Après la tuerie du Bataclan (2015), les rescapés s’imaginaient que leur dessinateur préféré, « Charb », l’une des victimes, regardait « de là haut » la manifestation monstre du dimanche qui suivit l’attentat. De là haut ? D’où ? Question posée par des athées qui ne croient pas au ciel mais construisent un lieu où sont leurs morts. Tentons une géographie de l’Au-delà. (Gilles Fumey)
On ne saura pas si le vieillissement de la population est à l’origine du fleurissement des recherches sur la mort. À moins que ce soit l’envers de cette réalité qu’on cache à l’hôpital et qu’on veut anéantir dans les feux crématoires. En tout cas, la saison d’automne donne une pluie d’essais. En haut de la pile, la philosophe Vinciane Despret qui parle de la mort à partir de ce qu’en disent les vivants. Dans « Au bonheur des morts. Récits de ceux qui résistent », elle écoute ce que racontent ceux à qui on enjoint de « faire le deuil ». Comment les vivants explorent le monde avec les défunts qui les aident, depuis l’au-delà, à explorer de nouvelles manières de vivre.
La mort, autrefois omniprésente, a été célébrée collectivement à travers des rites qui visaient à accompagner le défunt dans l’au-delà. Aujourd’hui, il est devenu commun d’y voir dans la mort le tabou ultime de la modernité. Pourtant dans un monde où l’on vit de plus en plus vieux, c’est peut-être plutôt notre rapport à la fin de l’existence qui est en train d’évoluer.
La mort, autrefois omniprésente, a été célébrée collectivement avec des rites accompagnant le défunt dans l’au-delà. Aujourd’hui, la mort semble être le tabou ultime de la modernité. Pourtant dans un monde où l’on vit de plus en plus vieux, c’est peut-être plutôt notre rapport à la fin de l’existence qui est en train d’évoluer.
Discrets, les morts avaient perdu depuis quelque temps toute visibilité. Vinciane Despret explique[1] que « les morts sont à nouveau plus actifs. Ils viennent parfois réclamer, plus fréquemment proposer leur aide, soutenir ou consoler… Ils le font avec tendresse, souvent avec humour ». Elle insiste : « On dit trop rarement à quel point certains morts peuvent nous rendre heureux ! » Elle-même raconte avoir perdu sa petite sœur, mère de jeunes enfants, et s’être posée la question : « Que peut-on faire que nos défunts n’ont pas eu le temps d’accomplir ? »
Vinciane Despret a travaillé sur ce que dit la mort aux Mexicains, aux Malgaches, puis à nos proches en Europe, surprise de voir combien notre conception de la mort impose de « faire son deuil » et d’effacer le souvenir des disparus.[2] Une approche qui date d’Auguste Comte et de la laïcisation de la société, à laquelle Freud a contribué en assimilant le deuil à la mélancolie. Une conception liée aussi à la Grande Guerre très meurtrière, imposant aux survivants de réinvestir leur libido dans de nouveaux projets. D’autres conceptions vont de l’oubli le plus total à la proximité la plus grande où les rêves, les actions les plus banales sont exécutées en relation aux morts qui « aident », « conseillent ». On active la présence des défunts par des objets.
Dans Je vous écris (1993), Annie Duperey explique : « Les morts demandent à être aidés et à nous accompagner ». Aussi curieuse que puisse paraître cette idée, Vinciane Despret note que certains vivants l’expérimentent lorsque, par exemple, certains défunts demandent qu’on se souvienne d’eux. Dans les séries américaines, les revenants ne demandent-ils pas réparation ? Pour elle, la psyché a des vertus autoréparatrices, les morts manifestant du souci à l’égard des vivants.
Et la géographie ? Pour le philosophe Etienne Souriau, elle impose que les disparus soient « installés ». Par un hommage qui instaure la manière dont ils continuent à exister. Accorder une place, désigner un lieu physique comme un parc, la mer, un jardin, voire symbolique (le ciel pour Charb).
La barrière entre les morts et les vivants est-elle en train de s’estomper ? Que ce soient avec des films (Le Sixième Sens), des séries (Six Feet Under, Cold Case), des livres (Présence des morts, d’Emmanuel Berl), les morts sont plus présents, pour Cécile Peltier (Sciences humaines, déjà cité). L’anthropologie a mis en avant d’autres conceptions de la vie et de la mort et « assoupli notre manière de penser la mort » selon Vinciane Despret. Les sciences de la Terre ont montré combien la catastrophe environnementale a cassé notre croyance dans le progrès, changé notre regard sur le passé et poussé à abandonner le matérialisme et la rationalité.
