Concernant l’affaire impliquant Julien Théry dont les termes ne sont pas ici repris en détail, voir si besoin : https://france3-regions.franceinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/rhone/lyon/la-teneur-des-propos-n-est-pas-compatible-avec-les-valeurs-de-l-universite-lyon-2-suspend-le-professeur-accuse-d-antisemitisme-3260192.html
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L'Université de Lyon II a fait savoir hier après-midi par un communiqué que sa présidente avait pris la décision de suspendre Julien Théry, enseignant-chercheur en histoire, de toutes ses fonctions à titre conservatoire.
Au regard des attaques et des menaces subies par Julien Théry en ce moment même, cette suspension, aurait pu, voire dû, être légitimement décidée dans le but de protéger l'intéressé contre des risques d'atteinte à sa personne. En effet, comme l'université ne pouvait l'ignorer, divers médias et réseaux sociaux ont notamment indiqué l'adresse de lieux où se tiennent ses activités d'enseignement, ce qui, a priori, caractérise le délit prévu à l'article L. 223-1-1 du code pénal : "Le fait de révéler, de diffuser ou de transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d'une personne permettant de l'identifier ou de la localiser aux fins de l'exposer ou d'exposer les membres de sa famille à un risque direct d'atteinte à la personne ou aux biens que l'auteur ne pouvait ignorer est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende."
Or, si l'on s'en tient aux termes du communiqué de l'université, la suspension prononcée n'a rien d'une mesure de protection accordée à un agent menacé. Elle présente en effet l'apparence d'une sanction préalable à tout jugement disciplinaire ou pénal dès lors que sa motivation indiquée ne repose absolument pas sur l'intention de préserver l'établissement d'"inconvénients suffisamment sérieux pour le service" ou d'éviter de nuire au "déroulement des procédures en cours", comme le veut la jurisprudence. Le seul trouble avéré au bon ordre de l'établissement provoqué par les posts litigieux de Julien Théry ne semble être ici que celui causé aux perceptions subjectives et à la morale de ses dirigeants qui estiment que "la teneur des propos et du visuel que celui-ci a postés sur les réseaux sociaux n’est pas compatible avec les valeurs de la République et de l’Université". Or il ne semble pas que le seul fait que des dirigeants universitaires aient été heurtés par les prises de positions affichées sur Facebook par l'un de leur collègue professeur soit de nature, en fait comme en droit, à caractériser un trouble à l'ordre public ou une entrave au bon fonctionnement de l'université et à ainsi justifier une suspension immédiate de toute fonction.
En l'occurrence, la suspension dont il s'agit, quand bien même elle serait sans nul doute jugée régulière par le juge administratif, n'en paraît pas moins gravement illégitime. La faute supposée avoir été commise par Julien Théry est en l'espèce celle d'un abus de sa liberté d'expression dans un cadre qui n'a rien de professionnel et qui se présente sans lien évident avec le service ni avec l'exercice de la liberté académique des universitaires que la constitution protège.
Aussi, en l'absence de troubles avérés, de quel droit l'Université de Lyon II se permet-elle de suspendre en enseignant-chercheur au motif qu'en dehors du service il a exprimé publiquement une opinion ou manifesté des sentiments personnels qui choquent la morale des responsables de l'établissement ? Il ne semble pas, sauf circonstance exceptionnelles, qu'une université puisse se permettre de suspendre un enseignant-chercheur au simple motif qu'en tant que citoyen ordinaire il a diffusé des posts heurtant l'esprit de son employeur, celui-ci les tenant pour incompatibles avec les valeurs de la République et de l'université, sans que l'on sache d’ailleurs lesquelles en particulier. Si les posts en question ont sans nul doute manqué au devoir "de tolérance et d'objectivité" que le code de l'éducation impose aux enseignants-chercheurs dans l'exercice de leurs fonctions, il reste que Julien Théry a en l'espèce agi en dehors de ses fonctions et qu'il ne se trouvait donc pas soumis, en tant que citoyen ordinaire, à une telle obligation. Ses posts litigieux repris à l'envi par ses détracteurs d'extrême droite et/ou s'affichant sionistes ne portent en réalité atteinte qu'à son propre honneur et à celui que ceux qu'il a pu gravement offenser, pas à l'honneur de son université d'exercice qu'il n'a manifestement en rien engagé, ni en intention ni en actes.
