Hervé Hamon a posté sur un célèbre réseau social un message d'un bon sens sans limite, intitulé : "Bien sûr qu'il faut ouvrir les bibliothèques le dimanche! Partout où ça se tente, les lecteurs sont là..."
La déferlante est en marche : partout, dans le langage écrit ou parlé, surtout dans les "milieux autorisés", l'ouverture dominicale des bibliothèques publiques a rang d'évidence avec exigence d'application sans délai. Cela, avant-même que les bibliothèques elles-mêmes aient eu le temps et les moyens d'une organisation nouvelle imposée par ce néo-diktat, une règle vis-à-vis de laquelle on ne saurait transiger. Sauf, bien-sûr, archaïsme, aveuglement, conservatisme, et autres insupportables bétises.
La pluralité du réseau de bibliothèques d'un côté, la précarité budgétaire induite par les baisses de dotations aux collectivités de l'autre, la prise en compte des conditions de travail et de revenus des agents, font des discours ambiants, dont celui de M. Hamon, un monument d'irréalisme. La journée d'études organisée à Beaubourg par le ministère de la culture en septembre dernier l'a montré : l'obligation d'ouverture dominicale uniforme rencontrerait de fortes difficultés d'application selon les lieux d'implantations; nombre de municipalités et de directions des bibliothèques ont déjà étendu les horaires d'ouvertures des établissements en redéployant les effectifs et aménageant le travail, avec, comme au Havre, la disparition des deux jours systématiques de repos, ou comme dans d'autres villes dotées de bibliothèques en réseaux, l'obligation pour les agents de se déplacer d'un établissement à l'autre. Cela, au détriment inévitable de la qualité de leur service et sans rallonge budgétaire - sinon recours à des primes dites "incitatives" qui alignent peu à peu les statuts des agents publics des bibliothèques sur ceux du privé.
Les ouvertures dominicales systématiques des bibliothèques sont donc vues par de beaux esprits, de droite et de gauche néo-libérales, comme ne souffrant ni restriction ni même discussion, appelées à devenir, à l'égal de nombreuses branches privées, un cheval de Troie supplémentaire de la flexibilité à outrance sans laquelle nulle modernité ne serait concevable. Les mêmes assignent aux bibliothèques la mission de seconder les commerces de bouche pour ranimer les centre-villes (Sylvie Robert, sénatrice socialiste, auteure d'un rapport sur les ouvertures dominicales des bibliothèques en 2012, lors de la journée de Beaubourg en septembre), ou les décrivent comme des lieux de passage chauffés qui attirent naturellement du monde (Laurence Engel, directrice de la BNF, France Culture, 28/11/2017). Tout cela, sans compter avec le bain austéritaire dans lequel l'économie est plongée, avec ses baisses de dotations aux collectivités amenant des budgets culturels en retrait, et plaçant les villes et bibliothèques devant deux discours concurrents, que l'optimisme cool ambiant voudrait synthétiser : restreignez vos moyens, mais ouvrez plus ! Ou comment le dogme du "faire plus et mieux avec moins" trouve son exacte traduction dans l'absurde et le grotesque, façon Ionesco.
REVENONS A L'ESSENTIEL : UN SERVICE PUBLIC DE LA LECTURE
Impossible évidemment de nier cette autre évidence : le chamboulement des rythmes de vie et de travail, et l'exigence d'accès du plus grand nombre aux livres et à la lecture imposent de revoir les horaires d'ouvertures des bibliothèques. Mais pareille orientation doit être indissociable d'une vraie étude des liens entre la vie économique et sociale des individus et de la collectivité d'un côté et des livres de l'autre. L'économie financiarisée, de temps court audio-visualisé et de stress, a démontré de mille façons sa nocivité pour la culture en général et la lecture en particulier : la définition d'un cadre de vie individuel et collectif faisant une place notable à la culture est un impératif politique; d'autre-part, les décisions d'adaptation des rythmes d'ouvertures des bibliothèques aux emballements de la vie courante ne peut se faire que moyennant conditions :
. Révisions d'effectifs à la hausse pour préserver la qualité du travail et condamner toute perte de qualité de service,
. Exigence maintenue et développée de qualification pour tous les agents des bibliothèques,
. Adaptation des rémunérations des agents aux tâches et horaires nouvelles amenées par les extensions d'ouvertures.
"Irréaliste ! ". Bien sûr. Demander le mieux, la qualité, le respect des indices de bonne vie vous vaudront plus que jamais une avalanche d'épithètes gracieux, dont "irréaliste" sera le plus diplomate. Peu importe. L'irréalisme au milieu d'un monde en effondrement vous a un goût prononcé de raison. Je prends le risque de l'immodestie et laisse l'aveuglement au vieux monde.