Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

105 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 novembre 2022

Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

Contrôler la production : une lutte entre travail abstrait et travail concret

Conquérir le contrôle sur ce que l'on fait au travail est essentiel pour l'émancipation de chacun. C'est un tout autre débat que celui sur la "valeur-travail" et qui met en cause le rapport social capitaliste.

Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

S’il faut changer nos modes de production et de consommation, il faut s’interroger sur cette subordination explicite dans le salariat qui retire aux travailleurs et aux travailleuses le contrôle sur ce qu’ils produisent. Ce faisant, ce qui est produit ne l’est pas d’abord pour l’utilité sociale de cette production, mais pour le profit qui en est anticipé. On n’insistera jamais assez sur le scandale que constitue le gâchis d’intelligence de l’affaire Volkswagen (et d’ailleurs de ses concurrents qui ont pour la plupart fait de même). Faire travailler des ingénieurs ultra qualifiés pour tricher avec les normes d’émissions plutôt que de rechercher la mise au point de véhicules moins polluants, c’est bien donner la preuve que l’industrie automobile a comme priorité le profit immédiat, fut-il obtenu au prix du réchauffement climatique et de la pollution locale. Que cette stratégie industrielle (si c’en est une !) se fasse au risque d’une dégradation majeure du climat, qui rendrait la possibilité de profits futurs pour le moins improbable, ne semble pas effleurer ceux qui l’ont mise en place. Mais c’est loin de n’être que l’exemple isolé d’un mouton noir qu’il suffirait de réintégrer dans un troupeau sain. Orpéa, toute l’industrie alimentaire et l’agriculture intensive, les majors du pétrole, les GAFA sont dans cette même logique de fonctionnement[1].   

Mais on ne changera évidemment pas le rapport social caractéristique du capitalisme facilement, et pour ce faire il faut engager une bataille sur la nécessité du contrôle des travailleurs sur leur produit. Et bien au-delà d’une simple participation paritaire au CA, même si ce serait déjà une première étape.

C’est une lutte qui me paraît d’autant plus urgente qu’elle met au cœur du débat le contenu et le sens du travail qui est aujourd’hui d’actualité.

Car contrairement à ce qu’a dit Fabien Roussel, il ne faut pas produire plus de tout[2]. Contre ce que sous-entend la « valeur-travail », on ne s’épanouit dans son activité productive qui si on y trouve du sens et de la fierté. Il ne suffit pas d’être occupé quel que soit le contenu de cette occupation.

C’est toute l’ambiguïté du débat sur le travail et la « valeur-travail ». Vu comme une activité, il sera évidemment toujours nécessaire pour produire et sa maîtrise par les travailleurs et les travailleuses[3] lui donne son sens et sa fierté[4]. Mais dans le rapport social capitaliste, ce qui dominera toujours c’est le travail abstrait dont importe peu le contenu et qui implique l’exploitation la plus grande possible. Celle-ci prend aujourd’hui des formes nouvelles, notamment avec l’ubérisation, le travail du clic ou les nouveaux modes de management dont France Telecom a montré à la fois les conséquences et la logique.

On en trouve la preuve dans le débat qui démarre au sujet de la réforme des retraites qui, du côté du gouvernement, met en avant la nécessité de travailler plus longtemps, quel que soit son contenu, c’est donc uniquement le temps de travail qui compte, quand, de l’autre côté, on insiste sur les conditions dans lesquelles se ferait cet allongement du temps de travail, soit précisément ce qui est lié à sa nature concrète d’activité. Et on la trouve également dans la réforme de l’assurance chômage, où, là aussi, on a d’un côté l’insistance sur la nécessité de travailler quoi qu’on fasse (c’est toujours le temps qui compte, indépendamment de ce qu’on en fait concrètement) quand les chômeurs parlent des conditions de travail et des salaires. Ce qui explique leur refus d’accepter n’importe quel emploi alors que les entreprises ne voient le chômage que comme un temps perdu, quand elles ont besoin de main d’œuvre, tout en lui trouvant une grande utilité pour conserver un rapport de force en leur faveur dans les négociations salariales.

Ce côté abstrait du travail dans le capitalisme, il faut l’éliminer pour mettre en avant ce que j’appellerais l’activité sociale productive plutôt que le travail concret ou vivant. Car c’est seulement en reconnaissant le rôle essentiel de cette activité sociale créatrice du monde humain objectif qu’on rendra aux hommes et aux femmes la maîtrise de leurs pratiques. Grâce aux forces productives, aux rapports sociaux, aux savoirs, aux institutions et aux valeurs qu’elle développe cumulativement, permettant au petit d’Homo sapiens qui se les approprie de devenir un être humain historiquement développé.

