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Comme avec son film « Indigènes » qui a fait date dans la prise de conscience du rôle des tirailleurs maghrébins dans la libération de la France, Rachid Bouchareb aborde avec « Nos frangins » une question aujourd’hui essentielle dans notre société, celle de la persistance de violences policières illégitimes et de leur impunité en l’absence d’une instance d’enquête indépendante de la hiérarchie policière. Il a le mérite d’associer au cas de Malik Oussekine celui d’Abdel Benyahia, de montrer que lors de la grande manifestation qui a eu lieu à Paris quatre jours après ces meurtres, le 10 décembre 1986, les portraits des deux hommes ont été brandis côté à côte. Mais le film s’arrête là, n’évoque pas la formation du comité « Justice pour Abdel » qui a milité ensuite pour obtenir la condamnation du policier, ni le film de 20 minutes intitulé « Abdel pour mémoire » réalisé par Mogniss Abdallah, monté en 1988 à la veille du procès à Bobigny où le meurtrier a été condamné à sept ans de prison. Le choix du réalisateur et de sa coscénariste Kaouther Adimi a été de se concentrer sur la nuit du drame et les quatre jours qui ont suivi. Lors d’une avant-première de ce film à La Courneuve le 2 décembre 2022, dont rend très bien compte un article de Nicolas Liébault sur le site de la ville, Mogniss Abdallah comme ceux qui avaient participé à ce comité ont exprimé leurs critiques. Malika Benyahia, la nièce d’Abdel, a animé un débat en « travaillant sur l’esprit critique et en prenant en compte les faits réels », et ses frères et des militants qui avaient participé à la mobilisation de ce comité ont souhaité à cette occasion restituer une mobilisation qui n’est pas traitée dans le film. Une demande est même partie de la salle : projeter le film documentaire « Pour Abdel » avant chaque projection de « Nos frangins ».
Mais « Nos frangins » comporte d’évidentes qualités. Rachid Bouchareb et sa coscénariste Kaouther Adimi ont imaginé une fiction autour de personnages particulièrement intéressants : un inspecteur de l’Inspection générale des services (l’IGS) censé enquêter sur ces deux meurtres mais bridé par sa hiérarchie policière ; un employé musulman africain de l’Institut médico-légal qui accueille les deux corps avec une douceur infinie, qui leur dit « Toi tu as un nom et toi tu n’en as pas », le seul qui fait preuve dans ce moment d’une attitude simplement humaine, incarné par Wabinle Nabie, un personnage qui fait penser à ceux interprétés remarquablement par Sotigui Kouyaté dans deux autres films de Bouchareb : celui d'Alloune dans Little Senegal (2001), un vieux Sénégalais parti aux États-Unis pour retrouver les descendants de ses ancêtres déportés comme esclaves, ou celui d'Ousmane dans London River (2009), un musulman français qui recherche son fils à Londres après les attentats qui ont frappé la ville en 2005. Sont tout aussi intéressants les personnages des proches des deux victimes : le frère et la sœur de Malik Oussekine, qui découvrent que leur frère issu comme eux d’une famille musulmane s’intéressait au catholicisme et envisageait de se convertir ; et un personnage inspiré du père d’Abdel Benyahia qui incite son fils et les amis d’Abdel à « ne pas faire de vagues » alors que ces derniers ne veulent pas se taire, refusent le mensonge policier et demandent justice.
La liberté de la fiction
Ce film est une fiction inspirée de faits réels. Elle mélange des scènes inventées à des images d’archives montrant les manifestations étudiantes, la répression policière, les interventions des voltigeurs motocyclistes, les déclarations du pouvoir en place qui cherchent à déguiser l’affaire Oussekine et à faire passer sous silence la mort d’Abdel, les déclarations de Maître Kiejman, l’avocat de la famille de Malik, qui dénonce leurs mensonges, celle d’un témoin qui décrit son violent matraquage, et l’indignation des jeunes et de toute la population jusqu’à la marche silencieuse à Paris du 10 décembre 1986 derrière les portraits des deux jeunes gens, dont des photos des banderoles ont été communiquées volontiers par les frères d'Abdel Benyahia au réalisateur.