Les morts sont des géographes
Le philosophe Thibault De Meyer revient sur la question de la place des morts. Pour lui, les défunts « font de la place au sens où ils dessinent de nouveaux territoires »[3]. Les questions posées par les disparus aux vivants sont géographiques : situer des lieux, inventer des places. À la lettre, « les morts sont des géographes. Ils dessinent d’autres routes, d’autres chemins, d’autres frontières, d’autres espaces ». Vinciane Despret travaille sur « l’inventivité des morts et des vivants dans leurs relations, avec cette difficulté que les vivants ont tendance à se laisser convaincre de s’octroyer le crédit de cette inventivité ». Elle suit les vivants et les morts dans ce qui les tient ensemble, considérant les morts « comme engagés dans des processus de transformation conjointe avec le vivant »[4].
Petite parenthèse historique avec Jean-Claude Schmitt, l’historien qui met au jour le théâtre d’une explosion démographique des revenants du 12e siècle en Europe. Pour une raison simple : l’essor du culte des morts, tributaire de l’invention du Purgatoire, de la pratique des prières pour les défunts[5]. « Le milieu favorise le retour des morts »[6] ainsi que Jacques Le Goff nommait une « révolution de la géographie de l’Au-delà ». L’anthropologue Daniel Fabre va jusqu’à parler de « convertisseur universel » que sont les messes pour aider les défunts.
Plus avant encore, le besoin de communiquer avec les morts est réactivé par les guerres, notamment à partir de 1914. Jay Winter[7] a travaillé sur les techniques comme le télégraphe, le téléphone, le phonographe qui ont rendu possible l’idée qu’on peut mettre deux mondes en contact. Les spectro-géographes Julian Hollway et James Kneale demandent qu’on reconnaisse aux objets leur potentiel pour orchestrer de nouvelles manières de penser.[8] Vinciane Despret va plus loin qu’eux, car les inventions, dit-elle, vont jusqu’à modifier les sensibilités, nourrissant d’autres formes de disponibilité, engageant à cultiver d’autres rapports avec soi-même, à sentir des présences. Les sciences sociales perçoivent ce retour : montée de l’irrationnalité, refoulement ou déni de la mort au niveau collectif, pertes de repères…
Shizuto répond : « Être souvenus ». Ce qui signifie un appel à la commémoration. Se souvenir est un acte de création, c’est-à-dire fabuler, légender (Deleuze), fabriquer, autrement dit : instaurer. La langue anglaise amplifie avec remember voulant dire « se souvenir » mais aussi « recomposer, re-membrer »[9]. Dans les séries évoquées plus haut, les morts s’obstinent à rester parce qu’ils attendent quelque chose des vivants. Et lorsqu’une enquête est close, les morts sont apaisés, ils disparaissent une fois leur assassin arrêté. « Justice leur est rendue ». L’hommage est alors possible. On peut amplifier l’existence des défunts qui y gagnent en réalité. « On recompose le disparu pour pouvoir composer avec lui ». « Sa présence dans le monde aura fait une différence ». Est-ce le moment d’évoquer les fantômes, comme Derrida le proposait et même si les géographes J. Holloway et J. Kneale cités plus haut, les réduisent souvent à des spectres, « réfugiés dans une intériorité craintive » pour Tobie Nathan. La géographe Emilie Cameron propose de penser l’enrôlement dont les fantômes font l’objet, songeant qu’ils sont là pour masquer une injustice qui perdure et renvoie au passé. « Le spectral est un trope mortifère qui en vient à effacer les corps et les voix de ceux qui continuent à vivre, à payer les conséquences des injustices passées ».[10]
Vinciane Despret se demande dans la prolongation d’une œuvre humaine, s’il n’y a pas une forme de « générosité des morts ». Elle donne des récits d’un capitaine qui est à l’origine d’un rêve. Sa fille rédigera un livre car elle a obtenu du défunt l’autorisation d’utiliser des fragments de ses mémoires. Pour elle, les morts prennent souvent soin des vivants par personne interposée. Ils font circuler des messages qui manifestent leur souci à l’égard des vivants. « La marque de leur générosité, leur signature, c’est l’intrigue, au double-sens du terme : avec eux, les événements conspirent et ils intriguent les vivants ».
Les morts font circuler aussi des biens. Une coutume consiste à veiller à ce que le défunt emporte avec lui un ou des objets significatifs pour lui ou pour ceux qui restent. Une générosité exemplaire, chez nous, avec la possibilité des dons d’organes. Rose-Marie, la maman d’un jeune homme de dix-neuf ans a fait que son fils a sauvé la vie de six personnes avec son foie, ses poumons, ses reins et deux valves de son cœur. Un don qui lui permet « de voyager d’une vie dans une autre » avec l’espoir de recevoir une lettre, un jour, lui annonçant « qu’elle devient quand même grand-mère ». Le don favorise la vitalité du défunt. Et à l’autre bout, l’actrice Charlotte Valandray, suite à sa greffe du cœur, dit que ses goûts ont changé, la voilà à aimer le vin et les babas au rhum, à rêver de souvenirs qui ne sont pas les siens… Mieux encore, l’héritage est un témoignage de la générosité des défunts, de même que cette incitation à la générosité qui se traduit dans le fait de distribuer ses effets.[11] « Quand manque la vie à un être, un autre peut la partager » conclut Vinciane Despret.
