Hier
Il venait dans cette petite chambre où nous dormions à cinq puis à quatre. Pris de panique, il affolait ses enfants, les prenant à témoin parce qu'elle menaçait de se jeter par la fenêtre ou avait ouvert le robinet du gaz de ville. Ils étaient si petits dans leurs petits lits, réveillés si tard la nuit pour une frayeur des plus ravageuse. Elle, elle niait l'avoir fait, d'en avoir eu l'intention, mais je n'y croyais pas vu l'état de panique de notre père.
Plus tard à l'adolescence, dans une autre maison où nous avions chacun sa chambre, ce furent ces années interminables où j'étais réveillé en sursaut, toujours tard le soir, par la voix de ma mère qui enflait et reprochait à mon père tout et son contraire de plus en plus violemment et je savais ce que je devrais vivre dans l'heure ou plus sans pouvoir y échapper. Face au grand couteau tenu en main, pointé en avant par ma mère en furie, elle menaçait mon père devenue hystérique à hurler des insanités, le traitant de « gnome » et de divers autres noms pour lui nuire et le blesser au plus profond, accusant son beau-père d'être mort par alcoolisme quand il le fut peu après la guerre pour avoir été gazé... son père mort quand il n'avait que 9 ans qui le laissa exsangue de toute émotion à toujours maîtriser et n'en rien laisser paraître comme il le décida alors si tôt entouré de seules femmes.
Nous étions tous trois du même âge. Mes deux sœurs, vite réfugiées toutes deux à l'intérieur d'une de leurs chambres qu'elles refermait aussitôt à clef de l'intérieur ne voyaient rien, ne vivaient dans cette fuite que leur peur ensemble. Je savais avant même de me lever aux cris toujours plus forts que j'irai à la cuisine entre eux deux pour tenter d'éviter ce coup possiblement mortel de ce si grand couteau affuté qui, selon mon idée alors, servait à saigner le cochon. Jamais mon père n'a levé la main sur ma mère, jamais. Il tentait de la calmer quand tout ce qu'il pouvait dire la rendait plus folle encore. Rien alors ne pouvait la calmer emportée par une folle rage où elle crachait la tristesse de sa vie, son mal-être de toujours. Elle me disait de m'écarter pour ne pas être blessé et je m'écartais un instant entre elle et lui mais je revenais bien vite malgré ma frayeur pour éviter le pire quand je craignais toujours qu'une nuit il le fut.
Alors bien après, épuisée par ses cris et sa rage hurlante, elle s'en allait seule à la salle à manger et là, muette, son corps devenait raide de la tête au pied, raide comme une morte. Là elle restait ainsi, toute raidie pendant de si longues minutes mais je savais alors que le danger était écarté pour cette fois encore, que c'était presque fini sans issue fatale, fatigué et cœur brisé mais satisfait de pouvoir enfin m'endormir même en sachant qu'il y aurait une prochaine fois comme un temps qui ne finirait pas sauf à grandir mais, enfant, c'est si long quand c'est urgent est angoissant.
Parfois après coup, je leur disais qu'il valait mieux divorcer. Je ne comprenais pas que la religion surannée et rigide de mon père le lui interdisait tout autant le fait que ma mère n'avait pas d'activité salariée donc sans indépendance financière.
Ainsi passèrent ces années d'enfance et d'adolescence avant que je devins interne dans un établissement de la ville. Elles furent si éprouvantes en une période si importante pour ma vie. Elle était clivée, toxique, définitivement repliée sur sa plainte ou sa rage, refusant tout secours surtout extérieur comme il lui fut proposé bien plus tard, rendez-vous pris en CMP. Il en est ainsi de personnes qui souffrent et rejettent toute aide comme si elle voulait garder cette souffrance à tout prix. Elle ne m'a donné aucun amour inconditionnel mais toujours sous condition répétée. Elle m'a appris douloureusement qu'amour et haine était les deux faces de l'attachement. C'est ainsi qu'elle m'a enchainé pour longtemps, qu'il a fallu comprendre pour s'en extirper.
