Didier Durmarque, Bilan métaphysique après Auschwitz. Les écrivains incandescents. Robert Antelme. Piotr Rawicz. Yitzhak Katzenelson. Imre Kertész, Les éditions Ovadia, 2020
« Auschwitz ne s'explique pas par la conception vulgaire, archaïque, j'allais dire classique de l'antisémitisme, voilà ce que nous devons comprendre précisément. Il n'y a aucun lien organique. Notre époque n'est pas celle de l'antisémitisme, mais celle d'Auschwitz. L’antisémite de notre époque ne se défie pas des juifs, il veut Auschwitz ». Kertész, L’Holocauste comme culture.
On connaît Didier Durmarque à Pratiques et ce livre incite à explorer son œuvre intimiste encore, mais si féconde et éclairante.
Un étrange sentiment nous saisit à la lecture de ce livre, celui d’être confronté (et convoqué) à ce que la Shoah révèle en nous. Il nous pousse à nous identifier aux victimes, mais aussi aux bourreaux, emportés que nous sommes par le conformisme et les évidences d’une pensée « dominante » de la technique et du libéralisme débridé et convaincus d’incarner « le bien » et d’exprimer la pensée juste et dominante. « Les foules ne deviennent pas nazies ou quelque chose de similaire par révolte, mais plutôt par conformisme » (Kertész, Journal de galère, 2010, p. 52). Désormais, pouvons-nous vraiment penser ce que l’homme pourra faire à l’homme dans un totalitarisme technique, où il ne se sent responsable de rien et où il se sent « libre d’obéir aux ordres », sans jamais interroger leur raison d’être ?
Notre rapport à l’idée de Dieu ; nos rapports à l’Homme, à la foi, à la parole donnée sont réinterrogés. Nous sommes confrontés au modèle des totalitarismes sanitaire et technique qui sont d’une modernité aveuglante. Et advient la question abyssale : en quoi Auschwitz est-il le paradigme de la modernité ? Car l’humanité est morte après Auschwitz et Auschwitz, c’est le point zéro de la pensée selon Adorno. En quoi la connaissance (même partielle), plus encore que la mémoire des mécanismes idéologiques et politiques qui ont permis Auschwitz, peut-elle nous garder du risque de la répétition ?
Didier Durmarque nous pousse à réfléchir profondément, en nous bousculant et nous bouleversant, comme si nous devenions étrangement « acteurs » du drame, comme si à la lecture des écrivains incandescents - « ceux qui nous brûlent » -, nous revivions le drame et en percevions sa dimension de modernité. Les écrivains incandescents sont « ceux qui sont capables de tenir le Verbe quand il a été abandonné par Dieu, lorsque la révélation de la parole gît dans le silence de Dieu, dans la forfaiture divine ». Ils font exister le langage, le logos, l’Être contre Dieu, au cœur de la destruction. Le langage malgré tout, envers et contre tout, nous confirme dans une humanité qu’Auschwitz a remis en question (du moins en Occident).
Jamais, pour moi, et Dieu sait si j’ai pu lire des choses sur la « question », je ne me suis aussi intimement identifié aux victimes du ghetto de Varsovie. Jamais le continuum humain entre victimes et bourreaux n’a été aussi étroit et évident, comme si la question du sens de l’Humanité se posait à tous en responsabilité collégiale et partagée.
Je ne peux pas dire en quoi ce livre est « différent » des autres, car il n’est ni historique, ni scientifique, ni technique, mais il nous aide à dresser un bilan de « ce que l’homme peut faire à l’homme et de ce que ce bilan donne à voir, à penser, à problématiser de l’idée de Dieu ».
C’est une problématique immensément douloureuse et vertigineuse. Comme l’écrit Imre Kertész, Prix Nobel de littérature 2002 et rescapé d’Auschwitz : « Oui, rester en vie après Auschwitz c’est… un peu vulgaire. On peut dire que cela nécessite des explications. »
C’est l’humanité de l’homme qui a rendu possible la Shoah, non sa monstruosité, et Dieu n’a pas répondu. Il a abandonné sa créature, a-ban-donné - banni de tout lieu - l’Alliance avec l’Homme.
Didier Durmarque recadre la place de Dieu : « Entendons-nous bien, dans cette affaire, dans cette aventure de la pensée, il importe peu de savoir si Dieu existe ou pas, nous y reviendrons, il importe de savoir pourquoi l’homme a posé l’idée de Dieu et pourquoi cette idée demande à être réinterrogée, peut-être même à être interrogée entièrement après Auschwitz ».
« Tenir » le Verbe contre l’abandon de Dieu. Tel est le point commun entre Robert Antelme, Piotr Rawicz, Yitzhak Katzenelson et Imre Kertész.
Georges Yoram Federmann