J'ai rencontré Anne PAQ avant la soirée-débat organisée par l'AFPS63 et la projection de son reportage sur la famille Kilani, allemande et palestinienne, « Not just in picture ». Avec patience et gentillesse, elle a bien voulu répondre durant une heure à mes questions. Je l'en remercie chaleureusement. Son témoignage de premier plan rend compte d'une réalité dramatique et d'espoir : la politique d'apartheid et de colonisation qui réduit Gaza à un ghetto sous le joug de la force brutale et du non-droit. La complicité de sociétés françaises et européennes, notamment de banque, trouvent là sa traduction tragique sur le terrain. Chacun·e peut la combattre. Lire à ce sujet mon prochain billet.
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Pour organiser une projection-débat, contacter Anne Paq : info@notjustyourpicture.com
Q : Anne PAQ, bien des personnes qui vont lire vos propos ne vous connaissent pas. Qui êtes-vous ? que faites-vous ?

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Je suis photographe, autrice, cinéaste engagée, j'ai beaucoup travaillé en Palestine où j'ai résidé des années. La Palestine est au cœur de mon travail : basée d'abord en Cisjordanie à Bethléem, je me suis rendue plusieurs fois dans la bande de Gaza à partir de 2010 qui est devenue le gros de mon travail. Je suis membre d'un collectif Activestills depuis 2006 qui regroupe des photographes palestiniens, israéliens, internationaux.
En région parisienne depuis 2019, j'ai commencé à suivre et documenter des luttes politiques et sociales en France depuis un an, notamment la lutte des jadistes (jardins à défendre) d'Aubervilliers pour conserver les jardins ouvriers familiaux menacés de destruction suite à la demande déposée par la société Grand Paris aménagement, en charge des projets d’infrastructures notamment liées au Jeux olympiques de 2024. Je suis auvergnate de la région thiernoise.
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Q : Quel est le propos et la genèse du film que vous présentez ce soir à la soirée AFPS63 ?
Ce soir je présente « Not just your picture – une histoire de la famille Kilani » » dont je suis la co-réalisatrice avec Dror Dayan, réalisateur israélien.
La teneur et le propos du film c'est avant tout le portrait d'une famille palestinienne, la famille Kilani dont une partie vit en Allemagne et une partie dans la bande de Gaza. Elle a été frappé par le drame de la mort d' Ibrahim KILANI tué avec son épouse et ses cinq enfants palestiniens par une frappe aérienne de l'été 2014 dans la bande de Gaza. Ibrahim a passé vingt ans en Allemagne où il est pris cette nationalité et a travaillé comme architecte. Il s'est marié avec une allemande et a eu deux enfants Ramsis et Layla. Dans le film, ils ont une vingtaine d'année et n'ont pas vu leur père depuis des années, reparti à Gaza après le divorce avec leur mère allemande. Ils apprennent la nouvelle terrible que leur père a été tué dans un bombardement avec sa femme et ses cinq enfants. Le film suit la trajectoire de ces deux jeunes. C'est l'histoire de cette famille, comme d'autres, séparée par des frontières, par le blocus de Gaza, frappée par ce drame qui est un crime de guerre commis par Israël.
Q : Quelle est la genèse de ce film qui vous a demandé plusieurs années de travail ?
C'est un film indépendant. Il a pris beaucoup de temps pour le monter, le finir. On s'est lancé dans ce film pour un aspect vraiment intéressant : la famille Kilani a été tuée dans la bande de Gaza avec leurs passeports allemands, pour moi ça met plus la lumière sur l'Europe et sa responsabilité. J'ai beaucoup travaillé sur Gaza, j'ai participé à un énorme projet collectif multimédia, oblitered families sur les familles palestiniennes décimées par les bombardements israéliens de l'été 2014 [et en 2021 du pareil au même]...
