Suite à l’épreuve plateau de l’examen du permis poids-lourd, un candidat veut arrêter sa formation.
Pourtant il avait « besoin » de son permis, son idée étant à terme d’ouvrir une entreprise. Mais « mon boulot a été anéanti en même pas quelques minutes ». Cet examen, ça l’a cassé… Ce sont ses mots. Je bosse dur, me dit-il, vous pouvez demander au moniteur, je suis quelqu’un de perfectionniste. Il continue : déjà, aux questions écrites, déjà elle était en train de fumer dans la salle et toute sa fumée elle nous l’envoyait dans le visage…
Fumer dans une salle d’examen pendant l’examen est sans doute le signe que l’humanité des candidats n’est pas encore bien entrée dans le corps des inspecteurs. Non pas que tous les inspecteurs sont impolis, mais, dans ce cas, il est à craindre que ce soit le signe que l’examen du permis de conduire est encore à l’inspecteur ce que le droit de cuissage était aux seigneurs… on fait un peu ce qu’on veut. Un peu comme dans une fable intitulée « le maître et le mendiant ».
Le candidat tend à l’inspectrice sa fiche écrite à laquelle il avait répondu rapidement mais elle refuse : Non, non, tu attends ton tour ! quel tour ? il avait fini premier ! Pour le tirage des fiches orales, il choisit une carte parmi un jeu qu’elle lui tend. Mais elle a l’habitude de laisser tomber la carte que les candidats choisissent. C’est son geste professionnel dans cette situation mais il ne le sait pas. Désappointé, il prend sur lui et lance : excusez-moi et se penche pour la ramasser. Même s’il sait que ce n’est pas lui, il anticipe un reproche. Mais elle répond qu’elle a fait exprès de laisser tomber.
Il récite la fiche qu’il a tirée. Il la connaît par cœur. Mais elle lui fait répéter deux ou trois fois tout en lui disant, peut-être pas méchamment cette fois, « tu l’as dit, tu l’as déjà dit »… Peut-être pas méchant, mais c’est là une « double contrainte ». Est-elle consciente qu’elle s’empresse de lui dire que « ça a déjà été dit » alors qu’elle lui ordonne de répéter ?
L’inspectrice entre dans le camion. Elle répète plusieurs fois qu’elle n’aime pas ce camion. Le candidat ne sait pas trop ce qu’il doit faire de ce manque d’amour. Attend-elle de la compassion ? C’est un Mercédès Actros à boite séquentielle qui, d’habitude, fait rêver. Mais elle insiste, se fait lourde, elle n’aime pas ! Doit-il se reprocher le camion de l’auto-école ?
Il entame la marche avant pour reconnaître le parcours. Elle lui demande d’accélérer. Il croit bien de justifier son allure lente en disant qu’on lui avait dit en formation qu’il ne fallait pas accélérer. Pas contente, elle répond : c’est qui ton moniteur ? Change d’auto-école ! c’est pas possible d’être aussi mou !
La marche arrière se passe bien mais à la fin, comme il est à une vingtaine de centimètres du piquet, elle lui dit « vous êtes trop près là ». Il dit alors qu’il va réajuster par une marche avant comme on le lui a enseigné. Elle commence par lui dire « allez-y » puis se ravise et lui indique le point de départ « remets toi là-bas et recommence » mais sans lui dire qu’elle comptait cela comme un second essai.
Peu importe, il recommence, il est déstabilisé dit-il. Il frôle le piquet, cela dit, sans le déplacer ni renverser. Donc, c’est bon ! Et là, elle dit « c’est bon… t’es éliminé , de toute façon tu ne peux pas conduire comme ça, t’es un danger ». Elle ajoute « t’as aucune technique ». L’échec du candidat était la réussite qu’elle cherchait : c’est pour elle une performance que d’être capable de faire passer pour un échec une manœuvre qui était par ailleurs réussie dès le premier essai.
Le candidat est amer. Il se présente comme quelqu’un qui a « donné le maximum : j’ai fait 21 sur 21 aux questions ». Il dit qu’il dormait à minuit tous les soirs. Il le répète même : minuit tous les soirs ! Tous les soirs je faisais mes 200 questions. J’apprenais mes fiches, j’apprenais mes thèmes et tout.
