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Billet de blog 24 mai 2013

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Souffrance, dialogue et chef d’entreprise

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Du pervers à la victime

La plupart des chefs savent communiquer et pensent même que la mise en œuvre de quelques recettes en la matière les dédouane de toute responsabilité face au mal-être d’un ou plusieurs salariés. Parce qu’ils organisent des réunions de travail où parfois chacun est – relativement - libre de donner son point de vue, ils ne peuvent que difficilement envisager être la cause d’un malaise quelconque au sein de leur entreprise. Mais il ne suffit pas de boire un café avec son salarié pour que celui-ci se sente fort dans son travail. Le mal-être au travail n’est ni une question de communication, ni une question de motivation. A l’inverse, l’énergie au travail est tributaire de la qualité du dialogue (ce qui diffère largement de la simple communication) et de respect de l’expertise déployée par chacun.

En fait, il semble que le problème de la souffrance n’est pas tant lié à la fonction qu’à l’absence de dialogue, tant entre les sujets eux-mêmes, qu’entre les sujets et l’employeur. La représentation sociale actuelle attribue à l’employeur le rôle du cynique de service, si ce n’est du pervers, et attribue au sujet celui de victimes potentielles. Mais quand des sujets ne se sentent pas bien dans une entreprise c’est toute l’entreprise qui est souffrante de haut en bas et de bas en haut – « ils n’en meurent pas tous, mais tous en sont atteints » -, sauf que, comme le montre la psychodynamique, certains arrivent peut-être mieux que d’autres à tirer profit de mécanismes de défense. Il est clair alors qu’il est stérile d’expliquer la souffrance au travail comme la conséquence d’une communication perverse entre un bourreau (le manager)  et une victime (le salarié).

En mettant sur le même plan de frustration les salariés et le management, je ne sous-estime pas le fait que le mal-être au travail est plus souvent subi par les salariés. Il s’agit simplement de ne pas oublier que l’analyse selon l’axe « victime versus pervers » est erronée. Alors, la réflexion ne saurait porter sur une catégorie de personnes. En outre, cibler uniquement les salariés c’est les poser en victimes et toute réflexion risque alors de se situer dans le registre de la compassion. Ce n’est pas de cela qu’ont besoin ceux qui vivent mal leurs contextes de travail. Ils ont plutôt besoin de la possibilité de rompre le silence, de faire profession (de foi) en leur métier. C’est ce qui distinguera en principe le psychologue du travail du coach ou du communicateur - confesseur : la compassion n’est pas son fonds de commerce.

Ce n’est pas parce qu’on désespère fortement du chômage que l’on peut espérer sans coup férir la santé au travail. Il semble en effet que le monde du travail n’est pas toujours un long fleuve tranquille et, trop souvent, des drames ne manquent pas de se produire. Les suicides et les dépressions (acédies) en sont les symptômes visibles qui cachent cependant nombre de souffrances non visibles, silencieuses. Par un effet de souffle, ce silence même alimente la souffrance. En effet, ne rien dire, « prendre sur soi », c’est empêcher un discours dont le souffle, ne pouvant sortir du sujet, attise le mal. C’est mécanique. Or, ce ressentiment bien retenu, souvent, s’inscrit paradoxalement dans un contexte où la communication est prônée comme principe fondateur de la vie au travail.

De la  communication au dialogue

La communication est un concept qui convient bien aux entreprises modernes peut-être parce que c’est un concept qui veut à la fois tout dire et ne rien dire. C’est ainsi qu’on dit que les gens ne communiquent pas assez. En fait, le problème justement est qu’ils ne font que ça, que communiquer. Par rapport au mal-être au travail ou aux risques psychosociaux maintenant bien connus, la communication est censée être à la fois cause quand elle « manque » et médicament quand on demande aux psychologues ou autres « communicateurs » d’y remédier. Mais à force de communiquer, on finit par oublier que la communication n’est que le siège de la relation, on s’y assoit dessus, et que son étalement, s’il sauve les apparences, se fait souvent au détriment d’un véritable dialogue. Or, c’est le dialogue, au sens où on l’entend dans la psychologie du travail aujourd’hui[1], qui est le moteur du développement de la santé au travail.

Pour bien comprendre ce qui, à nos yeux, distingue la communication du dialogue, on peut se rappeler que Deleuze disait que la communication se résumait à un mot d’ordre. Telles la courtoisie ou la convivialité qui, pour nécessaires qu’elles soient, ne sont que des consignes de non agression réciproque. Ce qui fait que rien ne se crée à partir de la communication, tout se maintient en l’état. Au mieux, la communication peut contenir la maladie mais ne saurait générer la santé, laquelle, en effet, n’est pas seulement l’absence de maladie mais surtout le développement d’un « pouvoir d’agir ». On peut alors affirmer que si « l’on ne peut pas ne pas communiquer » pour reprendre le célèbre axiome de l’Ecole de Palo Alto, on peut tout à fait ne pas dialoguer, on y passe même un temps précieux à ne pas le faire, et c’est là le problème.

