Contribution à Carnets rouges, Octobre 2018
Quelle conception de la recherche en éducation ?
Gérard Sensevy, CREAD, ESPE de Bretagne/Université de Bretagne Occidentale
L'idée que la science puisse aider à la vie bonne est très ancienne. L'idée qu'elle puisse contribuer à rendre les pratiques humaines plus efficaces l'est presque autant. Mais de quelle science parle-t-on ? Qu'est-ce qui, dans la science, lui confère ces propriétés ? Et quel est le sens de ces questions si l'on considère les pratiques d'éducation ? Les lignes qui suivent constituent une petite exploration de ces interrogations.
1. La question de la preuve
Dans le monde de l'éducation, la question de la preuve joue un rôle de plus en plus crucial. Venue d'autres domaines (en particulier de la médecine), l'evidence-based practice (expression qu'on pourrait traduire plus ou moins improprement par « pratique fondée sur les preuves ») tend à devenir un (voire le) critère majeur d'évaluation de la pertinence et de la « scientificité » des pratiques. Concrètement, cela signifie en général qu'on va évaluer les résultats des élèves avant un enseignement, après un enseignement, et qu'on va mesurer la différence dans les progrès effectués entre un groupe « contrôle », qui n'a pas bénéficié de l'enseignement expérimenté, et un groupe « expérimental », qui en a bénéficié. La preuve d'efficacité est ici de nature statistique. On peut montrer par exemple qu'en moyenne, sur tel type d'exercices, les élèves du groupe expérimental auront (ou non) significativement mieux performé que les élèves du groupe contrôle. Malgré sa consistance, l'evidence-based practice soulève des difficultés conceptuelles. Par exemple, on constate que souvent, un enseignement considéré comme efficace, lorsqu'il est plus ou moins généralisé au-delà de l'expérimentation initiale, perd de son efficacité. Les chercheurs du domaine tentent alors d'expliquer cette défaillance et d'y remédier.
Depuis une quinzaine d'années, on a assisté, d'abord dans le champ de la médecine, et plus récemment dans le champ de l'éducation, au développement d'une réflexion intéressante. Retournant l'expression, certains chercheurs insistent sur l'intérêt d'une practice-based evidence (expression qu'on pourrait traduire plus ou moins improprement par « preuves fondées sur la pratique »). Les discussions sur cette question sont actuellement fournies, notamment dans le champ de l'éducation1. Elles nous semblent très importantes, pour la raison suivante. Pouvoir amener des éléments de preuve statistique d'un enseignement donné nous paraît capital. Mais les preuves statistiques valent ce que valent les unités de base sur lesquelles portent les statistiques (par exemple la réussite à telle ou telle épreuve). Par exemple, dans un test standardisé, il n'est pas toujours facile de s'assurer qu'une épreuve est pertinente, et il est encore moins facile de considérer que le même résultat obtenu par des élèves différents renvoie au même genre de connaissance pour chacun de ces élèves : performances identiques ne signifient pas forcément compétences identiques.
Il apparaît potentiellement pertinent, alors, de disposer de preuves fondées sur la pratique. Quelles sont-elles ? De fait, elles existent partout dans le monde social. Un boulanger félicite son apprenti : la cuisson du pain est réussie. Il s'agit d'une preuve fondée sur la pratique, c'est-à-dire sur une connaissance pratique du monde, qui est celle du boulanger, qui lui sert à qualifier l'effort de son apprenti. On pourrait dire la même chose de nombreuses situations de transmission, et bien au-delà. Les preuves statistiques, ici, seraient sans pertinence réelle, alors que les preuves fondées sur la pratique, on pourrait dire les preuves culturelles2, sont essentielles. C'est la première assertion que nous fournirons ici : une science des pratiques d'éducation devrait pouvoir faire droit aussi bien à la détermination de pratiques fondées sur des preuves – evidence-based practice, preuves statistiques – qu'à la production de preuves fondées sur la pratique – practice-based evidence, preuves culturelles.