Ramsis et Layla qui essaient d'obtenir justice et reconnaissance des autorités allemandes par rapport à la mort de leur père et de leurs demi-frères et sœurs, en fait, se retrouvent face à un mur. Cette reconnaissance peut prendre plusieurs formes : des condoléances officielles des autorités allemandes, une enquête, une condamnation de ces crimes : il n'y a rien eu de tout ça, ils se sont heurtés à un silence qui en dit long sur la manière dont l'Allemagne traite les palestiniens. Ramsis et Layla, citoyens allemands vivant en Allemagne sont-ils des citoyens de seconde zone de part leurs racines palestiniennes ? Même chose pour tous les palestiniens qui vivent en Allemagne. ? Si l'Allemagne n'est pas prête à les défendre quand ils sont tués sous les bombes israéliennes alors des questions se posent. Ne recevoir aucune reconnaissance les a beaucoup affectés, les a choqués. On le voit très bien dans le film.
Q : Quelles difficultés ou facilités avez vous eu pour le réaliser ?
On s'est lancé dans le film sans savoir vraiment le déroulé. Il y a eu au début une procédure juridique enclenchées en Allemagne avec un cabinet, une organisation le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR) et son organisation partenaire le Centre palestinien pour les droits humains (PCHR) . On a voulu la suivre. On s'est vite rendu compte que ça n'allait pas donner grand chose au niveau juridique... on les a donc suivi après sur d'autres plans..
Les difficultés, c'est déjà les financements. Il a fallu faire ce film en parallèle et nous travailler à côté. Du bricolage. Faire des demandes de financement pour un documentaire, c'est attendre un an, deux ans, trois ans, nous, il fallait les filmer tout de suite après la terrible nouvelle. Nous ne pouvions pas attendre.
L'ECCHR a constitué un dossier bien étayé avec les preuves de ce qui s'est passé. Ils ont déposé le dossier auprès du procureur général d'Allemagne, c'est lui qui est censé démarrer une enquête. Lui ne l'a pas voulu même sachant que si des citoyens allemands sont tués à l'étranger, ce pays a l'obligation d'enquête. Comme les citoyens palestiniens ne peuvent pas de toute façon obtenir justice en Israël, le petit espoir de se faire entendre et obtenir justice peut-être dans les cours internationales même si c'est très difficile. Une autre difficulté : l'accès à la bande de Gaza. J'y suis arrivé grâce à ma carte de presse, mais j'étais la seule. Dror, israélien ne l'a pas pu.
Puis il a fallu trouver des financements pour finir ce qui est post-production, colorométrie, son. Heureusement on a eu le soutien de la Bertha foundation basée aux Etats-Unis, puis une coproduction avec Aljazeera pour finir le film. La difficulté aujourd'hui c'est la distribution. Nous sommes les seuls à porter le film, on n'a pas de boîte de production derrière. A nous de faire les démarches, de contacter, on compte beaucoup sur le bouche à oreille et le réseau militant. Comme j'ai travaillé en Palestine des années, le réseau militant palestinien connaît très bien mon travail. Grâce à ce réseau, on peut avoir des projections, mais c'est très important de dépasser ce réseau pour toucher d'autres personnes : je regarde le listing des universités, j'essaie de voir s'il y a des associations d'étudiants qui travaillent sur le monde arabe, sur les droits humains, sur le droit international et humanitaire. Aljazeera va montrer le film.
On espère que ce film sera montré à la télévision allemande. On a vraiment envie d'avoir cette discussion avec le public allemand. C'est très difficile de parler de la Palestine, mais c'est aussi essentiel. Ce que je dis aussi dans les projections dans ma tournée de projections militantes c'est, si les Kilani avaient eu un passeport français au lieu du passeport allemand est-ce que ça aurait été différent ? Je ne pense pas ! Quand on voit la manière dont les autorités françaises par exemple traite du cas de Salah Hamouri cet avocat franco-palestinien de nationalité française [espionné par le logiciel-espion israélien Pegasus] actuellement coincé à Ramallah sous la menace d'une expulsion. La France ne bouge pas ! L'objectif c'est un débat public en Europe, l'impunité dont joui Israël, le silence et la complicité de nos gouvernements.
Q : Difficile de parler de la Palestine ?
C'est un sujet sensible. Beaucoup de personnes ont peur de prendre une position parce qu'elles ont peur d'être traitées d'antisémites alors que ça n'a rien à voir. En Allemagne par exemple, il y a vraiment un climat de peur qui fait que dès qu'on parle de la Palestine, on est attaqué. Des gens perdent des opportunités, des artistes sont désinvité·es des festivals, des conséquences très concrètes. Israël a beaucoup d'influence et exerce des pressions pour faire taire les personnes, pour diffamer les mouvements de solidarité avec la Palestine. Il y a une tentative de museler les organisations, les militants pour empêcher toute critique d’Israël. Nos gouvernement ont des intérêts stratégiques et économiques qui sont plutôt alignés sur Israël. Il n'y a aucun intérêt économique ou stratégique à aider les palestiniens.
