georges herve (avatar)

georges herve

Psychologue scolaire en retraite

Abonné·e de Mediapart

22 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 novembre 2016

georges herve (avatar)

georges herve

Psychologue scolaire en retraite

Abonné·e de Mediapart

Marché du travail, marché de l'art... Marché de l'Education ?

Le système continue de formater des individus pour un monde révolu, inquiétant de plus en plus de familles sans satisfaire le monde économique et ses attentes.

georges herve (avatar)

georges herve

Psychologue scolaire en retraite

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Lorsqu’un système vivant devient incapable, pour une raison ou une autre, de continuer à assurer son propre équilibre, il se désintègre et disparaît, ou s’autodétruit pour se métamorphoser en un système nouveau, différent de l’ancien, pour un nouveau départ. »

D’après Edgar Morin

Notre système éducatif français est à bout de souffle : il fonctionne de plus en plus à la manière d’une « colonne de distillation fractionnée »[1], produisant des « élites » trop souvent irresponsables, incapables d’appréhender la complexité du réel, et rejetant les résidus « non exploitables » dans une précarité sans issue. Ce système continue de formater des individus pour un monde révolu, inquiétant de plus en plus de familles sans satisfaire le monde économique et ses attentes.

Tandis que « les républicains » de tous bords s’époumonent en diatribes contre les « pédagogues », les accusant de détruire notre école (jadis « la meilleure du monde » selon eux) la puissante minorité qui s’est érigée en maître du monde économique et financier, est en train de transformer insensiblement cette école en lui imposant ses objectifs et ses normes : lui fournir des personnels immédiatement employables, capables de s’adapter à une évolution de plus en plus rapide des technologies, acceptant de se plier à des conditions de travail et de vie toujours plus précaires.

Le 31 janvier 1999, FR3 diffusait un documentaire « le cartable de Big Brother » https://www.youtube.com/watch?v=iV3tHEdBGvI.

Nous avions relayé cette première alerte à l’époque, dans notre réseau REVEIL. Sans susciter vraiment de réactions, ce que montrait ce documentaire n’étant souvent perçu que comme des projets illusoires.

Par la suite, nous avons diffusé des extraits de rapports de l’ERT (table ronde des entrepreneurs européens) et de l’OCDE, très explicites sur les projets et les actions de ce puissant groupe de pression international (http://assoreveil.org/ert.html). Sans que cette seconde alerte soit plus entendue, sauf par le syndicat Sud éducation qui déclara alors qu’il « fallait s’y opposer »… sans préciser comment.

Nous lançons aujourd’hui une troisième alerte.

Organisme discret, la table ronde européenne des entrepreneurs a continué son travail de lobbying auprès des instances européennes, inspirant des directives qui, si elles ne sont pas toujours traduites dans des lois nationales – l’éducation n’entre pas dans les compétences communautaires – façonnent insidieusement les pratiques des systèmes scolaires nationaux en influant sur les orientations diffusées par les administrations des différents pays.

Un enseignant belge, Nico Hirtt, s’est attaché depuis une vingtaine d’années, avec l’association belge Appel Pour une Education Démocratique (APED), à lutter contre les agissements des lobbies industriels multinationaux. Il a donné récemment encore deux conférences au Canada et en Belgique http://www.skolo.org/spip.php?auteur1. Nous extrayons ici deux passages qui montrent clairement les objectifs fixés par les instances européennes (avec l’aval des conseils des ministres européens) dans le domaine de l’éducation.

Le premier émane du service Eurydice : « Les écoles (doivent) se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par eux-mêmes leurs connaissances dans les domaines qui les intéressent »

Le second émane du CEDEFOP[2] : « (il faut) préparer les citoyens à être des apprenants motivés et autonomes (…) à même d’interpréter les exigences d’un marché du travail précaire, dans lequel les emplois ne durent plus toute une vie. (Ils doivent) prendre en main leur formation afin de maintenir leurs compétences à jour et de préserver leur valeur sur le marché du travail. »

En clair, le rôle de l’école primaire doit être concentré sur la transmission « des fondamentaux » (lire, écrire, calculer et savoir utiliser les ordinateurs). Les collèges et lycées auront le choix : ou disparaître devant l’enseignement à distance, ou s’adapter, par exemple sous la forme des « classes inversées ». Les enseignements professionnels de haut niveau continueront d’être assurés par des écoles privées (la quasi-totalité des grandes écoles), et par les IUT régionaux dont les formations seront – sont souvent déjà – définies par des instances patronales de chaque région en fonction des demandes actuelles des entreprises. Les formations de niveau moyen sont déjà assurées par des établissements d’enseignement technique et professionnel en fonction du « marché du travail local » du moment. Cette formation utilisera de plus en plus l’enseignement programmé[3] .