2. Une division du travail ancestrale entre la contemplation et l'action
Construire une science des pratiques d'éducation, qui s'inscrit donc au sein des sciences de la culture, amène à la rencontre de nombreux problèmes bien spécifiques des pratiques humaines, qu'on ne rencontre pas (ou indirectement) dans les sciences de la nature. En particulier, une science des pratiques d'éducation suppose qu'on étudie le travail des professeurs et des élèves. Mais cette étude est elle-même soumise aux déterminants sociaux. Parmi ceux-ci, l'idéologie qui repose sur une division du travail ancestrale (et qui l'entraîne en retour), entre la contemplation, la théorie, et l'action, la pratique. La théorie est noble, la pratique ne l'est pas. En éducation, quelles que soient les bonnes volontés individuelles, il semble difficile de se débarrasser de l'idée selon laquelle le chercheur sait, et va dire au professeur ce qu'il doit faire, au besoin par le truchement d'injonctions institutionnelles qui reprennent peu ou prou certains discours de la recherche. De plus, si le chercheur sait sur la base de preuves statistiques produites dans une recherche en evidence-based practice (cf. ci-dessus), sa légitimité sera grande, et celle du professeur petite. Les preuves fondées sur la pratique que le professeur pourrait construire, en particulier au sein de collectifs spécifiques, ont bien peu de chance d'émerger. Cette division du travail, entre celui qui produit la connaissance et celui qui agit, est donc profondément contre-productive, non seulement sur le plan éthique ou politique, mais sur le plan épistémologique : elle minore ce que le professeur, en tant que connaisseur pratique de son métier, pourrait apporter à la science.
3. Nécessité d'une recherche en éducation à la fois anthropologique et ingénierique
Reprenons les idées précédentes. Une science des pratiques d'éducation devrait pouvoir s'appuyer aussi bien sur des preuves statistiques que sur des preuves culturelles. Pour cela, elle devrait se dégager du dualisme d'une division du travail entre chercheurs et professeurs, de sorte, en particulier, que la connaissance pratique des professeurs puisse contribuer aux constructions scientifiques. Cette vision des choses suppose selon nous une conception spécifique de la recherche en éducation. Celle-ci doit être à la fois anthropologique et ingénierique. Qu'est-ce à dire ? La recherche doit être anthropologique, c'est-à-dire qu'elle doit chercher la compréhension des pratiques humaines. Elle doit être ingénierique, c'est-à-dire qu'elle doit chercher la transformation – vers la vie bonne – des pratiques humaines. L'essentiel, ici, est que ces deux fonctions ne sont pas dissociées. La science doit comprendre pour transformer pour comprendre (de nouveau) pour transformer (de nouveau), etc. Ce mouvement itératif entre compréhension et transformation est banal dans les sciences de la nature ; il semble pourtant rare dans les sciences de la culture, où l'on considère souvent (peut-être un effet du dualisme précédemment évoqué) que la recherche d'intelligibilité et la recherche d'efficacité ne sont pas compatibles, ou ne doivent pas être effectuées par les même agents. Une telle conception de la recherche en éducation (compréhension et transformation entrelacées) nous a amenés à produire ce que nous avons appelé des ingénieries didactiques coopératives. Nous allons dire quelques mots de cette entreprise, mais avant cela, arrêtons-nous un instant sur l'idée de coopération entre professeurs et chercheurs.
4. Nécessité éthique, politique, scientifique, épistémologique, de la coopération professeur-chercheur
L'idée que nous voulons défendre ici est la suivante. Il y a une nécessité, pour développer une science des pratiques d'éducation, de coopération entre professeurs et chercheurs. Cette nécessité est multiple. Elle est éthique, au sens particulier où une telle science ne peut reposer que sur une attention mutuelle, des chercheurs à la pratique des professeurs, et des professeurs à la pratique des chercheurs. L'idée est que chacun connaisse la pratique effective de l'autre, et s'en nourrisse. Elle est politique, puisque rompre avec le dualisme de la contemplation et de l'action est un préalable à toute recherche d'égalité, et d'égalité de relation, entre professeur et chercheur. Elle est scientifique, au sens précisé ci-dessus, parce que la coopération peut permettre une meilleure appréhension de l'enseignement et de l'apprentissage, en particulier dans la construction de ce que nous avons nommé des preuves culturelles, ancrées dans la connaissance pratique de l'action. Elle est épistémologique : comment mieux comprendre la pratique des professeurs sans l'action effective et éclairée des professeurs eux-mêmes, et sans le dialogue qu'ils peuvent élaborer avec des chercheurs ? L'élaboration d'ingénieries coopératives s'inscrit dans cette nécessité multiple.
5. Les ingénieries coopératives
Au sein d'une ingénierie coopérative, professeurs et chercheurs travaillent ensemble. Leur collectif élabore une séquence d'enseignement. Celle-ci est mise en œuvre dans les classes, elle est évaluée par le collectif, qui s'en propose une nouvelle version, en produisant de nouvelles hypothèses d'amélioration de la pratique. Cette nouvelle version de la séquence d'enseignement est mise en œuvre, et le processus se développe par itérations successives, souvent sur plusieurs années.