C’est sur ce terrain d’une lutte entre le travail abstrait, mesuré par le seul temps qu’on y consacre et quoi qu’on en fasse, et le travail concret mesuré à l’aune de son utilité sociale que doit se jouer ce qui devrait être un réel changement de mode de production. Bien loin du faux débat sur la « valeur-travail » qui n’est en fait que le nom politiquement correct du travail abstrait, ou même sur le « travail » qui, réduit à ce seul nom, dissimule sa double nature.

Ce plus grand contrôle des travailleurs sur ce qu’ils produisent implique donc une remise en cause des modes de gestion actuels, l’entreprise ne doit plus être un lieu de non-droit où la démocratie n’a pas de sens. Ce qui est l’opposé des récentes réformes du code du travail et notamment la création des comités sociaux économiques remplaçant les CE et les CHSCT.

Il y a évidemment bien d’autres combats à mener pour sortir du capitalisme et ce n’est pas à moi de les indiquer car je n’en ai ni la maîtrise ni la connaissance exhaustive. Je fais ici confiance à l’initiative des peuples quand ils décident de prendre leur destin en main, comme l’ont montré les communards dans un contexte de guerre.

Mais il ne suffit pas d’indiquer une orientation, il faut aussi envisager une stratégie pour la mettre en œuvre, entreprise tout autant collective que l’élaboration d’un programme. Toutefois, une telle stratégie n’aurait que peu de chance d’aboutir si elle ne tenait pas compte des conditions politiques générales qui caractérisent le contexte où elle cherche à s’appliquer.

Mais ici on ne peut qu’être prudent et vouloir jouer au guide à suivre n’est sans doute pas le meilleur moyen pour que les luttes soient couronnées de succès. Je me contenterai donc juste d’indiquer deux caractéristiques du contexte actuel qui me semblent essentielles à prendre en compte, en tout cas à discuter.

La première c’est la faiblesse actuelle du rapport de forces entre ceux qui cherchent à tout prix à changer pour que rien ne change et ceux qui veulent un réel changement. Si les premiers sont quantitativement en large minorité, ils n’en détiennent pas moins la plupart des leviers de décisions que ce soit dans les gouvernements, dans les entreprises ou dans les assemblées électorales qui les ont portés au pouvoir. L’inflexion largement droitière qu’on peut constater aussi bien en Europe, (Suède, Italie, France pour ne parler que des plus récentes) qu’à l’étranger, (Russie) montre que la majorité des peuples reste à convaincre que leurs dirigeants n’agissent pas dans leur intérêt[5]. Cette faiblesse des forces sociales luttant pour le changement se redouble avec l’obsolescence de plus en plus marquée de la forme-parti et de la baisse de l’engagement syndical. Les institutions du changement restent pour une large part à inventer.

La seconde caractéristique, c’est un problème de timing qui oppose d’un côté la vitesse du changement climatique et de la perte de biodiversité et la lenteur des actions pour pallier leurs conséquences. L’échéance de 2050 que tous les politiques déclarent intégrer, semble de plus en plus optimiste au fur et à mesure des rapports de plus en plus inquiets du Giec ou de différents collectifs de chercheurs. Le franchissement de seuils d’irréversibilité devient d’autant plus probable si cet écart s’accentue. Sans doute faut-il sans cesse être des lanceurs d’alerte en s’appuyant sur les conséquences visibles du changement climatique et de la perte de biodiversité, comme l’été caniculaire de cette année ou la pandémie, mais on doit bien constater que pour l’instant ces événements ne sont pas suffisants pour que la trajectoire suivie s’infléchisse vraiment.

Il n’y a là rien que de très logique si c’est le capitalisme qui continue à orienter les prises de décisions essentielles, concernant ce qui est produit et par qui. Ce qui conforte dans l’idée qu’il faut vraiment tout faire pour en sortir.

[1] Je laisse au lecteur le soin de trouver ses propres exemples, ils pullulent.

[2] Je laisse le lecteur trouver les exemples (ils abondent) de tous les produits et les services qui pourraient être réduits ou même supprimés.

[3] Celles-ci encore plus compte tenu de leur situation dominée.

[4] Je ne peux que conseiller ici la lecture de L’établi, formidable livre de Robert Linhart qui montre comment un vieil ouvrier trouve du sens et de la fierté dans son travail grâce au bricolage de son établi lui permettant de redresser des portes d’automobiles bosselées avant leur montage et d’avoir ainsi  la maîtrise de sa tâche, maîtrise qui lui sera retirée causant sa mort sociale (et bientôt physique) quand le bureau des méthodes supprimera son outil pour l’intégrer dans une chaîne productive et impersonnelle. Où l’on voit que le capitalisme n’a pas l’émancipation humaine pour finalité.

[5] Et la récente victoire de Lulla au Brésil ne me semble pas de nature à modifier ce constat compte tenu du faible écart qui lui a finalement permis de l’emporter. C’est bien plutôt la fragilité de ce succès, qui réduit les marges de manœuvre du vainqueur pour un changement d’orientation important, qui doit plutôt nous alerter.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.