaîne l’une des pires famines de l’histoire de l’Inde ».

On sait désormais que El Niño a contribué à des épisodes dramatiques de l’histoire. A-t-il aidé Pizarro à conquérir l’Empire inca en 1532 ? En Turquie, en Russie, des épisodes apocalyptiques comme la guerre de Trente Ans (1618-1648) ou l’invasion mandchoue en Chine (1644) ne seraient-ils pas, a montré Geoffrey Parker[4], dus à El Niño ? Même question pour théoriser les guerres des années 1810 en Russie alors que La Niña entraîne un froid dont Napoléon ignore l’impact sur les 424 000 hommes de la Grande Armée, un épisode qui s’est reproduit à Stalingrad dans l’hiver 1941-1942. Testot et Valantin se posent la question d’un El Niño moteur d’effondrements durant les 11 700 années de l’Holocène. En Grèce, Mésopotamie, Irlande, Chine, Afrique…, l’archéologue étatsunien Eric Cline voit un manque de solidarité entre États être à l’origine de nombres de royaumes.

En 2015, l’Australie et l’Indonésie suffoquent, voient 2,6 millions d’hectares partir en fumée dont une partie vont bénéficier aux planteurs de palmiers à huile. Et dans les mois qui suivent, le sud des Etats-Unis, les pays andins et du Cône Sud sont victimes d’inondations catastrophiques. Au Brésil, en Inde, au Bengladesh et en Afrique subsaharienne, les épisodes de choléra, de paludisme et de chikungunya, le retour de pathogènes comme la dengue se multiplient à nouveau.

Valantin pose les bases d’un rapport entre les événements géopolitiques de ces années 2021-2023 et le climat qui s’est réchauffé en Inde et au Pakistan où le 1,4 milliard d’habitants ont fait face à une vague de chaleur atteignant 50°C, limite biologique de l’endurance humaine. Les sécheresses aux Etats-Unis de 2022 et 2023 provoquent l’inflation sur les marchés mondiaux, et des émeutes de la faim en Irak, en Iran, au Pakistan, au Pérou et au Chili à partir d’avril 2022.

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Vue aérienne du Grand barrage de la Renaissance, en avril 2017. Ce barrage promet de fournir de l'électricité à l'ensemble de sa population et de soutenir le développement économique du pays. Cet ouvrage construit sur le principal affluent du Nil va entraîne une crise de l'eau dévastatrice en Égypte et des conséquences environnementales irréversibles. © Studio Pietrangeli - Licence : DR

El Niño pourrait provoquer jusqu’à la fin de son épisode en 2027 une hausse des précipitations en Afrique de l’Est et des sécheresses à l’ouest du continent ainsi qu’en Afrique australe. Du Soudan à la Mauritanie, ils seront des millions à être impactés sur des territoires où la Russie est en train de s’implanter. Comment nourrir les 34 millions de têtes de bétail du Sahel lorsque les agriculteurs manquent d’eau ? Que feront les mouvements djihadistes de la jeunesse (la moitié des Burkinabés a moins de 15 ans) qui cherchent une issue à un avenir bloqué ? Valantin pose la question de la « fin de la Mésopotamie » avec la Turquie qui retient les eaux du Tigre et précarise encore plus la Syrie et l’Irak situés en aval. A l’ouest, sur le Nil Bleu, le barrage éthiopien de la Renaissance réduit les volumes d’eau pour l’Égypte, va assécher le delta où la ville du Caire est toujours en croissance démographique. Les migrations vers l’Europe pourraient s’accroître, avec depuis le Sahel des risques d’infiltration par des agents dormants des réseaux djihadistes et islamistes.

En Europe, la coupure du gaz entre la Russie et l’Allemagne a fait entrer Berlin en récession alors qu’une sécheresse inédite a touché tout le continent. Si l’hiver 2023-2024 est chaud, on manquera d’eau l’an prochain. S’il est froid, la demande en énergie va faire exploser les cours. L’Europe est devenue dépendante du gaz étatsunien, une énergie très dépendante de l’eau nécessaire à la fracturation au moment où la sécheresse s’intensifie sur le continent américain. Pour Valantin, « l’Europe est clairement en danger ». Les conflits de l’eau en France ne sont qu’une préfiguration des crises agro-politiques à venir, sans oublier les crises énergétiques liées à l’abondance d’eau pour refroidir les centrales nucléaires.

El Niño va-t-il allumer une guerre entre les deux empires étatsunien et chinois ? Les Etats-Unis sont très affectés par la crise climatique. Environ 200 000 Mexicains parviennent à s’installer sur le territoire étatsunien chaque mois, du fait d’une dégradation du climat en Amérique centrale. Le Texas a ainsi gagné 10 millions d’habitants entre 2000 et 2020. Le débat politique s’aggrave avec un Donald Trump aux abois devant la justice. La filière pétrolière et gazière est menacée par les incendies qui touchent aussi le Canada.  Le lien entre les méga-sécheresse et les politiques de guerre est facile à nouer.

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La pollution atmosphérique en Chine tue plus de 4000 personnes par jour. © AP PHOTO/ANDY WONG

L’ « airpocalypse chinoise » pour Jean-Michel Valantin ne fait pas de doute : 340 000 centrales thermiques au charbon alimentent les trois-quarts de l’électricité consommée en Chine. La pollution des villes s’est accrue aussi du fait de la fonte de la banquise arctique qui bloque « la ventilation naturelle du nord de la Chine, zone la plus industrialisée ». Xi achète du gaz à Poutine pour limiter les effets de la pollution au charbon. Menacée par El Niño, la sécurité alimentaire en Chine est l’objet d’importations massives de produits agricoles de Russie (blé), d’Ukraine (maïs), d’Europe et du Brésil (visite de Lula à Pékin en 2023), mais aussi d’achats de terre à l’étranger, voire de nouvelles zones de pêche.

Et l’océan ? D’immenses bancs de poissons et d’animaux marins ont échoué l’été 2023 du fait du réchauffement des mers. Des milliers de kilomètres carrés de zones littorales sont mortes dans le golfe du Mexique comme en Arabie, en Thaïlande et en mer de Chine. La Chine a modernisé sa flotte de pêche : 300 navires sillonnent les océans et capturent le quart des réserves mondiales de poissons. Un nouveau Léviathan est né.

D’autres solutions font rêver les géoingénieurs tentés par des injections de soufre dans l’atmosphère, l’installation de miroirs spatiaux qui intéressent le GIEC, les administrations étatsunienne et chinoise lançant de coûteux programmes de recherche. C’est dire la ligne de crête sur laquelle nous dansons en ce moment.


[1] L. Testot et N. Wallenhorst, Vortex. Faire face à l’Anthropocène, Paris, Payot, 2023.

[2] L. Testot et J.-M. Valantin, El Niño, histoire et géopolitique d’une bombe climatique, Ed. Nouveau Monde, 2023.

[3] La Découverte, en poche 2006

[4] G. Parker, Global Crisis. War, Climate Change and Catastrophe in the Seventeenth Century, New Haven/Londres, Yale University Press, 2011.


Sur le blog

«Vortex: comment soigner son écoanxiété?» (Gilles Fumey)

«Comment vivre sur un radiateur quand le climat s'emballe?» (Gilles Fumey)

«Chaud et froid sur la planète» (Gilles Fumey)

"Le Gulf Stream nous joue des tours" (Gilles Fumey)

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