Les gouvernements Israéliens sont de plus en plus extrémistes et quand on voit que le premier ministre actuel Naftali Bennett n'a aucun mal à dire qu'il a tué des arabes, qu'il n'a aucun problème avec ça, c'est dire le type des politiques qui sont à la tête du gouvernement israélien. Le ministre de la défense Benny Gantz est celui qui est responsable de la campagne militaire contre la bande de Gaza en 2014. Quand il était candidat au poste de Premier Ministre, il a montré dans son clip de campagne les décombres de Gaza en 2014, pour lui une source de fierté et un argument électoral : j'ai ramené Gaza à l'âge des pierres, élisez-moi !
Sur le terrain, en Palestine, c'est de pire en pire mais au niveau international, des choses bougent. Israël a de plus en plus de mal à couvrir sa vraie nature. Le mot « apartheid » est maintenant utilisé par des organisations de défense des droits humains comme Amnesty International. Il fait vraiment peur à Israël. En fait, on ne parle presque plus d'occupation mais d'apartheid et pour Israël c'est de plus en plus difficile à justifier.
Q : Existent-ils aujourd'hui des organisations israéliennes, des forces pour la paix ?
Il y a des individus, très minoritaires. Je ne parlerait pas de force. Quand Gaza est bombardée et des « civils » tués, s'il y a des manifestations à Tel Aviv, c'est deux ou trois cents personnes. Un nombre vraiment ridicule ! Je suis allée dans beaucoup de manifestations. Souvent il y a des activistes, des militants israéliens qui viennent mais on voit toujours les mêmes, c'est vraiment un petit nombre. Il y a aussi des refuznik qui refusent d'aller servir l'armée. Malheureusement ils ne sont pas très nombreux. Beaucoup aussi quittent Israël parce qu'ils ont perdu l'espoir de changer leur société. Donc ces personnes existent et c'est extrêmement important mais il ne s'agit pas non plus de se voiler la face et penser qu'un changement profond viendra par un réveil de la société israélienne. Cette société, au contraire, vire de plus en plus à l'extrême droite.
C'est extrêmement important qu'il y ait des organisations de la communauté juive comme l'Union juive française pour la paix (UJFP) qui combattent le projet sioniste.
Q : Comment comprendre cette extrémisation de la société israélienne ?
Question importante mais il n'y a pas assez d'analyse là-dessus dans les médias. Il faut comprendre ce système de pensée transmis dès le plus jeune âge dans la société israélienne : des arabes nous entourent qui veulent nous tuer etc,.. une peur mise dans la tête des jeunes, des enfants, cultivée, avec toujours le même message des médias et des politiques, un discours de peur et toujours cette tension permanente... peut-être aussi une évolution plus globale des sociétés vers le Tout-sécuritaire… Israël est une société militariste où l'armée a une place centrale. Tout le monde passe par l'armée trois ans, c'est énorme dans la vie des personnes. On voit des gens avec des armes partout.
De plus en plus de population vit dans les colonies. En Cisjordanie et Jérusalem Est, c'est maintenant 600 000 habitants sur un pays qui en comptent neuf millions, des jeunes, de jeunes générations nées dans les colonies de plus en plus nombreuses. L'esprit colonial gangrène. Pour maquiller ce projet colonial, Israël met énormément d'efforts pour son image, met énormément d'argent pour donner une image d'un état multiculturel artistiquement tellement intéressant qui ne correspond aucunement à la réalité. Par exemple, Tel Aviv capitale gay du moyen orient alors que l'homophobie en Israël est très forte. On sait aussi que les agences de renseignements israéliennes menacent les personnes palestiniennes homosexuelles de dévoiler publiquement leur homosexualité pour qu'elles deviennent collaborateurs. C'est documenté.
Q : Quelles situations actuelles en Palestine ?