Enfant, mon père me disait souvent d'être plus « viril ». Je ne savais pas bien ce qu'il voulait dire mais je comprenais quelque chose comme devenir plus froid, moins émotif, lâcher cette sensibilité qui ne lui plaisait pas : un homme ne doit pas pleurer ni montrer d'émotion, voilà ce que je comprenais même s'il ne me l'a jamais dit aussi clairement. Il comprit finalement que c'était peine perdue : pour lui, ma sensibilité avait basculé du côté féminin. Au fil des ans, je devins très émotif et hypersensible ce qui n'est pas chose aisée à vivre pour le dire vite. Je sais bien d'où s'origine mon attention aux autres si rarement constaté là même où elle le devrait être, d'une empathie bien trop aiguisée, qui m'a tant aidé à entendre d'autres souffrances. On ne peut plus espérer d'attention aux autres sauf dans certains service spécialisés de quelques professionnels et si rarement dans la vie quotidienne comme si la rudesse des rapports sociaux devaient se traduire par la rudesse des rapports humains au contraire des slogans et affichages divers.
- Ne me demandez pas pourquoi le virilisme m'insupporte au plus haut point qui enferme la masculinité dans une conception étriquée et fallacieuse où la sensibilité doit être combattue dès le plus jeune âge pour mieux faire mal ailleurs sans ressentir les souffrances infligées.
- Ne me demandez pas pourquoi l'activité salarié des deux parents est la condition nécessaire pour ne pas subir une vie à deux de violences sans séparation évaluée impossible.
- Ne me demandez pas pourquoi je sais que l'amour inconditionnel d'une mère est la condition pour une construction psychique à peu près saine et un avenir ouvert qui ne le recherche plus, acceptant la destinée des amours humaines et leurs conditionnalités inévitables et pour certaines nécessaires.
Plus tard, devenu adulte, je tentais de revenir sur ces scènes traumatisantes pour solder le compte, au moins reconnaître cette violence passée qui avait mis en moi la peur et surtout la solitude. J'avais brisé un tabou, celui du silence dont on ne parle jamais à l'extérieur autant qu'à l'intérieur. Je méritais leur réaction, sœurs et parents réunis : j'affabulais, je mentais. Rien ne s'était passé comme je disais pourtant si peu et si timidement. Le déni constant fut leur seule réponse.
Ma mère figée dans sa plainte inépuisable dont le bénéfice secondaire était devenu principal, me dit un jour dans sa vieillesse « Que veux-tu que j'y fasse ? » et ce fut tout. Pas même un mot pour dire qu'elle entendait ma souffrance inscrite par elle au cœur de l'enfance, trop attentive à la sienne qui prenait toute la place.
Au final, ce n'est pas d'avoir vécu ces scènes répétées de multiples fois qui furent lourdes à porter sur la durée mais ce déni de la violence exercée dès mes plus jeunes années avec constance, cette façon de me dire que je n'avais rien vécu de ces violences familiales. Le déni peut-être encore plus violent que les faits eux-mêmes. Ma vie entière en fut affectée, tordue dès le départ avec ce goût amer que tout était joué. Tordue comme pour mes deux sœurs qui ne quittèrent jamais le domicile parental. Elles prirent peu à peu un tel ascendant sur nos parents avec une telle désinvolture qu'elles en vinrent à les brutaliser par leurs charges, leurs colères, leurs propos surtout avec celle de mes sœurs qui, pour d'autres raisons fut toxique jouissant de ses propos blessant qui faisait mouche. L'autre enfermée dans une religion de cul-béni a payé sa soumission par trois cancers dont le dernier au cerveau l'a emporté.
Sans méconnaître leurs responsabilités et leur histoire à chacun qui donnent à entendre leurs propres souffrances, je peux dire que c'est une femme, ma mère, qui m'a fait subir dès le plus jeune âge et mon adolescence, l'angoisse de mort d'un être cher, la frayeur des violences familiales dans ces scènes apocalyptiques où un comportement hystérique donnait à s'entendre bruyamment et se voir salement.
Je suis repassé dans cette ville, devant la porte de ce premier lieu de vie. « C'est là que tout a commencé » ai-je pensé. Commencé mais pas fini : la peur et la solitude installés au plus profond, génératrices de bien d'enchaînements de conséquences, en décisions erronées, doutes et errements et si peu de confiance en soi. "Fluctuat nec mergitur" au risque de sombrer.
Aujourd'hui
Ce samedi 22 novembre, OLF63, au sein du collectif 8 mars toute l'année, appelle à manifester devant le parvis de l'école de droit de Clermont-Ferrand sous le thème « Manifestons contre les violences masculines faites aux femmes ! ».
