L'article ci-dessous sera suivi d'un second, en préparation, ancré dans un livre à paraître aux Presses Universitaires de Rennes, écrit par le Collectif Didactique pour Enseigner : Un art de faire ensemble. Les ingénieries coopératives.
Les précédents livres du Collectif Didactique pour Enseigner :
Didactique pour Enseigner (2019)
Enseigner, ça s'apprend (2020)
Renforcer les coopérations entre enseignants et chercheurs en éducation
Gérard Sensevy, Yves Chevallard, Loïs Lefeuvre
L’École est en souffrance. Les témoignages de nombreux professeurs sont éclairants sur la profondeur de la crise. À leur lecture, on peut se persuader à la fois de la difficulté croissante du métier, de la manière souvent admirable dont les professeurs font face, et de la solitude qu'ils ont à affronter, quelles que soient par ailleurs les aides qu'on puisse leur apporter. Les démissions, jadis très rares, sont de plus en plus nombreuses. Elles constituent probablement un symptôme de cette difficulté.
Lorsqu'on étudie de près les élèves et les capacités qu'ils doivent développer à l'école, les recherches et les constats sont abondants, qui relèvent à la fois certains manques dans leurs performances, des conceptualisations insuffisamment développées, et des difficultés à l'autonomie intellectuelle, jusqu'à une forme de « mal-être » propre, pour certain.e.s, à la fréquentation de l'école.
Que faire, alors ?
Reconstruire la formation des professeurs, reconstruire leur métier
Il faut reconstruire en profondeur les conditions de l’action des professeurs, et plus généralement des professionnels de l'éducation, dans le sens d’une coopération organique dans l'étude collective des questions vives de la profession. Il faut donc changer la formation. Il ne s'agit pas ici de critiquer les formateurs d'enseignants, ni les institutions de formation. Il s'agit de prendre conscience que l'infrastructure même de la formation (en particulier, un concours en fin de master, la rédaction d'un mémoire de recherche en même temps que le travail dans les classes à tiers temps, la variété des cursus des professeurs en formation) est contreproductive.
En lieu et place, une solution ambitieuse et simple existe : introduire systématiquement des unités de préprofessionnalisation durant la licence ; placer un concours professionnel exigeant sur le plan des savoirs en fin de licence ; consacrer les deux années de master à la formation au métier, au sein d'écoles ou d’instituts de formation universitaires autonomes, les professeurs en formation ayant le statut de fonctionnaires stagiaires, le mémoire de recherche professionnelle, centré sur la pratique de classe, étant accompli dans les meilleures conditions de coopération ; enfin, entériner la fin de ces deux ans de formation initiale par un master spécifique « sur titre de professeur », à l’instar de ce que font les écoles d'ingénieurs, qui permette aux professeurs d’éventuellement poursuivre en thèse professionnelle spécifique.
À la suite de cette formation initiale renouvelée, la formation continue doit être forte et régulière, fondée sur des collectifs de professeurs et de formateurs travaillant ensemble sur les problèmes fondamentaux de la pratique, en lien étroit avec des chercheurs, dans le développement continu d'une organisation coopérative du travail.
Reconstruire la recherche en éducation
Construire des liens étroits avec la recherche est une nécessité de la formation initiale et de la formation continue, et plus généralement une nécessité pour la profession. Imaginerait-on des avocats, des médecins, des ingénieurs, dont la formation se ferait sans lien étroit avec la recherche ?
La profession de professeur doit gagner son autonomie, à l'instar de celles citées ci-dessus, et pour cela elle doit s'appuyer sur une véritable recherche professionnelle. Cette recherche n’est l'apanage d'aucune discipline de l'université, mais elle doit instituer comme son objet fondamental le travail même du professeur, dans sa signification première : la transmission intelligente des savoirs et l’étude des questions vives de la culture. Les recherches en éducation dont les objets sont autres sont bienvenues lorsqu'elles permettent de mieux comprendre l’action du professeur avec les élèves, mais l'important est que la recherche qui fait du travail du professeur dans les classes son objet de science soit significativement développée. Pour cela, l'infrastructure actuelle est insuffisante. En 2011, l'Institut Français d'Éducation (Ifé) a remplacé l'Institut National de la Recherche Pédagogique. L’Ifé est aujourd'hui une composante de l'École Normale Supérieure de Lyon. Là aussi, une forme d'autonomie doit prévaloir. Il faut construire, par exemple sur la base de cet institut – et notamment en développant les Lieux d’Éducation Associés qu’il fédère – ce qui pourrait constituer un INSERM pour l'éducation, un institut national de l'éducation et de la recherche en éducation, établissement public à caractère scientifique et technologique qui deviendrait un lieu crucial de la rencontre entre celles et ceux qui travaillent « dans » l'école et « sur/avec » l'école.
Une formation et une recherche en éducation ainsi renouvelées dans leurs finalités et dans leur structure institutionnelle pourraient avancer dans le sens aujourd'hui déterminant d'une coopération intense entre professeurs et personnels d'éducation, d'une part, et chercheurs en éducation, d'autre part. Ce type de coopération, la recherche le montre bien, est au cœur des avancées que certains pays peuvent attester en matière d'éducation, et en matière d'enseignement réussi.
Cette reconstruction, de la formation des professeurs et donc de la profession de professeur, d'une part, et de la recherche en éducation, d'autre part, aura des conséquences prégnantes sur l'enseignement et l'apprentissage : la forme scolaire classique, c'est-à-dire la structure classique de l'enseignement telle qu'on peut encore l'appréhender dans les classes aujourd'hui, est corsetée par un temps programmé, qui empêche l'enquête approfondie des élèves. Il s’agira alors de refonder les programmes autour de questions vives et de savoirs vivants. Questions vives, produites par l’enquête et objets de l’enquête, comme lorsque les élèves, de l’école élémentaire à l’université, sont rendus et se rendent capables, avec leurs professeurs, d’interroger le monde, naturel et social, dans lequel ils vivent ; savoirs vivants, issus de ce questionnement, et auxquels les connaisseurs des pratiques de la culture – par exemple les artisans, les scientifiques, les ouvriers, les artistes –, peuvent trouver de la pertinence et de l’intérêt. Des professeurs et chercheurs travaillant ensemble sur les formes concrètes de l'enseignement, cela pourrait avoir la conséquence cruciale de permettre aux élèves, et à tous les élèves, de mieux comprendre, de mieux réussir. Leur émancipation raisonnée est à ce prix.
Gérard Sensevy est professeur des universités émérite à l’Université de Bretagne Occidentale
Yves Chevallard est ancien professeur des universités à l’Université d’Aix-Marseille
Loïs Lefeuvre est ancien directeur de l’IUFM de Bretagne, docteur en sciences de l’éducation