Certes, l'université était certainement fondée à procéder à un signalement au procureur de la République visant les faits imputés à tort ou à raison à Julien Théry en application de l'article 40 du code de procédure pénale. Ses dirigeants pouvaient en effet estimer avoir eu connaissance d'un possible délit d'antisémitisme ou d'incitation à la haine commis par l'un de ses enseignants-chercheurs et se sentir tenus d'en faire signalement sans délai. Mais la suspension conservatoire de Julien Théry paraît pour sa part disproportionné et non nécessaire dans une société démocratique dès lors que ce n'est pas l'universitaire dans l'exercice de ses fonctions qui est en cause mais le citoyen ordinaire, celui-ci n'ayant éventuellement et avant tout de compte à rendre qu'à la justice pénale en cas d'expression publique contrevenant à la loi commune. Et non pas à son employeur, que celui-ci soit une entreprise agroalimentaire, un chantier naval ou une université publique !
Pour résumer, la suspension de Julien Théry tend assurément à manifester un glissement inquiétant puisque qu'une université a en l'occurrence privé temporairement de l'exercice de sa profession un enseignant-chercheur pour un "délit d'opinion" seulement présumé alors que ce dernier, s'il se révélait avéré, a été commis strictement en dehors du service. À ne pas y prendre garde, on pourrait bientôt trouver, par exemple, un enseignant-chercheur suspendu à titre conservatoire au motif d'atteinte à la réputation de l'établissement pour avoir publié en citoyen ordinaire une opinion critique défavorable au président de la région d'implantation de son université alors que celle-ci en est un partenaire économique majeur. Ce qui, toutefois, n'empêche pas de considérer qu'il ne saurait être reproché à l'université d'avoir saisi le procureur au titre de l'article 40 du code de procédure pénale. Mais cela pour mieux affirmer que, dans le cas d'espèce, l'Université de Lyon II aurait dû s'astreindre à attendre le résultat final de l'enquête préliminaire ouverte par le procureur, voire l'issue ultime de la procédure pénale et une éventuelle condamnation de Julien Théry. En cas de condamnation, la présidente de l'établissement aurait alors eu tout le loisir d'engager une procédure disciplinaire à son encontre. Mais non pas au motif d'une opinion privée lui déplaisant et qu'une section disciplinaire d'université n'a manifestement pas à connaître : seulement, en ce cas, au motif d'une "vérité judiciaire" attestée par une condamnation pénale définitive infligée en répression d'une infraction d'abus commise dans l'exercice de la liberté d'expression.
De là à penser que l'Université de Lyon II se soit couchée devant les attaques visant Julien Théry en assumant, avant toute caractérisation d'une infraction, de sanctionner par une suspension conservatoire un exercice singulier et litigieux de sa liberté d'expression par un citoyen, fut-il enseignant-chercheur de l'établissement, il n'y a qu'un pas. On peut d'ailleurs le franchir volontiers car l'attitude de l’Université de Lyon II se révèle bel et bien préoccupante et illustrer parfaitement l'air du temps universitaire. En 1999, nulle voix de dirigeants universitaires ne s'était en effet élevée pour réclamer la suspension du sociologue Pierre Bourdieu alors en fonction au Collège de France au motif d'incitation à l'émeute par l'usage d'une formule non "compatible avec les valeurs de la République et de l’Université" : "Tant qu’on brûlera des voitures, on enverra les flics... Il faut un mouvement social qui peut brûler des voitures, mais avec un objectif." C'était il y a bien longtemps...