40 €, c’est le prix pour obtenir les faveurs d’une prostituée à Saint Pierre (974). Dans le précédent billet, je voulais montrer que les auto-écoles se morfondent dans un modèle économique peu fécond. En effet, elles pâtissent de l’impuissance du corps des inspecteurs du permis de conduire. Celui-ci ne peut se raidir, se tendre suffisamment, pour satisfaire aux envies d’examen des candidats au permis. Corps des inspecteurs et auto-écoles forment, économiquement, un couple public - privé contre nature, un corps mou face à une demande intense, une désolation en quelque sorte, face à une espérance. 40 €, c’est aussi le prix d’une leçon de conduite.
A Saint Pierre, voire dans l’île toute entière, quand on dit « 40 € », tous les cerveaux se mettent sur la même longueur d’onde, ils subissent le même parcours neuronal, on sait de quoi l’on parle et cela provoque, inévitablement, un sourire en coin. C’est un chiffre historique et symbolique, prononcé avec l’accent malgache parce que les prostituées viennent en très grande majorité de Madagascar. Un chiffre vite mémorisé et rapidement connu de tous, conséquence du succès de ce commerce. Un chiffre symbolique, certes, mais qu’il convient de manier avec prudence. Connoté, voire con noté dans le présent contexte, il faut savoir s’en méfier quand on le prononce.
Pour enseigner la conduite, je travaille sur une piste, au sens propre. Ma piste, elle même, n’est pas toujours propre, mais en arrivant le matin, je la débarrasse des préservatifs et autres papiers hygiéniques que les prostituées et leurs clients ont laissé sur place après leurs pérégrinations nocturnes. Ensuite, je fais évoluer dessus mes camions et moto-écoles. J’ai bien écrit au maire et au préfet pour demander une petite aide pour ce travail social, je veux parler de la mise au propre de ma piste, mais je n’ai pas de réponse pour le moment. Et au jour d’aujourd’hui, je ne l’ai pas encore clôturé… D’ailleurs, je ne sais pas si je dois le faire car entre une piste close et une maison close le fossé n’est pas toujours grand et j’ai peur que l’on m’accuse alors de proxénétisme.
Quoi qu’il en soit, la piste est ouverte à une maison close qui redeviendrait légale et me soulagerait, c’est certain, et soulagerait aussi, probablement, beaucoup de braves gens aux plaisirs conjugaux perturbés, mon maire aussi qui doit, c’est normal, repousser les putes des trottoirs de son centre-ville pour faire plaisir aux électeurs qui ne veulent pas dormir dans un bordel. Il n’est pas besoin de dire que ma piste se trouve juste assez loin du centre ville pour être envahie la nuit par ce commerce. Le jour, les prostituées sont juste à côté, disposées le long de la route sur deux kilomètres environ. Le jour, ce n’est pas gênant. Quand mes clients ne savent pas où me trouver, il suffit de leur dire que je suis situé sur la route arborée, et buissonnière pour les besoins de la cause, qui mène aux putes et ils trouvent tout de suite. Et c’est plutôt agréable d’être cerné par des dames.
J’en reviens à ce 40 € symbolique. Posté sur ma piste, il arrive que des clients potentiels viennent s’enquérir auprès de moi du prix d’une leçon de moto. Je réponds alors 40 €, c’est normal, c’est le prix. Je vois alors comme une lueur dans les yeux de ces inquisiteurs, un petit moment d’analyse et un retour de dialogue. « C’est comme à côté » me disent-ils, en se retenant à peine de ricaner. En bon commerçant, je réponds que non, ce n’est pas comme à côté puisque ma prestation, c’est 40 € pour une heure alors qu’à côté c’est 40 € pour quelques minutes et encore pas toujours. Témoin privilégié, je vois en effet quotidiennement certains des clients d’à côté tout boucler… et déboucler (leur pantalon, notamment) en une minute chrono. D’ailleurs, je compte apposer une pancarte publicitaire sur laquelle c’est marqué « jusqu’à 60 fois moins cher qu’à côté ! ».