Le film s’arrête là. Il choisit de montrer le frère aîné et la sœur de Malik se battant de toutes leurs forces contre les mensonges de la police et du pouvoir, alors que le personnage du père d’Abdel fait profil bas, refusant de croire un autre de ses fils qui lui assure que les policiers mentent. Rachid Bouchareb et Kaouther Adimi ont choisi de montrer le « conflit de génération » qui s’est souvent produit au sein de l’immigration, signalé dans la postface à la réédition en 2021 dans la collection de poche des éditions La Découverte du livre de Paulette et Marcel Péju, Le 17 octobre des Algériens[1]. Il est un fait établi que beaucoup d’immigrés algériens de la première génération, même parmi ceux qui ont été actifs pendant la guerre d’indépendance, se sont faits ensuite les plus invisibles possible, à la différence de la génération de leurs enfants, qui ont grandi en France et ont revendiqué les droits de tous les citoyens de ce pays, qui se sont mobilisés lors des marches de 1983 et 1984, ont dénoncé les massacres d’immigrés du passé comme ceux du 14 juillet 1953 ou d’octobre 1961 et aussi les assassinats racistes qui ont suivi. Le film « Abdel pour mémoire » de Mogniss Abdallah montre bien que ce sont les frères d'Abdel Benyahia et leurs ami(e)s qui ont été les moteurs de la mobilisation qui a conduit à la condamnation du policier assassin et non pas leurs parents. Les choix scénaristiques de « Nos frangins » prennent quelquefois des libertés avec les faits – par exemple, quand la famille Benyahia comptait neuf garçons, on n’en voit qu’un dans le film… – mais ce choix concernant le personnage du père d'Abdel a le mérite de pointer un phénomène de silenciation qui fait partie de l’histoire de l’immigration, même si son ampleur peut être débattue par les historiens. Il suscite une réflexion féconde et, quoi qu’il en soit, il relève de la liberté absolue de l’auteur d’une œuvre de fiction.
Le scénario est tout aussi intelligent quand il n’occulte pas des violences commises par certains des participants aux manifestations étudiantes, lorsqu’il campe un personnage d’inspecteur de l’IGS mal à l’aise face aux consignes qu’il reçoit de sa hiérarchie et que les pressions qu’elle exerce l’oblige à appliquer, ou quand il montre la gêne du compagnon de la sœur de Malik qui est lui-même policier. Et le réalisateur a su trouver pour jouer ses principaux personnages d’excellents acteurs, en particulier Reda Kateb et Lyna Khoudri pour incarner le frère et la sœur de Malik, Samir Guesmi dans le rôle du père d’Abdel, et Raphaël Personnaz dans celui de l’inspecteur de l’IGS.
La musique du talentueux compositeur Amine Bouhafa – à qui l’on doit, entre autres, celle des films « Tumbuktu », « Gagarine » et « Le Sommet des dieux » – accompagne admirablement certains passages du film, qui vibre aussi avec des chansons de Mano Negra, Rita Mitsouko, Warda, et celle de Renaud, « Petite », à laquelle Rachid Bouchareb a emprunté le titre de son film, une chanson mélancolique et tendre qui fait allusion aux deux jeunes gens et clôt le film. Ce beau film sait susciter de l’émotion en même temps qu’il fait réfléchir.
Le basculement de la société française après 1989 vers l’obsession du foulard
L’un des grands mérites de « Nos frangins » est également de donner à voir ce qui sépare les années d’avant le début de la polémique déclenchée en octobre 1989 sur le port du foulard à l’école, et la période qui a suivi, marquée par un basculement progressif de la société française dans une obsession du foulard liée à une perception réductrice de la religion musulmane. La condamnation du policier assassin d'Abdel Benyahia à sept ans de prison par le tribunal de Bobigny date du 25 novembre 1988. Un an plus tard commencera un détournement de la laïcité au profit d’un usage impropre de cette notion permettant un regard péjoratif sur une partie de la population qui laisse libre cours aux discriminations. Ce basculement est un fait important qui a marqué l’histoire de la société française dans ces vingt-cinq dernières années : la reprise, dissimulée sous de « bonnes raisons », en particulier féministes, comparables dans leur tromperie aux arguments employés jadis pour justifier la colonisation, et la diffusion de stéréotypes et de représentations mentales qui ont pour conséquence de marginaliser les musulmans, de les constituer en groupe à part et d’introduire une division profonde au sein de la nation dont il font partie.