Un autre pan de la géographie est celui des funérailles. Résistant au monopole marchand des pompes funèbres, à la violence imposée aux corps par la technique, certains Etatsuniens organisent des funérailles à domicile, avec des conseillères formées, organisant les veillées, appelées « sages-femmes des morts ». Il faut franchir le seuil, dont Alexa Hagerty dit qu’il est « l’espace au sein duquel le sourire d’un mort est un mouvement des muscles et une communication supranaturelle ». Il faut accepter la porosité de l’esprit, le fait qu’il y ait de la pensée hors de nos têtes. On peut être sensible aux signes qui sont souvent insistants, qui créent un autre rapport au monde, qui instaurent des connexions inhabituelles. Le monde devient imaginatif. Et les signes, les coïncidences fonctionnent sur le mode de la complicité, de la connivence.
En enquêtant sur les modes d’apostrophe, Vinciane Despret cite Heiner Müller : « Le dialogue avec les morts ne doit en aucun cas être rompu avant qu’ils ne délivrent ce qui, du futur, est enterré avec eux ». Car les défunts re-suscitent, engagent à re-fabriquer le passé au présent. Les morts peuvent demander à être libérés, notamment de la culpabilité d’avoir laissé des malentendus. Ils peuvent être rendus présents lors d’une thérapie, d’une prière vue comme la capacité à construire des relations qui ont des effets. Pour la philosophe, il faut aussi « protéger les voix » des morts, les laisser poser des questions car l’expérience de la présence ne se limite pas à ce qui est perçu, elle peut être vécue par une autre personne comme le raconte Andrée, suppliant son père décédé de « venir chercher sa mère très souffrante » qui meurt dans la foulée.
Ainsi, les signes font toujours signe : mais que fait-on avec eux ? Eh bien, dit Vinciane Despret « on fait comme si. C’est-à-dire : on répond, on les accueille comme une intention. C’est ce que les signes demandent ». Avec ce mot de la fin : « Que peut-on savoir de ce qui nous tient vivant ? »
[2] Jean Allouch, Erotique du deuil au temps de la mort, 1995 (2e éd.).
[3] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996. « On pense trop en termes d’histoire, personnelle ou universelle. Les devenirs, c’est de la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées » (p. 8).
[4] M. Molinié, « Faire les morts féconds », Terrain, n° 62, 2014.
[5] Pour les aider à être délivrés du feu de l’enfer. Sous la forme d’un jeûne, d’une aumône…
[6] J.-C. Schmitt, Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Gallimard, 1994.
[8] « Loating hunting : A ghost hunter’s guide », Cultural Geographies, n°15, 2008.
[9] D. Haraway, When Species Meet, U. of Minesota Press, 2008.
[10] « Indigenous spectrality and the politics of postcolonial ghost stories », Cultural geographies, op. cit.
[11] L. Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Seuil, 2004.
Pour en savoir plus
Juste avant la mort. L’expérience interdite. Magazine Epsilon, août 2022. Le magazine publie un document historique, unique, presque choquant : le premier enregistrement de l'activité neuronale d'un humain en train de mourir. Offrant pour la première fois un fondement neurologique aux témoignages de mort imminente. En termes de géographie, les chercheurs du Coma Science Group de l'université de Liège qui réalisent une expérience de 34 témoignages d'expérience de mort imminente après un arrêt cardio-respiratoire. Parmi les caractéristiques communes, des perceptions visuelles, des émotions et des composantes spatiales.
Parmi elles : "D'un instant à l'autre, je me suis retrouvé au sommet d'une colline, surplombant une immense place composée de forêts de sapins et de fleurs". Ou encore : "La sensation de glisser dans un bain d'azote liquide qui serait la meilleure façon d'exprimer ce que j'ai ressenti. Alors, tout simplement, la douleur s'est arrêtée." Ou enfin : "Une hyperlucidité. Mon esprit est plus léger et plus rapide. Il est libre de penser et d'évoluer sans aucune restriction. Je suis encore surpris de ces possibilités infinies, impossibles à imaginer ou à réaliser avec un corps physique".
Fanny Bocquentin,La mort, Coll. A l’œil nu, CNRS Editions, 2023. Une histoire des rites funéraires, leur temporalité, leur matérialité, les pratiques anciennes, les croyances d’ailleurs, les invariants universels qui invitent à repenser la mort et notre relation aux absents. On peut écouter l'autrice sur Arte ici.
Les funérailles nationales de Victor Hugo, à Paris, le premier juin 1885, racontée par Jean-Marie Planes, et illustrées par les photographies sur plaques de verre d'Eugène Danguy. C'est la première fois qu'un poète a le droit à des funérailles nationales. C'est l'occasion d'une grande fête populaire et républicaine sous la Troisième République.