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Billet de blog 1 mars 2025

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Nous n’avons pas d’« esclaves » énergétiques

L'idée que nous ne vivons que grâce à des esclaves énergétiques véhicule une condamnation morale sur notre mode de vie qui dédouane le capitalisme de sa responsabilité dans la crise environnementale d'aujourd'hui

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Notre mode de vie ne tient que parce que nous aurions des "esclaves" énergétiques à notre service qui remplaceraient avantageusement notre force musculaire. Ces « esclaves », automobile, équipements ménagers, ordinateurs nécessitent énormément d’énergie, des matériaux divers, en nombre croissant au fur et à mesure des progrès de la technologie, et rendraient notre mode de vie condamné à long terme (et même de plus en plus à moyen terme), pour cause d’épuisement de ces ressources qui sont pour la plupart épuisables et des pollutions qu’engendrent leur extraction et leur usage. Le changement climatique en serait la manifestation la plus visible. Cette image des « esclaves » énergétiques que nous aurions à notre service est en particulier abondamment utilisée par le médiatique Jean-Marc Jancovici[1] dans les (très) nombreuses interventions qu’il fait. Dans cette vidéo on peut l’entendre expliquer qu’en moyenne en France, chaque français vit comme s’il avait 600 esclaves à son service.

C’est effectivement spectaculaire et ce qui est sous-entendu avec cette comparaison, c’est que nous vivons au-dessus de nos moyens grâce à l’exploitation de ces machines gourmandes en énergie et en ressources. C’est vrai, le développement durable est un leurre si on entend par-là la poursuite d’une croissance sans fin mais « verte ». Mais quelle conclusion en tirer ?

Maintenant que l’esclavage est officiellement interdit dans le monde,[2]en parler aujourd’hui induit une condamnation morale implicite qui ne peut que déboucher sur la nécessité de vivre autrement. Cette nécessité vise l’humanité dans son ensemble puisque c’est bien elle qui utilise ces « esclaves » modernes. L’anthropocène donne une caution scientifique à cette vision morale qui imposerait à chaque humain de vivre autrement.

Jean-Marc Jancovici se place d’ailleurs aussi bien sur le plan scientifique que lui permet son statut d’expert (polytechnicien, créateur du bilan carbone) que sur le plan moral qu’induit cette référence à l’esclavage qui vise chaque humain.[3]

Malheureusement, aussi bien l’appel à la raison scientifique (largement tenté par tous les collapsologues) que celui à la morale (illustré par l’Encyclique Laudato si’ du pape François en 2015) n’ont pour l’instant eu d’autre effet que de continuer à voir les émissions globales de gaz à effet de serre augmenter d’année en année.

La référence à l’esclavage est bien impuissante à nous faire changer de trajectoire, si spectaculaire soit-elle. Mais dans cette avalanche de considérations scientifiques et morales qui enjoint aux humains de changer leurs comportements, il y a précisément l’oubli complet de la référence au capitalisme (un mot très rarement utilisé par Jancovici) qui seule permettrait de faire le bon diagnostic expliquant l’impasse où l’humanité s’enfonce.
Cet « oubli »[4]est d’autant plus regrettable qu’il s’appuie sur une justification de notre situation qui n’a en réalité aucun sens pour au moins deux raisons.

Le développement de la consommation de masse

La première est justement liée à l’histoire de cette dépendance à ces « esclaves » qui expliquerait les dégradations environnementales qui s’accélèrent.

Il n’est certes pas besoin de lire Hegel et sa dialectique du maître et de l’esclave, pour comprendre que si esclave il y a le maître (c’est-à-dire nous), en portons une grande responsabilité. Mais c’est justement l’inverse qui s’est produit lors des deux derniers siècles et tout particulièrement durant le 20ème. Car ces « esclaves » nous ne les avons pas choisis, ils nous été proposés par des politiques publiques et industrielles sur lesquelles la plus grande partie de l’humanité n’a eu aucune prise. Et s’il fallait parler d’esclave, il faudrait bien plutôt renverser la causalité. C’est nous qui sommes devenus esclaves de ces prothèses sans lesquelles nous n’imaginons pas pouvoir vivre.

Car ce qui est produit il faut le vendre, sinon du temps de travail aurait été dépensé en vain. C’est le saut périlleux de la marchandise analysé par Marx. Et si le 19ème siècle a plutôt été marqué par des crises de surproduction, le 20ème a vu l’instauration de la consommation de masse permettant l’écoulement de ces marchandises produites en nombre croissant. C’est Ford qui a compris qu’en multipliant le salaire de ses ouvriers par cinq, il pouvait vendre ses voitures à une clientèle devenue solvable, inaugurant l’ère qui fut baptisée fordiste. Encore fallait-il rendre la voiture indispensable, ce qui a impliqué des politiques publiques d’aménagement du territoire, commençant dès la fin de la première guerre mondiale par le démantèlement des réseaux de tramways sous la pression des lobbies de l’automobile. L’expansion de la voiture a également été favorisée après la seconde guerre mondiale par l’aménagement du territoire éloignant les habitations des villes nouvelles des centres d’emploi, ce qui rendait de plus très difficile la construction de lignes de transport en commun efficaces. Il faut aussi mentionner le rôle de la publicité[5], dont Edward Bernays, le neveu de Freud a été un des précurseurs[6]. C’est notamment lui, pour le compte de l’American Tobacco Company qui lança avec un grand succès des campagnes de publicité en direction des femmes, en les incitant, « pour rester minces », à délaisser les sucreries pour les cigarettes.