Cette différence de prix est aussi l’occasion de comprendre que la réussite sociale n’est pas toujours là où l’on croit - ne devenez pas moniteur auto-école -. Chez nous, dans le 97-4, il est courant de penser que cette réussite nécessite de « sauter la mer », ce qui signifie prendre l’avion pour aller gagner sa vie et surtout gagner en expérience et en ouverture d’esprit dans la « mère-patrie » pour reprendre une expression chère à feu Michel Debré. De là à ce que certains mauvais esprits transforment l’expression en « sauter la mère », il n’y a qu’un pas, mais c’est alors une impasse qui ne mène pas forcément à la réussite. Les filles malgaches en tous les cas – je parle de celles qui sont actuellement mes voisines de travail - ont compris la vérité de cet adage, elles qui, en prenant l’avion pour notre île, gagnent en une passe l’équivalent d’un mois de salaire.
Il semblerait d’ailleurs que Marthe Richard soit leur Sainte Patronne car grâce à elle, elles peuvent exercer ce métier sur une piste ouverte plutôt que dans une maison close. Si les maisons closes avaient été ouvertes dans la loi, elles auraient eu du mal à se faire embaucher comme travailleuses étrangères car c’est là aussi un domaine, nous disent en cœur Guéant, Hortefeux et Besson, qui peut être satisfait par les français de souche. Grâce à Marthe, elles peuvent aujourd’hui exercer à l’extérieur sans craindre les foudres vertueuses des ministres de l’intérieur. De plus, elles peuvent exercer dans les sous-bois, en pleine nature, donc. Il arrive qu’il pleuve mais c’est rare par chez nous. Et grâce aux emplois précaires des associations « espaces verts », ces sous-bois, ces ravines, sont régulièrement nettoyés, notamment à l’approche des élections. Mais, je le rappelle, ce nettoyage ne passe pas par ma piste privée. Là, c’est moi qui nettoie.
Le matin, je crois entrer dans un cabinet de bord de mer quand je vois les papiers hygiéniques oubliés sur place. À propos de cabinet, il conviendrait que les députés entrent dans celui des ministres pour exiger la réouverture des maisons closes, qu’on en fasse des maisons ouvertes et qu’ils fassent un rempart de leur corps contre l’invasion de ma piste. Ce n’est peut-être pas à un pauvre moniteur auto-école à 40 € de l’heure, moto et TVA comprises, de donner des leçons de politique, mais il me semble que les prostituées rendent un service incomparable en matière d’hygiène et de santé publique et que cela devient, de fait, un problème politique.
Comme les auto-écoles pour la prévention routière, elles constituent une prévention contre les viols et violences faites aux femmes, y compris dans l’expression conjugale de la chose. La relation sexuelle payée, aujourd’hui clandestinement, répond pourtant à un besoin totalement physiologique qu’il est vain de nier. Actuellement, la loi considère que l’on doit satisfaire ces besoins chez soi. C’est une considération hypocrite. Il en est de ces besoins comme d’autres besoins que l’on connaît tous. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on a des toilettes chez soi que cela dispense les municipalités d’ouvrir des toilettes publiques dans les centres-villes. Il doit en être de même des maisons closes.
Mais hormis la nécessité de nettoyer quotidiennement ma piste, tout cela n’est pas pour me déplaire. Je l’avoue, il y aurait même de quoi m’attaquer car je profite honteusement de ce commerce. Ainsi, un de mes jeunes clients qui passait son permis moto contre la volonté parentale me disait en me tendant les 40 € que son père lui avait donnés : « monsieur Georges, ne dites pas à mon père que je passe le permis moto. Il croit que je vais aux putes ». Tout cela pour dire qu’à bien considérer, le modèle économique des auto-écoles est plutôt déplorable.
Georges HOAREAU