« Nos frangins », de ce point de vue, offre un voyage vers une époque qui paraît révolue. En 1986, les images d’actualités télévisées reprises dans ce film montrent des responsables politiques importants qui refusent les violences racistes de la police. Ainsi Pierre Mauroy, à l’Assemblée nationale, tient un discours qu’on entendra de moins en moins par la suite : « C’est donc un étudiant comme tous les autres, il s’appelait Malik, et c’est bien là une des réalités de la France d’aujourd’hui ; depuis l’école maternelle jusqu’à l’université, les enfants de France d’où qu’ils viennent travaillent ensemble, se reconnaissent et s’aiment, il n’est pas question pour eux d’exclure Paul ou Jacques, et pas davantage Yasmina ou Malik ». Mais ce discours antiraciste tenu alors par une grande partie des forces politiques françaises avait déjà commencé à être abandonné lorsqu’en 1983 le même Pierre Mauroy s’en était pris à une grève ouvrière au prétexte que des travailleurs de religion musulmane y étaient actifs : « les principales difficultés sont posées par des travailleurs immigrés […] agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Par ce changement de discours, une frontière artificielle a commencé alors à être tracée entre les ouvriers, élèves ou familles de notre pays, selon qu’ils ou elles sont musulman(e)s ou non-musulman(e)s, les premières étant suspectées de se déterminer en fonction d’intérêts différents, liés à leurs origines et à leur religion. Un changement de discours qui a commencé à les constituer en « ennemis de l’intérieur ». On se souvient des tentatives d'atteintes aux droits du travail ou des campagnes contre la participation de mères d'élèves à l'accompagnement de sorties scolaires.
« Nos frangins » donne à voir au spectateur qui le regarde aujourd’hui ce basculement qui s’est opéré en France à partir 1989 et n’a cessé ensuite de produire peu à peu ses effets. De construire une base idéologique à la théorie du « grand remplacement » et à l’essor de l’extrême droite que nous connaissons aujourd’hui. Un des grands mérites du film « Nos frangins » est de le faire apparaître.
La question de la laïcité
A travers l’intérêt que manifeste le personnage de Malik Oussekine pour le christianisme, se trouve aussi posée la question de la liberté de conscience et de religion qu’implique la laïcité. Celle-ci garantit la liberté de croyance et de pratique de leur foi par les citoyens en même temps que la neutralisation religieuse de la République et de ses institutions. L’installation récente de crèches chrétiennes par des maires d’extrême droite à Béziers et à Perpignan dans les mairies des villes qu’ils ont conquises a été opportunément attaquée devant les tribunaux, qui ont rappelé les principes de la loi de 1905 et demandé leur retrait. Une polémique s’en est suivie qui pose des questions de principe à la République et doit retenir notre attention.
La fête familiale et religieuse de Noël est l’occasion de réaffirmer les principes qui découlent d’une laïcité non falsifiée, base d’une République où les croyants de toute religion, chrétienne, musulmane, ou autre, sont, comme les athées, des frères et sœurs en citoyenneté. Ils ont le droit de pratiquer leur culte, de célébrer les fêtes de leur calendrier et de ne pas dissimuler leur religion. « Nos frangins », en posant notamment le problème de la liberté de conscience de Malik Oussekine, contribue à cette réflexion.
Sur ce sujet comme sur celui des violences policières actuelles, « Chers frangins » est un film précieux, qui émeut en même temps qu'il fait réfléchir, notamment sur le scandale que constitue l’absence d’une instance hors du contrôle de la hiérarchie policière pour enquêter sur les violences injustifiées dues à des fonctionnaires de police. Rachid Bouchareb a déclaré que celles commises ces dernières années lors du mouvement des Gilets jaunes ont contribué à renforcer son idée de faire ce film.
Autant on peut se féliciter de ce que la famille d’Abdel Benyahia s’exprime à son sujet et que des articles comme celui de Nicolas Liébault sur le site de La Courneuve, les articles et les entretiens publiés dans l'Humanité ou celui de Lionel Lemonier sur SaphirNews, intitulé « Nos frangins, l’hommage cinématographique - contesté - rendu à Malik Oussekine et Abdel Benyahia », s’en fassent l’écho, autant on est étonné de ce qu’un article intitulé « Fiction ou imposture ? – sur “Nos frangins” de Rachid Bouchareb », publié par le site AOC, emploie à son sujet le terme d’« imposture » qui est d’une consternante bêtise.
Les sites d’extrême droite se réjouissent à l’idée que ce film pourrait avoir du mal à trouver son public. Ne prêtez pas attention à cet article d’AOC qui se trompe de cible. Profitez des fêtes pour aller voir « Nos frangins », qui est recommandé par le MRAP, la LDH, SOS Racisme, Amnesty international et la Licra. Un beau film à voir et à débattre.
en particulier pour voir le film « Abdel pour mémoire » de Mogniss Abdallah (1988, 20')
[1] « Le silence des familles algériennes en France », page 168 de la postface à l’édition de 2021 de Marcel Péju, Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, suivi de La triple occultation d’un massacre, par Gilles Manceron, La Découverte Poche, 2021.