L’article de Guillaume Perrault intitulé « Quand la LDH excusait les procès staliniens » paru dans Le Figaro du 18 avril 2023 tente d’alimenter l’offensive contre la Ligue des droits de l’Homme lancée par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et reprise par la Première ministre, Elisabeth Borne, en essayant cette fois de trouver dans le passé de cette association de nouveaux arguments pour la dénigrer.
Il s’agit de sa réaction face aux scandaleux Procès de Moscou qui se sont succédé entre août 1936 et mars 1938 dans l’URSS de Staline à propos de laquelle des auteurs avaient déjà mis en cause la LDH comme, plus généralement, la gauche française lors du Front populaire. Le Figaro y reprend les arguments déjà développés en 1984 par Christian Jelen dans son livre L’Aveuglement. Les socialistes et la naissance du mythe soviétique, et reprises en 1995, par François Furet, dans Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXème siècle. Les mêmes accusations à l’emporte-pièce ont été répétées en 2013 dans le Dictionnaire historique et critique de l’antiracisme dirigé par Pierre-André Taguieff (PUF), par une notice sur la LDH de Max Lagarrigue qui avait aussi été l’auteur en 2006 de l’article, « D’un totalitarisme à l’autre… Les liaisons dangereuses de la Ligue des droits de l’Homme », dans la revue éphémère, Le Meilleur des mondes, créée pour défendre l’intervention des Etats-Unis en Irak.
La LDH ayant eu la bonne idée de documenter, grâce à ses Observatoires des libertés publiques, le comportement abusif de certains éléments des forces de police ou de gendarmerie lors des manifestations du 25 mars contre la mégabassine installée à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres, Gérald Darmanin a incité les institutions et les collectivités locales à cesser toute subvention à cette association qui ne cesse depuis cent vingt cinq ans de s'efforcer de défendre les droits de l’Homme et fait l'objet d'une reconnaissance mondiale. Elisabeth Borne a essayé d’élargir l'attaque en accusant de verser dans l’antisémitisme cette association qui s’attache pourtant à opérer une distinction rigoureuse entre la critique fondée sur le droit international de la politique des gouvernements de l’Etat d’Israël et les dérives antisémites qui rejaillissent y compris lors des mouvements de solidarité avec le peuple palestinien. Cette fois, dans la suite de cette offensive lancée par Darmanin contre la LDH, Le Figaro va chercher de nouveaux arguments pour la dénigrer les positions qu'elle avait prises dans la période qui suivait l’accession de Hitler au pouvoir en Allemagne et où les persécutions antisémites et la politique expansionniste du Reich laissaient craindre les horreurs que connaîtra l’Europe lors de la Seconde guerre mondiale et constituaient sa principale préoccupation.
Le Figaro reprend dans cet article les mêmes accusations inexactes proférées par ces auteurs contre la LDH, lui reprochant, sous prétexte d’antifascisme, d’avoir adopté dans l’entre-deux-guerres une attitude prosoviétique. Rien de plus inexact car elle a dénoncé avec force la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie après leur coup d’Etat réussi d’octobre 1917. En mars 1919, à la suite d’une commission d’enquête qu’elle a constituée le 28 novembre 1918 après la dissolution de l’Assemblée constituante par les bolcheviks, elle a, tout en s’opposant aux interventions étrangères contre l’URSS, condamné fermement leur régime et ses atteintes à la démocratie. Dans sa revue, Les Cahiers des droits de l’homme, l’historien Alphonse Aulard écrit en janvier 1920 un article intitulé « Le bolchevisme et la France » expliquant que les bolcheviks n’étant pas élus comme l’avait été en 1792 en France la Convention nationale, ils ne représentaient pas le peuple russe. Et dans la même revue, un article d'Henri Guernut intitulé « Le problème russe et la Ligue des droits de l’Homme » publié le 5 février 1920 appelait tous les démocrates hostiles à la tyrannie à s’opposer au bolchevisme.
Cette position a scandalisé la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), le jeune PCF, qui a introduit en 1925 dans les cartes de ses adhérents, un volet que tous devaient signer comportant un engagement de non appartenance à la Ligue des droits de l’Homme. Et quand, en 1923, la LDH a créé, avec une association allemande, la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), les représentants russes qui y ont siégé jusqu’en 1938 ont tous été des opposants en exil au pouvoir soviétique. C’était le cas en particulier du juriste Boris Mirkine-Guetzévitch, qui a fait partie en 1935 de la commission créée par la LDH pour enquêter sur les Procès de Moscou et composée aussi du président de la Ligue, Victor Basch, et de l’avocat qui était l’un des conseillers juridiques de l’association sans faire partie de ses responsables élus dans ses instances, Raymond Rosenmark.
Le rapport du seul Rosenmark
Mais celle-ci n’est pas parvenue à un consensus et ses conclusions présentées le 18 octobre 1936 devant son comité central par le seul Raymond Rosenmark ne peuvent être présentées comme validées par l’association. Son rapport contient des phrases choquantes, qui créditent la culpabilité des accusés à partir de leurs seuls aveux obtenus sous la torture : « Si Dreyfus avait fait des aveux, est-ce que la Ligue se serait dressée pour sa défense comme elle l'a fait ? ». La jurisprudence et la doctrine de tous les pays font de l'aveu public, selon lui, « une preuve définitive de culpabilité ». Victor Basch, qui aurait souhaité que la commission d’enquête entendent le fils de Trotsky, Léon Sedov, n’a pas souscrit à ce rapport et a dit son « trouble » et ses « angoisses » devant le bureau de la LDH qui a validé néanmoins la présentation du rapport Rosenmark au comité central. Un autre membre de cette instance, très populaire dans l'association, Félicien Challaye, a souligné a contrario que les condamnés « ont été brisés par une longue instruction préalable », que leurs aveux ne signifient rien et a estimé que la LDH doit protester avec la plus grande énergie.