Quant à la formation continue, son but étant d’assurer l’employabilité de salariés toujours adaptés à un marché du travail qui évoluera de plus en plus vite dans des directions toujours imprévisibles, ce sera aux travailleurs de se former en dehors des heures de travail, à leurs frais, en utilisant les vecteurs d’enseignement à distance mis à leur disposition.

Cette « nouvelle école » représente un nouvel eldorado pour les entreprises multinationales puisque cette privatisation progressive et insidieuse représente, selon les dires mêmes de l’ERT, un marché de 1 000 milliards de dollars.

Peut-on s’opposer frontalement à cette évolution méthodique, lente et insidieuse ?

Probablement pas. Le mouvement est transnational. Les réponses, les résistances ne peuvent être que locales et concrètement inscrites dans des actions positives :

L’important est d’abord dans l’information de tous les acteurs de l’éducation, pas seulement des enseignants, mais aussi des parents, des salariés et d’une manière générale des citoyens.

Il semble qu’un peu partout en Europe notamment, un mouvement se dessine en faveur des écoles privées hors contrats, échappant ainsi aux injonctions nationales. Par la nature et le coût de ces écoles, celles-ci ne peuvent s’adresser qu’à des minorités de familles aisées. Dans l’enseignement public, des éducateurs ont, depuis un siècle, ouvert des voies nouvelles. Ils se sont toujours heurtés à de nombreux obstacles ; mais le premier peut-être tient à leurs divisions. Toute l’histoire des mouvements « d’éducation nouvelle » est marquée par des rivalités, des sécessions, une insuffisance des échanges et des coordinations.

Aujourd’hui, et depuis deux ou trois décennies, les prises de conscience des dangers qui menacent l’existence même de l’humanité ont suscité l’émergence de « contre-courants à la pensée dominante ». Ces contre-courants s’investissent dans des actions concrètes, souvent locales : là aussi, les acteurs engagés ne prennent souvent pas suffisamment le temps de se rencontrer en dehors du champ de leurs actions.

Tous les acteurs qui agissent dans le tissu local, dans les différents domaines, dont l’éducation, doivent se rencontrer pour coordonner leurs stratégies. Ces rencontres locales, indispensables, doivent se prolonger régionalement, nationalement et internationalement. Cela demande des engagements prolongés sur le moyen et le long terme.

Les systèmes en place, condamnés à des fuites en avant, seront de plus en plus fragiles. La fiction TREPALIUM, diffusée sur Arte au début de l’année 2016, montrait les limites des dérives du monde contemporain, sa fragilité.

Les auteurs n’ont envisagé que la révolution pour renverser des dirigeants à bout de souffle. Or l’histoire nous a montré abondamment que la révolution n’aboutissait qu’au remplacement d’une classe de dominants par une autre classe de dominants. « Il faut que tout change, pour que rien ne change. » (Le guépard, film de Visconti)

Ce n’est que par des métamorphoses personnelles, de groupes organisés, de proche en proche, qu’une dynamique d’ensemble pourra s’instaurer. Cela demande du temps, des efforts soutenus ; des échecs à surmonter ; de nouveaux départs, de nouveaux projets…

Pour nous humains, le chemin n’est pas écrit d’avance. C’est à nous de le tracer en marchant. La métamorphose de l’insecte est inscrite dans ses gènes. Les métamorphoses humaines, qu’elles soient individuelles ou collectives, c’est aux humains de les inventer. C’est la rançon de notre liberté.

[1] C’est à Jacques Hagopian, qui, avant d’être le principal d’un collège qu’il aurait voulu « humaniser » dans l’agglomération lyonnaise, avait été professeur de physique, que je dois cette image particulièrement évocatrice.

[2] Le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop) contribue à élaborer et mettre en œuvre les politiques de formation professionnelle. Il surveille les évolutions du marché du travail et aide la Commission européenne, les pays de l’UE et les organisations syndicales et patronales à adapter l’offre en matière de formation aux besoins du marché du travail à ce procédé d’enseignement.

 [3]  Ces méthodes d’enseignement ont été mises au point aux États-Unis il y a plus de 60 ans, lorsque les premières « machines à enseigner » avaient été inventées. Les éditions Violette s’étaient spécialisées dans la publication de manuels fondés sur le principe de l’enseignement programmé. C’est de cette époque que datent les QCM (employés aujourd’hui très largement à la fin de la première année de médecine pour sélectionner les futurs médecins !). L’interactivité facilitée par l’informatique donne un nouveau souffle.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.