Enfin, il faut citer le marché en pleine expansion des données personnelles autorisant une publicité ciblée beaucoup plus efficace et le rôle que joue l’Intelligence Artificielle dans ce développement. Il est bien difficile de voir dans cette histoire un choix conscient de consommateurs ne faisant qu’exprimer leurs préférences. Si c’était le cas, à quoi serviraient toute cette publicité, ce « temps de cerveau disponible » que TF1 considérait comme une marchandise à vendre à Coca Cola et ces armées d’informaticiens géniaux développant des algorithmes toujours plus sophistiqués pour harponner le client ?

Loin d’être l’expression de besoins fondamentaux, le développement de la consommation de masse n’est pour l’essentiel que le résultat de la mise en condition du consommateur que l’on persuade à grands coups de milliards qu’il doit acheter ce qui est produit, même si c’est inutile.[7]

Une forclusion des rapports sociaux

La seconde raison est peut-être encore plus fondamentale et concerne l’incompréhension de ce qu’est le rapport social esclavagiste par ceux qui utilisent cette image. Que l’esclavage ait joué un rôle dans l’avènement du capitalisme comme mode de production c’est essentiel. Sans la colonisation et la traite, le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Mais ce rôle n’a été que de servir de démarrage, une des formes de l’accumulation primitive avec « l’invention » du travailleur « libre » expulsé des terres communes qui lui permettaient de subsister grâce à son travail. Pour continuer sur la voie de l’accumulation sans limite, il fallait des machines de plus en plus nombreuses et donc de l’énergie en plus en plus grande quantité. Ceux qui propagent cette vision, passent sans solution de continuité des esclaves (au sens propre), aux machines de toutes natures, industrielles et domestiques, et aujourd’hui aux robots. C’est une conception de l’histoire qui se construit sur l’idée d’un progrès sans limite, assimilé à la croissance permise par la technologie et l’augmentation perpétuelle de l’efficacité énergétique, oubliant de ce fait la seconde loi de la thermodynamique. Le dénominateur commun à cette assimilation d’une société allant des esclaves aux robots en passant par les machines, c’est de le concevoir comme un système purement énergétique et pas comme un changement de rapport social, ce qui revient à tout naturaliser. Tout ramener à une dépense d’énergie c’est ne pas voir qu’utilisée dans un mode de production esclavagiste et dans un autre capitaliste, ce n’est pas du tout la même chose. C’est ne pas voir que le travail n’est pas une notion anhistorique. Il n’y a pas de « travail » au Moyen Age, note Jérôme Baschet dans La civilisation féodale, mais une activité productive indissociable de considérations morales liées au « péché originel ». En réalité, les sociétés sont des constructions sociales qui reposent sur des bases matérielles et symboliques qui constituent autant de rapports sociaux structurants. Ce sont ces rapports sociaux qui disparaissent dans l’image de l’esclave énergétique et avec elle la responsabilité du capitalisme.

[1] Qui reprend cette image du livre de Jean-François Mouhot, Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatiquedont il a fait une préface enthousiaste.

[2] L’abolition de l’esclavage s’est produite tout au long du 19ème siècle. En 1817 en Argentine, en 1829 au Mexique, en 1844 au Paraguay, en 1848 en France et en 1965 aux pour ne donner que quelques dates. Mais il  persiste néanmoins encore aujourd’hui un peu partout et selon les dernières estimations mondiales de l'esclavage moderne, cinquante millions de personnes vivaient dans l’esclavage moderne en 2021.

[3] Bien sûr, la référence à la moyenne de 600 esclaves par français permet de reconnaître que certains (Bernard Arnault par exemple), ont plus d’esclaves que d’autres. Mais la nature de ces « esclaves », fait que « tous étaient frappés » comme l’a écrit La Fontaine. Même un chômeur en fin de droit peut avoir une voiture, et, circonstance aggravante, à essence et bien polluante car rarement neuve. Il a certainement aussi une multitude d’appareils ménagers, probablement classés plutôt G que A et un portable, indispensable pour les démarches administratives de plus en plus « dématérialisées » (c’est-à-dire imposant d’utiliser internet, encore un gouffre énergétique).

[4] Les guillemets s’imposent pour la majorité des politiques et des médias aux ordres qui y voient la remise en cause de leur pouvoir et vivent sur l’illusion qu’ils auront les moyens d’échapper au pire. Quant aux lanceurs d’alerte, s’ils sont souvent sincères dans leurs interventions, c’est moins un « oubli » qu’une absence de recul sur l’état du monde et son histoire depuis la révolution industrielle, dû soit à une cécité tenace, soit à l’incapacité de penser qu’une alternative au capitalisme est possible.

[5] En 2022 les dépenses publicitaires mondiales atteignaient 740 milliards de dollars, 820 en 2024 et devraient dépasser les 1000 milliards en 2025 (Meta, Amazon et Alphabet captant 43,6% du marché).

[6] Ayant des liens étroits avec Walter Lippmann, un des premiers théoriciens du néolibéralisme, il a eu une descendance à son image puisqu’il est le grand-oncle paternel de Marc Randolph, cofondateur et premier PDG de Netflix.

[7] Voir Les économistes atterrés, De quoi avons-nous vraiment besoin ? Les Liens qui Libèrent, ou Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, La Découverte.

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