La discussion s’est achevée sans vote. Victor Basch déclare que l'enquête n'est pas close, qu'elle n'est que suspendue. Il reconnait que Rosenmark n'a envisagé que la dimension juridique, dans un rapport incomplet et provisoire qu'il qualifie d'« avant-rapport ». Mais les Cahiers des droits de l'homme publient le 15 novembre 1936 le rapport Rosenmark et un article qui dénonçait sa cécité, soutenu par dix membres du comité central, est refusé. Au congrès suivant, à l'été 1937, Félicien Challaye conteste de nouveau que des aveux extorqués sous la torture constituent une preuve : « Si un dictateur m'avait emprisonné, s'il exigeait de moi des aveux et, au cas où je m'y refuserais, menacerait d'assassiner mon fils après l'avoir torturé, j'avouerais n'importe quoi ! ». Il présente une motion qui « regrette que depuis dix mois la Ligue se soit en fait abstenue de chercher la vérité sur ce que tant d'hommes en tous pays considèrent comme une monstrueuse parodie de justice », elle n'obtient que 258 mandats (58 abstentions) contre 1 088 à celle qui donne quitus au comité central. Mais ce vote s'explique par la volonté des Ligueurs de rassembler tous les Etats et toutes les forces politiques, y compris l'URSS et les communistes, susceptibles de s'opposer au projet nazi.
Il est clair qu’avec le recul du temps et avec ce que l’on sait des procès staliniens, cette prise de position de la LDH face aux Procès de Moscou a été défaillante eu égard aux règles de droit dont elle faisait sa référence. Dans sa lettre de démission du comité central, Maurice Paz écrit le 27 juin 1937 : « Ce sera à l'avenir un sujet d'étonnement que la Ligue n'ait pas trouvé d'autres accents publics que ceux du rapport de notre collègue Rosenmark pour caractériser la parodie sans doute la plus monstrueuse qu'aient enregistrée les annales judiciaires ».
Mais le contexte des années 1933 à 1939 doit être restitué (1). La LDH se mobilisait en 1936 pour l'aide aux républicains espagnols qui combattaient depuis le coup d'Etat franquiste de juillet, quitte à ce qu'elle affronte sur ce point le gouvernement de Léon Blum, et l'antifascisme et la mobilisation contre le nazisme étaient ses préoccupations essentielles.
L'article de l'historienne Madeleine Rebérioux sur ce sujet, que la revue que la LDH, Hommes & Libertés, a publié en 1998 à l'occasion de son centenaire, est accompagné d'un encadré titré « L'impasse d'une analyse strictement juridique » : « Il faut certes se replacer dans le contexte de l'époque. Voir que tout ceux qui, dans les années trente, comprenaient que le fascisme et le nazisme constituaient la menace principale pour les libertés en Europe, et qu'il fallait préparer les démocraties à leur faire la guerre, en déduisaient logiquement qu'il fallait regrouper à l'échelle internationale toutes les forces susceptibles de s'y opposer, y compris l'URSS. Est-ce une raison pour se faire berner par la parodie de justice que constituaient les premiers procès de Moscou ? Si la Ligue des droits de l'homme a eu souvent des prises de positions dont elle peut aujourd'hui être fière, ce n'est pas le cas de ses conclusions de l'automne 1936 sur la validité des aveux et à la culpabilité des accusés (1) ».
Mais cela ne justifie en rien que le quotidien Le Figaro cherche en avril 2023 à rajouter une salve aux attaques inadmissibles proférées par Gérald Darmanin et Elisabeth Borne contre le rôle démocratique que joue la Ligue des droits de l'Homme.
En 1938, la direction de la LDH, celle de Victor Basch et d’Emile Kahn, a privilégié à raison l’antifascisme et l’opposition au traité de Munich. C’est un choix qui a conduit deux ans plus tard beaucoup de Ligueurs – tel Robert Verdier (3) – à une participation rapide et active à la Résistance, alors que nombre de personnalités véhémentes dans la critique de l’URSS sombreront dans la Collaboration…
L’antinazisme était, pour la France et pour l’Europe, l’enjeu principal de l’heure. Un enjeu que ne voulaient pas voir ceux qui, avec Le Figaro de l’époque, refusaient de « mourir pour Dantzig » et disaient « plutôt Hitler que le Front populaire »…
(1) Emmanuel Naquet, Pour l'Humanité. La Ligue des droits de l'homme de l'affaire Dreyfus à la défaite de 1940, préface de Pierre Joxe, postface de Serge Berstein, Presses universitaires de Rennes, 2014.
(2) Gilles Manceron, « L'impasse d'une analyse strictement juridique », dans Hommes & Libertés, « 1898-1998. Une mémoire pour l'avenir », n°97/98, 1998, p. 47.
(3) Voir « Robert Verdier ou quand la gauche s'est réinventée ». Blog de Mediapart, 2 septembre 2016.