Malheureusement très difficile. Une dépossession de droits, des exactions, des arrestations, des palestiniens tués tous les jours. La vie quotidienne est marquée par des restrictions, notamment la liberté de mouvements avec beaucoup de check-points sur la Cisjordanie. Tous les aspects de la vie sont contrôlés par Israël. Voyager ? Il va falloir passer par les autorités israéliennes. Se rendre à son travail, à l'Université ? passer par les check-points ! Comme si leur vie ne leur appartenait pas avec une angoisse permanente : j'ai beaucoup travaillé dans le camp de réfugiés d'Aïda à Bethléem. La crainte des mères étaient permanentes : depuis leur départ jusqu'à ce que l'enfant rentre de l'école, mon enfant va -t-il être arrêté ou pris par une balle ? On ne peut pas être tranquille. Toutes les familles sont affectées. L'emprisonnement : des milliers de palestiniens en prison, dont des centaines en détention administrative, pendant six mois renouvelable sans besoin de chef d'inculpation, sans possibilité de se défendre, sans procès. Toutes les familles palestiniennes sont touchées : quelqu'un en prison ou qui est passé par la prison ; une expérience commune aux palestiniens. Et puis les difficultés d'ordre économique : la Palestine n'est pas indépendante économiquement, tout est fait pour que pour les emplois, l'économie, les palestiniens dépendent d’Israël. Ils ne sont pas libres de leur destin. Gaza c'est le blocus strict imposé depuis 2007 après la prise de pouvoir du Hamas sur la bande de Gaza. Un scandale ! Deux millions de personnes enfermées dans un tout petit territoire avec très peu de possibilité d'en sortir ou d'y entrer.
Q : Quelle peut-être la solidarité avec les Palestiniens et la Palestine ?
Elle peut se décliner de bien des manières : une solidarité de principe, prendre position, dire que cette situation où des millions de personnes sont dépossédées de leurs droits les plus élémentaires n'est pas acceptable, et cela est rendu possible grâce au soutien de la communauté internationale. Et puis, la responsabilité historique : Israël a été créée et soutenue par la communauté internationale sur un territoire où il y avait déjà quelqu'un. C'est donc une responsabilité à la fois historique et actuelle, un principe de justice : je suis en solidarité avec la lutte des palestiniens et pour un Etat démocratique des deux peuples. Là, c'est déjà de fait un Etat, mais un Etat colonial, caractérisé par l'apartheid.
Après très concrètement, les gens peuvent s'impliquer de la manière dont ils se sentent le plus à l'aise en participant à des campagnes, par l'AFPS par exemple, en suivant la campagne BDS (boycott-désinvestissements-sanction) qui permettent de mettre la lumière sur les crimes israéliens et les complicités des sociétés françaises par exemple... entamer les conversations, interpeller les politiques, soutenir des initiatives palestiniennes, participer à des événements, faire tourner les films palestiniens, des tas de possibilités concrètes que chacun·e peut faire. Avant tout, travailler ici à dénoncer la position de nos gouvernements et rétablir la vérité, interpeller les gens !
Q : Avez-vous d'autres projets cinématographiques ?
L'histoire de la famille Kilani n'est pas finie, il y aura certainement une suite... si une réunion physique était possible soit que la famille de Gaza arrive à venir en Europe, soit inversement que Ramsis et Leyla puissent enfin se rendre dans la bande de Gaza pour se recueillir sur la tombe de leur père, de leurs frères et sœurs. J'aimerais beaucoup faire une suite à ce film, maintenant je suis très attachée à l'histoire de cette famille, attachée à ces personnes... ce documentaire moyen-métrage c'est une première pour moi et un gros travail, j ai beaucoup appris. J'ai aussi commencé avec une petite équipe, un projet multimédia sur l'agro-résistance en Palestine. J'aimerais bien continuer dans cette optique donc retourner en Palestine et continuer à travailler là-dessus.
Voilà, pour l'instant je m'attache à essayer de donner vie à ce documentaire parce produire un documentaire c'est une chose ; pratiquement le plus gros du travail est après, faire un film c'est pour le partager, c'est susciter l'intérêt. C'est un instrument. Je me donne encore six mois pour porter et le montrer dans divers lieux et contextes. C'est un film qu'avec Dror, nous avons voulu positif malgré son histoire tragique : il nourrit l'espoir avec des personnes qui vont de l'avant.