Oui les violences faites aux femmes sont très largement le fait de violences masculines et à combattre sans relâche mais c'est oublier les violences faites aux enfants quand partout et de plus en plus, les traumatismes infligés aux enfants sont enfin exposés au grand jour. Mieux connaître leur ampleur et leurs conséquences y compris sur la société globale où ces générations de traumatisés si nombreux se succèdent avec leurs vies à reconstruire, jamais évoquées.
Oui les enfants sont les premiers victimes des agressions et violences en tous genres et de tous genres parce qu'ils le sont dès leur plus jeune âge et qu'ils porteront les conséquences de leurs traumas qui, de conséquences en conséquences détournent leur vie de ce qu'elle aurait pu être et peuvent les pourrir dans la souffrance jusqu'au désespoir, à l'errance et au suicide.
Certains esprits à la parole facile lâche le mot « résilience » comme si par ce mot, chacun pouvait bien désactiver ses traumas. Quasiment une injonction ou un choix de la victime qui sinon est soupçonnée de se complaire à sa pauvre détresse. Ce mot forgé par des chercheurs anglo-saxons, psychiatres, psychologues de l'enfance et de son développement devait décrire ainsi certains « rebonds » inattendus de la part de certains enfants après traumatismes. En France, il a été popularisé par le psychiatre Boris Cyrulnik. Il est maintenant mis à toutes les sauces en toutes occasions. « Dis c'est quand que tu sera résilient ? » semble la prolongation de ce mot-mantra comme si c'était d'une certaine manière la volonté, un choix personnel qui en décidait quand c'est la construction psychique qui le rend possible (et pas en noir ou blanc) ou pas vraiment. Même résilient, le trauma laisse bien des traces que seule la personne connait et vit au quotidien avec difficulté. Vivre avec et si possible vivre mieux et moins lourd.
Pas une semaine où les articles de ce journal et d'autres (bien peu), informent sur des agressions notamment sexuelles dès le plus jeune âge. Peu de violences familiales filtrent de leur intimité. La Ciivise (Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) née après la Ciase, des viols et agressions systémiques de prélats de l'église catholique, a mis à jour (avec ces hommes courageux victimes de cette épouvante) avec son lot de souffrances dont chacun à pu mesurer l'ampleur et la permanence des dégâts.
Elle a montré que « 160 000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année. 1 enfant est victime d’inceste, de viol ou d’agression sexuelle toutes les 3 minutes. » (document téléchargeable par le lien https://solidarites.gouv.fr/sites/solidarite/files/2024-03/DP-Violences-sexuelles-faites-aux-enfants.pdf. Ce sont donc des millions d'enfants devenus adultes qui ont à porter et si possible se dégager autant que possible de ces traumatismes infantiles.
Le film « On vous croit » sorti ce mercredi en salle, une fois de plus, le montre clairement.
Cette semaine : Violences sexuelles : à Paris, une gestion de crise chaotique face aux soupçons visant des animateurs
Il ne s'agit jamais de hiérarchiser les souffrances (là commencerait la déshumanisation) mais de dire que les plus jeunes sont bien les premières victimes des horreurs de ce monde et que l'ASE est à réinventer avec un budget et des effectifs conséquents et formés à hauteur des enjeux de cette protection qui fait gravement défaut aujourd'hui. La protection des enfants (plus que la protection de l'enfance) est un chantier en friche à rebours de ce qu'elle fut après la libération. Grande cause nationale enfin quand ce label aura une réalité tangible.
Ce sont les enfants les premières victimes, les plus vulnérables, les plus fragiles, les plus démunis.
Les enfants sont les premières victimes des violences masculines certes mais aussi féminines, même si c'est peu en proportion. Et ce peu n'est vraiment pas rien. Ce peu (qu'est-ce à dire "peu" quand vous en êtes victime ?) ne doit pas devenir tabou pour l'escamoter comme ce qui dérange raisonnements, schémas théoriques, démonstration emportée par flamme militante.
Ne considérer que la grande majorité des crimes et méfaits perpétrés sur les femmes, pour juste, indispensable et long chemin que soit ce combat, l'affaiblirait, contribuerait à le fragmenter, le rendant propice au backclash réactionnaire profond que nous prépare l'extrême-droite. La cause des femmes est intimement liée à la cause des enfants qui est la plus dévastatrice par ses traumatismes dès le jeune âge et celle des hommes aussi parce que cette cause, cette lutte est une même lutte et un espoir pour toutes et tous au-delà même de la binarité et des différences qui nous enrichissent.