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Billet de blog 26 mai 2024

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S’imposer une vie c’est pas une vie !

Le traumatisé croyait avoir trouvé l’échappatoire en créant « son » entreprise. Mais l’avortement social va réactiver les réminiscences traumatiques. Plutôt que le suicide, impensable dans sa culture, le patient-victime perpétuelle attend poliment la mort en épousant le statut durable de malade. Publié dans la revue Pratiques , No 104

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

S’imposer une vie c’est pas une vie !

Le traumatisé croyait avoir trouvé l’échappatoire en créant « son » entreprise. Mais l’avortement social va réactiver les réminiscences traumatiques. Plutôt que le suicide, impensable dans sa culture, le patient-victime perpétuelle attend poliment la mort en épousant le statut durable de malade.

Nour est un patient que j’accompagne depuis 20 ans.* Il a été parmi les nombreux Algériens que j’ai contribué à régulariser pour raison médicale.

Victime de la terreur instaurée par la guerre civile entre 1992 et 2002, il a fini par trouver un peu de répit grâce à l’octroi d’une carte de résident de dix ans après plus de cinq ans de clandestinité et de grande précarité.

Il a monté sa propre entreprise dans le bâtiment en s’associant à un ressortissant d’origine « égyptienne », chargé de la partie administrative, car Nour n’écrit pas le français. Son associé l’ayant escroqué et l’ayant réduit à la faillite et à l’interdiction bancaire (car l’entreprise était à son nom, ce dont il était très fier), il s’est retrouvé en proie, à nouveau, aux affres des réminiscences traumatiques à l’origine de son exil.

Tout le bénéfice des soins qui avaient entraîné un semblant de normalité s’est écroulé en quelques semaines et Nour s’est retrouvé quasi prostré comme quinze ans plus tôt.

Et depuis cinq ans, il survit grâce à l’allocation aux adultes handicapés (AAH) que nous avons heureusement obtenue, quasiment reclus chez lui, coupé de toute vie sociale et regardant simplement le foot à la télé : seuls les exploits de Barcelone et des Fennecs lui redonnent un peu de ressort vital.

À chaque visite chez moi, il se dit soulagé, mais je ne parviens pas à le pousser à sortir, s’engager associativement, aller voir du foot en vrai ou entretenir une relation amoureuse.

On dirait qu’il attend poliment que la vie passe.

Il a 57 ans, divorcé d’une relation éphémère, sans enfant.

Je lui ai proposé de tenter un traitement par thérapie comportementale et cognitive (TTC).

Il a manqué plusieurs rendez-vous, dont le premier dû à des migraines invalidantes survenues le jour du rendez-vous.

Une autre fois, il m’a appelé de l’hôpital en sollicitant mon aide pour trouver le bon service. Rendez-vous manqué.

Dans l’intervalle, il est retourné séjourner en Algérie dans la famille pour la première fois depuis dix ans et à son retour, il m’a ramené une djellaba, mais a affirmé n’avoir pris aucun plaisir aux retrouvailles. En plus, il a passé son séjour à veiller sur la sécurité du logement familial, seul à être en état permanent d’alerte, comme si la menace terroriste était aussi vivace qu’il y a vingt ans, pour lui seul.

Ce qui m’a soudain fait penser à un sub-délire de persécution avec hallucinations éventuellement, mais je n’ai pas réuni d’autres indices.

Drôle et terrible vie qui semble se résumer à une forme de survie. Ce qui me semble intéressant et émouvant, c’est cette hésitation à confier sa peine psychique à quelqu’un d’autre que moi (ce qui expliquerait les trois rendez-vous déjà manqués), mais en même temps, un réel intérêt, curiosité et espérance, pour une alternative ou une complémentarité à mes soins sachant qu’il n’a aucune idée de ce que peut représenter la TCC (tout comme moi, à part les nombreux évitements en lien avec des événements traumatiques).

Le Centre régional pour le psychotraumatisme (CRP) pourrait nous aider en proposant différentes approches en lien avec les troubles post-traumatiques (approches TCC ou autres), et je compte sur la qualité de l’accueil de mes collègues à qui j’ai pris soin de remettre un dossier étoffé et d’expliquer les raisons des rendez-vous manqués.

Mais a-t-il intérêt à voir sa situation changer et mieux encore à guérir au risque d’aiguiser les regrets liés au temps passé perdu ? Ou à renoncer à sa position de malade, d’assisté et de soutenu, qui somme toute, s’est avérée être la plus sûre et la plus sécurisante ? La moins exposée, la plus stable.

