Anne Sylvestre s'est éteinte aujourd'hui mais ses chansons brillent au firmament de nos nuits et de nos résistances.
Je l'ai connue quai de Saône à Lyon quand Dominique, cet ami mort si jeune, nous enchantait avec « Lazare et Cécile ». Ce fut un choc. Elle me parlait à moi, à nous cette chanson. Elle parlait de résistance et de refus de soumission. Plus tard c'est dans le Jura, chez Jeanine, que je découvris « T'en souviens-tu la Seine ? » Que oui, je m'en souviens et je l'écoute encore à vibrer comme jadis à chaque fois.
Elle ne fut pas seulement l'égale des Brassens, des Brel et Ferrat et d'autres, mais elle, c'était une autrice-compositrice-interprète, une femme qui parlait des femmes de leur sujétions, de leurs désirs, de leurs combats, de leurs amours, de la vie vraie dans ses petits détails ou ses grands projets personnels, enfin des hommes sous un angle aigu.
Chère Anne Sylvestre, vous m'avez tant appris, tant parlé au cœur et aux tripes, avec une sensibilité à fleur de cœur et de hargne dont je me sens si proche.
Et le temps a passé, la roue a tourné dans ma vie militante, professionnelle, familiale puis je vous ai perdu de vue ou à peu près. Puis je vous ai retrouvée quand j'ai eu mes enfants pour qu'ils découvrent ces géniales fabulettes, belles chansons pour enfants, belles pas seulement pour les sonorités de la mélodie ou du texte mais pour le sens qui vient et au fond, qui éduquent des riens de ce monde pourtant si essentiels.
J'ai eu la chance de vous entendre trois fois en concert, la dernière au Casino de Paris en 2013. Vos chansons reflétaient l'âge qui s'avance avec une relative sérénité, relative seulement avec le feu sous la cendre, le trou noir de la solitude et cet aveu « Ecrire pour ne pas mourir ». Je pourrais le reprendre à mon compte sinon « pour ne pas devenir fou » dans ce monde, ce pays dont nous n'imaginions pas dans nos pires cauchemars qu'il s'enfonce dans la nuit malgré toutes les luttes.
La dernière fois que je vous ai vu, c'était au Café de la Danse à Paris le 17 octobre 2016, nous assistions au concert de Michèle Bernard, une autre très grande de la chanson, militante féministe ouverte à tous les combats, dont l'intégrale vient de paraître. Nous étions heureusement assis au deuxième rang, avec pleine vue sur la scène. Vers la fin du concert, l'artiste a commencé une nouvelle chanson. Une autre interprète s'est avancée pour un duo : Anne Sylvestre ! Le bonheur ! Nous avons goûté chaque seconde, basculant d'un timbre de voix à un autre timbre de voix. Quelle merveilleuse idée, quelle rencontre ! Ainsi parfois, survient le bonheur pour quelques instants si intenses qu'il reste gravé comme un moment d'extase, de plénitude où tout est beauté, sens et plaisir ou simplement la vie est belle, seulement et totalement belle.
Aujourd'hui même ce matin, avant l'annonce de votre disparition, après un échange par messagerie, ma fille m'envoyait une de vos chansons à écouter : « Les gens qui doutent » comme un message d'amour malgré nos chemins séparés.
Je vous ai tant aimée, tant écoutée. Vous m'avez tant appris sur ces femmes, ces situations de femmes qui cherchent à se libérer d'une condition aliénante peut-être davantage que bien des discours. Vous m'avez montré combien se battre pour vivre malgré tout, pion cabossé mais à peu près debout, est finalement la seule solution des jeté.es-là pour vivre plus libre, avec dignité, dépasser sa propre destinée pour modestement participer au monde.
A la fin du spectacle, j'ai vu que vous ne quittiez pas la coulisse. J'ai attendu que tou.tes soient parti.es et je me suis avancé, un peu hésitant, peur d'être un intrus, pour vous remercier... Vous m'avez paru si lasse, si épuisée. A bientôt Anne.