Mais la capacité de dialoguer ne va pas de soi, ni pour le sujet, ni pour l’employeur, étant donné qu’elle contrarie la courtoisie que l’on perçoit comme une valeur fondamentale de la vie en société et aussi (mais à tort) comme incompatible avec le souci inconsciemment vital de ne pas faire trop de vagues. Dans ce cadre, les entreprises parfois croient y gagner et les sujets ont tout à perdre. Pour le dire peut-être vulgairement, le dialogue c’est « l’ouvrir » et pouvoir le faire notamment sur la question du travail bien fait. Car politesse et convivialité ne sont pas des instruments de règlement de métier. En ce domaine, ce sont plutôt les controverses (mais peut-être pas les conflits) qui sont efficaces, à condition qu’elles perdurent dans le temps. Ce qui signifie qu’il ne faut en attendre ni défaite pour l’autre, ni victoire pour soi, car la seule victoire souhaitable, c’est quand la bataille pour le métier est elle-même instituée comme processus de l’institution… ce qui est la condition même du dialogisme.

De la responsabilité de l’employeur

Si le dialogue ne va pas de soi, il est alors de la responsabilité du management de veiller à sa mise en place. En situation difficile, il existe en effet chez l’employé une retenue stratégique due au lien de subordination et au déséquilibre entre l’offre et la demande d’emploi. « Fermer sa gueule », pour le dire trivialement, est perçu par lui comme la seule réponse raisonnable. Mais ce silence, loin d’être une arme, est un bouclier qui empoisonne. Si la souffrance au travail c’est prendre sur soi et intérioriser parfois jusqu’à l’explosion, il s’avère que l’ennemi du travail bien fait, c’est aussi, voire surtout, l’excès de retenue du sujet quant à la défense de son travail. L’avantage apparent de l’employeur, du moins dans les PME et autres petites structures déconcentrées équivalentes, se retourne ainsi contre lui car les dégâts causés par la souffrance des sujets ne font de bien, ni à l’entreprise du fait de l’absentéisme, de son image, du turn-over, etc., ni à l’employeur lui-même qui par un choc en retour rentre aussi en souffrance.

Salarié et manager se donnent de bonnes raisons de se retenir de dire ce qu’ils pensent ou ce qu’ils ressentent. Entre deux silences, deux discours s’opposent, celui du management, d’une part, celui des sujets, d’autre part. Quand les sujets se plaignent du management, le management se plaint de la motivation des sujets. Il s’agit là de plainte et de rapport de force, en un mot, de communication.  Motivation et communication sont d’ailleurs deux mots qui vont bien ensemble, comme deux mamelles, mais sans lait. Quand le salarié travaille moins, on crie à la perte de motivation ou à la montée en puissance de la paresse, de la résistance ou autre trait de caractère. Mais c’est une façon naïve d’attaquer la fierté de ce salarié que d’espérer que cette fierté naisse du fait même de la dénier. C’est aussi une maladresse qui peut être dangereuse car si le salarié est consciencieux, ce qui est souvent le cas, ce jugement négatif peut déclencher le repli sur soi.

Il y a en effet dans le travail un volet affectif qui est le moteur de l’énergie que l’on y met. Quand ce volet est négatif, alors l’ardeur diminue. Occupé à se concentrer sur le silence qu’il croit devoir s’imposer pour « tenir », le sujet affecte son énergie au maintien de ce silence. Il n’en reste alors plus beaucoup pour entretenir l’envie de travailler. Il arrive que ce concentré de silence explose violemment, contre le sujet lui-même dans le cas extrême des suicides, mais aussi contre d’autres personnes, comme on peut l’entendre assez régulièrement dans les journaux. Dire que son salarié ne travaille pas assez, qu’il est paresseux, n’est pas seulement un coup d’épée dans l’eau, cela contribue justement à lui faire perdre la motivation que, par ailleurs, l’on déplore voir se perdre.

Il est nécessaire que les managers prennent conscience que face à la question du mal-être au travail, leur propre intérêt et celui de leur entreprise, voire leur responsabilité, est de favoriser l’émergence d’une culture dialogique. Cela entrainera, si c’est bien fait, l’émergence de collectifs de salariés autour de la question du développement d’un travail de qualité et de la qualité du travail. Si c’est bien fait... et là il faut sans doute avoir affaire à un psychologue du travail qui ne confond pas psychologie et compassion, psychologie et confession, psychologie et coaching. Mettre en place une culture du dialogue, ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et, en tous les cas, cela ne saurait se faire sans le déploiement d’une méthodologie ad hoc.


[1] Voir notamment Yves CLOT, le travail à cœur, La Découverte, Paris, 2010

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