Une ingénierie coopérative repose sur quelques principes, qui consonnent avec les considérations qui précèdent. Parmi eux, un principe de définition commune des fins pour l'action. Celles-ci – par exemple les objectifs et les stratégies de la séance d'enseignement – sont déterminées le plus possible ensemble par les chercheurs et les professeurs. Cette définition commune des fins de l'action repose sur un travail collectif intense du savoir qu'il s'agit de faire approprier aux élèves. Un principe de recherche de symétrie, qui récuse toute division du travail a priori entre chercheurs et professeurs. Par exemple, après un long travail commun, la construction d'une preuve culturelle peut être le fait d'un professeur comme d'un chercheur. Un principe d'assomption des différences : la coopération ne signifie pas un idéalisme ignorant des différences pratiques entre professeurs et chercheurs. Au contraire, chaque participant à l'ingénierie doit assumer son point de vue, de sorte que les différences et la variété profitent à l'entreprise collective. Un principe de la posture d'ingénieur : dans la production des séquences, à certains moments, professeurs et chercheurs occupent les uns comme les autres la même posture d'ingénieur.
Nous conclurons ces quelques remarques sur un exemple concret d'ingénierie coopérative.
6. Une ingénierie coopérative : l'exemple d'ACE
Nous faisons vivre une ingénierie coopérative au sein du projet Arithmétique et Compréhension à l’École élémentaire (ACE3). Cette recherche présente les caractéristiques suivantes :
- professeurs et chercheurs co-construisent dans un même collectif une progression pour le CP et le CE1 en mathématiques ;
- cette progression a été évaluée, dans un processus d'evidence-based practice, quatre années consécutives, au CP et au CE1, sur la base d'un pré-test en début d'année, post-test en fin d'année, comparant un groupe « expérimental » (les professeurs mettant en œuvre la progression ACE), et un groupe contrôle (des professeurs travaillant de manière habituelle). Chaque groupe rassemblait plus d'un millier d'élèves. Pour chacune des quatre évaluations, les « élèves ACE » ont réussi significativement mieux que les élèves du groupe contrôle, en particulier lorsqu'ils étaient scolarisés en enseignement prioritaire ;
- l'ingénierie coopérative, puisqu'elle repose sur la co-construction de la progression par les professeurs et les chercheurs, fournit une grande partie de son travail à partir de films de la pratique. Ces films sont commentés et analysés, intégrés au sein de systèmes hybrides texte-image-son (SHTIS4), et peuvent ainsi constituer des exemples emblématiques de la pratique ACE, dans lesquels des moments particuliers de la progression sont étudiés. Ces exemples emblématiques pourraient constituer des preuves culturelles (practice-based evidence) de l'efficacité de la pratique ACE.
L'ingénierie coopérative ACE peut ainsi à la fois se concevoir comme un effort pour relier organiquement le travail conjoint de professeurs et de chercheurs dans la co-construction continue de pratiques d'enseignement plus efficaces, et comme une tentative de conjuguer preuves statistiques et preuves culturelles dans l'appréhension de cette efficacité.
Références
Collectif Didactique pour Enseigner (2019). Didactique pour enseigner. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Blocher, J-N (2018). Comprendre et montrer la transmission du savoir. Les systèmes hybrides comme lieu de production et d'écriture de phénomènes. Illustration en théorie de l'action conjointe en didactique. Thèse de sciences de l'éducation : Université de Bretagne Occidentale.
Joffredo-Le Brun, S., Morellato, M., Sensevy, G., & Quilio, S. (2018). Cooperative engineering as a joint action. European Educational Research Journal, 17(1), 187‑208. https://doi.org/10.1177/1474904117690006
Sensevy, G. (2011). Le sens du savoir. Bruxelles : De Boeck
1On pourra lire à ce sujet le dossier proposé par la revue Éducation & Didactique depuis son numéro 11.2, dossier qui se poursuit au rythme des livraisons de la revue https://www.cairn.info/revue-education-et-didactique-2017-2.htm.
2Qu'on peut nommer aussi « anthropologiques ».
3 Le site de la recherche ACE : http://blog.espe-bretagne.fr/ace/ ; le site de l'ingénierie coopérative (LéA) associée à cette recherche : http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-differents-lea/reseau-ace-ecoles-bretagne-provence.
4 Pour un exemple de tels systèmes hybrides texte-image-son (SHTIS), cf. http://pukao.espe-bretagne.fr/public/tjnb/shtis_ace/reseau_analyse_approximation.html