Il est détruit psychologiquement, « cassé » comme il dit : « je vous dis franchement je n’ai plus envie de continuer. Je n’ai plus envie de continuer. Pourtant j’ai besoin de cela. Mais je n’ai plus envie de continuer ». Nous l’avons quand même programmé pour un nouvel examen ce vendredi mais il a peur. On lui dit qu’il n’aura pas la même inspectrice. Il répond : « même ; j’ai peur maintenant… j’ai peur maintenant… »
Maladie personnelle ou une maladie professionnelle ?
Pendant longtemps, je reprochais à certains inspecteurs du permis de conduire de se conduire comme des tyrans dans l’exercice de leur métier. On remarque en effet que cette tyrannie s’exerce essentiellement au détriment du candidat au permis de conduire et bénéficie dans tous les cas d’une certaine complaisance du moniteur auto-école.
Il est vrai que cette complaisance est forcée, pas seulement parce qu’elle est souvent noyée dans notre éducation à la politesse mais, surtout, parce que le moniteur qui s’offusque du comportement d’un inspecteur est systématiquement amené à s’en mordre les doigts.
Quand dénonciation il y a, il arrive exceptionnellement que l’inspecteur soit - à peine - désavoué par sa hiérarchie. Mais exprimé du bout des lèvres ou pas, ce désaveu laisse entier le fait que, dans tous les cas, le moniteur et l’inspecteur sont alors amenés à se recroiser professionnellement. C’est inéluctable. Cela veut dire pour le moniteur être condamné à se taper cet inspecteur devenu malveillant jusqu’à la retraite de ce dernier…
C’est étrange… Alors que dénoncer ou non un tel comportement est un cas de conscience professionnelle, on voit bien qu’une dose d’inconscience est nécessaire pour ce faire.
Attribuer ces dysfonctionnements à la personnalité de l’inspecteur est un erreur d’analyse même si une telle attribution ne manque pas de séduire. Elle permet, en effet, à sa hiérarchie, et d’une façon générale, à sa corporation, de se dédouaner de toute responsabilité. L’inspecteur s’en tire avec un avertissement informel, les auto-écoles savent s’en satisfaire et les candidats en font les frais mais ils ne font que passer.
Il existe d’ailleurs un discours typique qui accompagne cette situation, il est en deux temps. Premier temps : l’inspecteur est certes un peu pervers, mais comme c’est un « bon technicien »… Silence… (c’est à l’interlocuteur de comprendre le sous-entendu !). Deuxième temps : le candidat, certes, est un peu une victime, mais comme c’est juste le temps d’un examen... idem. Comme disait Coluche, circulez, il n’y a rien à voir ! Ce discours n’est néanmoins pas anodin, il a une fonction complexe qui est de rendre acceptable le déni : il dédouane l’employeur (l’administration) de sa responsabilité.
Et donc, la responsabilité n’est pas seulement celle de l’inspecteur. Si la perversion est apparente et si, au final, elle semble arranger tout le monde, c’est plutôt à une forme de maladie professionnelle que l’on a affaire… sauf exception. C’est que cette déviance touche trop d’inspecteurs. Et par là-même, un trait de caractère – un esprit pervers - ne saurait tirer un trait sur des causes organisationnelles. D’autant que l’observation montre une certaine régularité de symptômes qui caractérisent certaines maladies du travail.
C’est le cas, par exemple, quand l’inspecteur fait preuve de cynisme et de mépris à l’égard des candidats, alors même que parfois il se dit passionné par son métier et qu’il justifie son délire par le souci de les aider ; c’est encore le cas s’il commente de façon maladive leur façon de faire et monte en épingle leur moindre mot ou geste qu’il interprète avec ses yeux devenus kafkaïens, de façon à en faire une faute. Une séquence d’examen est alors comparable à une séquence de torture psychologique.
Le harcèlement moral est le quotidien de ces inspecteurs au bout du rouleau quand, de victimes d’un métier insuffisamment discuté et particulièrement frustrant, ils versent dans la maltraitance. L’évaluation d’un candidat à l’examen étant l’objet de ce métier peu épanouissant, ils oublient alors l’objet pour s’acharner sur le sujet. Maltraiter le candidat, le bousiller, c’est alors maltraiter le métier : le déshonneur est sauf. Mais justement, l’honneur perdu est une souffrance professionnelle, il n’est pas lié à la personne de l’inspecteur, il est lié à son métier.
Georges HOAREAU