Petit extrait (début et fin) de la traduction française du roman de Carlos de Oliveira, Uma abelha na chuva, considéré par beaucoup comme l’une des meilleures réalisations du néo-réalisme portugais.
Vers cinq heures, par une après-midi d’octobre qui sentait déjà l’hiver, un voyageur entra dans Corgos, à pied, après la rude marche qui l’avait conduit, par de mauvais chemins, du village du Montouro à la chaussée pavée et sûre du bourg : un homme gros, petit, au pas nonchalant ; longue veste à col de renard ; chapeau foncé, à larges bords, à l’ancienne mode ; la chemise boutonnée, sans cravate, ne choquait pas, car par ailleurs sa mise était soignée : mains propres et visage rasé de très près ; il est vrai que ses bottes courtes étaient toutes crottées, mais l’on voyait que le voyageur n’avait pas coutume de marcher dans des bourbiers ; la boue le gênait, de ses pieds il frappait très fort le pavé. Il avait quelque chose de bizarre : le poids de son tronc corpulent arquait ses jambes, le faisait se dandiner comme les canards : on avait l’impression qu’il allait tomber à chaque pas. Sa respiration profonde rendait sa marche difficile. Il avait pourtant franchi deux lieues de fondrières, de boue, d’intempéries hivernales. Un grave sujet devait l’avoir amené, peinant dans les raccourcis de la lande, par ce temps rigoureux.
Il y avait au-dessus du bourg, tout à l’entour à l’horizon, un halo de lumière blanche qui ressemblait au rebord d’une grande coquille s’assombrissant graduellement vers le centre et venant se condenser tout en haut de la voûte d’un ciel tempétueux. L’orage menaçait. Le vent désagrégeait les nuages et ouvrait la voie à l’abondante averse attendue dans la soirée.
Lentement, l’homme traversa la place, entra au café Atlantique et secoua ses bottes avec soin sur le gratte-pieds métallique. Il s’assit, demanda un brandy et l’avala d’un trait. Dans sa lenteur naturelle c’était la seule chose qu’il faisait avec quelque hâte. Il appuyait le verre contre sa lèvre, la bouche bien ouverte, l’immobilisait un instant et puis, d’un coup sec, projetait le brandy dans sa gorge. Il répéta l’opération une seconde et une troisième fois. Il paya et sortit. (p.1-2)

Par habitude, il jeta un coup d’œil aux ruches, qui étaient juste en face de lui, à dix ou douze mètres, tout au plus, et il vit une abeille s’envoler de la Cité Verte. Il baptisait les ruches d’après la couleur dont il les avait peintes, Cité Verte, Cité Bleue, Cité Violette. L’abeille fut prise dans la pluie : coups de fouet, impulsions, filets d’eau l’enveloppant, rafales de vent blessant son vol. Elle tomba les ailes contre le sol et une averse plus forte la piétina. Elle se traîna sur le gravier, se débattit encore, mais le tourbillon finit par l’emporter avec les feuilles mortes. (p.177-178)
Carlos de Oliveira. Une abeille dans la pluie. [1953]. Ed. José Corti. 1989. Traduction d'Adrien Roig.