Comme si tout élan de vie, toute initiative devait être vouée à l’échec cuisant et la fatalité sinon à la malédiction.

Comme si les extrémistes du FIS, du GIA et ceux des différents gouvernements militaires algériens, tout comme les années de clandestinité en France, avaient gagné une deuxième fois sur le peuple martyrisé perpétuellement.

*Voilà ce que j’ai adressé en 2018 à la MDPH pour obtenir l’AAH.

« C’est un homme que la vie a malmené et qui a réussi à tenir bon grâce à un esprit de loyauté, grâce à une forme d’idéalisme et grâce à une résilience miraculeuse.

Il pensait avoir pris pied dans la vie et dans la société française et pouvoir y donner le meilleur de lui-même grâce à un investissement psychique et physique sans compter.

Il était hélas dans une forme de naïveté qui a dû lui sauver la vie un moment, en préservant l’élan vital et l’idée qu’un avenir était possible malgré les catastrophes.

C’était sans compter la malveillance du prédateur social qui a profité de l’idéalisme et aussi de l’illettrisme de notre patient, qui ne sait lire ni écrire le français, pour véritablement l’escroquer selon lui (mais je suis porté à le croire).

Permettez-moi de joindre, avec son accord, le certificat médical inaugural que j’avais rédigé pour lui et le double de l’examen psychologique de 2004 qui garde toute sa douloureuse acuité, pour demander que l’on puisse examiner avec bienveillance la situation tragique dans laquelle il se retrouve aujourd’hui.

C’est comme si le traumatisme algérien était réactivé et c’est comme si tous ses efforts étaient annulés par les effets d’un destin morbide.

Je ne cache pas que les idées noires et la tentation suicidaire impulsives sont très fortes.

Patient trahissant une certaine tension intérieure, mais parvenant néanmoins dans l’ensemble à bien faire face à la situation.

On peut percevoir un relatif entrain et dynamisme, même si Nour se plaint d’une démobilisation qu’il sent poindre en lui et qui le condamne de plus en plus à une résignation passive.

Nour se montre par ailleurs très pris dans l’organisation de sa survie quotidienne qu’il cherche autant que possible à prendre lui-même en charge, fuyant autant que faire se peut les formes d’assistance extérieure.

Nour aspire à un mieux-être qu’il définit surtout en termes matériels et économiques. Il dit aussi chercher à se débarrasser des démons passés qui continuent à le traquer dans ses cauchemars.

Plutôt qu’une fixation pathologique à une histoire traumatisante, Nour donne l’impression de davantage se situer dans un désir d’aller de l’avant et de tourner la page.

Le protocole du Rorschach paraît refléter un psychisme fractionné, ou en tout cas cloisonné avec : d’une part un enfouissement profond et très hermétique de choses et d’affects douloureux, pénibles, déplaisants et difficiles et qui semblent avoir perdu toute articulation avec une globalité signifiante, une histoire ; d’autre part, la mobilisation effrénée de repères et d’automatismes de vie lui permettant un ancrage le plus sûr et le plus efficace possible dans la réalité concrète d’où le ressenti, les émotions et les sentiments sont proscrits et bannis. La vie imaginaire est de ce fait sensiblement bridée aussi.

Le patient s’efforce là aussi à un conformisme extrême.

Il procède à une très forte banalisation, évacue les aspects potentiellement problématiques, refuse de s’attarder sur tout ce qui est susceptible de réveiller des souffrances enfouies ou de concerner des points névralgiques lui rappelant sa vulnérabilité.

Nour semble se situer dans une démarche un peu forcenée de positivation à tout crin (pouvant éventuellement se fonder sur un processus de déni).

On note même des efforts effectués pour tenter de dédouaner la violence et d’apprivoiser, voire presque de banaliser, la mort lorsque celles-ci se trouvent trop explicitement suggérées par les images.

Le surinvestissement du factuel et du concret semble par ailleurs pour le patient constituer la condition incontournable d’une inscription possible dans l’avenir.

Le contact du patient, son discours paraissent signaler une ferme inscription de celui-ci dans des contingences concrètes, une adhésion à des processus qui paraissent relever d’un dynamisme de vie, investi de manière presque forcenée (avec l’énergie du désespoir ?).

Les investigations projectives semblent confirmer cet élan de vie, mais au service duquel se trouvent vraisemblablement mis des processus de refoulement (et non pas de dépassement et d’élaboration psychique) vis-à-vis d’aspects et d’éléments potentiellement pathogènes ou ayant induit une souffrance psychique dans le passé.

On peut naturellement éventuellement redouter l’effet délétère de tels processus de refoulement. »

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