La nécessité de la pédagogie pour « expliquer » les réformes est une invocation rituelle de la droite (c’est même un des signes auquel on la reconnaît) pour tenter de faire passer des réformes impopulaires.
L’idée sous-jacente c’est évidemment que les réfractaires, non seulement sont mal informés, mais de fait un peu crétins sur les bords pour ne pas comprendre le bien-fondé de ce qui leur est proposé pour le bien commun.
Elle n’est heureusement pas toujours nécessaire, comme l’a expliqué magistralement Edouard Philippe (ici). Il est très « pédagogique » de détailler ce que nous dit sans fard l’ancien premier ministre, pas un obscur second couteau, un type qui a été aux commandes plus de trois ans[1]. Faisant la liste des réformes réalisées sous Macron, il s’étonne de l’absence de réactions : « On est en 2017, on fait les ordonnances Travail. Moi je me dis ça va être terrible. (…) Mais on fait les ordonnances Travail, et ça passe. On fait la réforme SNCF, (…) et ça passe. On impose la sélection à l’entrée des universités, (…) et ça passe ». « Et donc on se dit que, même quand ça crispe, si 1) on a un programme qui dit ça et 2) si on considère que c’est bon pour le pays, il faut y aller ». Ici, à son grand étonnement, nul besoin d’expliquer la nécessité des réformes engagées, elles sont « bonnes pour le pays, Et donc on y va » ! Inutiles les éléments de langage, première phase avant la pédagogie ; on fait, on impose et ça passe[2]. C’est évidemment plus confortable que de sauter d’une « explication » à une autre comme la réforme des retraites nous en a offert le lamentable spectacle.
Mais attention, si ç’est « passé » facilement, le temps de la pédagogie peut toutefois réapparaître subitement : « On peut savoir si le vase est bientôt plein. [Mais] on ne sait jamais laquelle des gouttes est la dernière ». Là-aussi la réforme des retraites pourrait en donner un formidable exemple.
L’autre élément intéressant de cette intervention d’Edouard Philippe, c’est le constat initial d’une « colère dans la population française qui va exploser », car « la société française était comprimée, angoissée, était désemparée et donc qu’elle pouvait craquer », constat dont il n’interroge pas les causes, mais en tire seulement la nécessité d’être « rusé comme Ulysse » pour contrer cette colère au bord de l’explosion.
On ne voit pas très bien en quoi l’imposition de réformes impopulaires relève de la ruse d’Ulysse, d’autant plus qu’avec toute sa ruse, Ulysse/Philippe se surprend lui-même quant au résultat (« ça passe »), mais ce discours révèle à la fois sa perception d’une société en colère et sa volonté de poursuivre, « quoi qu’il en coûte » la politique qu’on juge bonne pour le pays.
C’est sans doute cette tension entre une France qui peut basculer à tout instant dans la revendication qu’une « dernière goutte » maladroite aura déclenché et la volonté de continuer la casse néolibérale en cours qui explique l’invocation réitérée de la nécessité d’une pédagogie censée retarder l’échéance et les couacs qu’elle ne manque pas ou ne manquera pas d’engendrer.
Ce fut le cas avec les Gilets jaunes, pas loin d’être une dernière goutte, qui ont obligé Jupiter lui-même à parcourir la France pour un récital de pédagogie justificative.
Mais en vérité, le spectre du recours à la pédagogie comme moyen pour étouffer la colère sociétale est beaucoup plus large que celui d’un cycle explosion/explication, la première impliquant nécessairement la seconde dans le temps comme avec les Gilets jaunes, ou d’un cycle réforme/explications, la réforme étant a priori refusée et nécessitant alors la fameuse pédagogie.
Par exemple, quand Emmanuel Macron adresse ses vœux de bonne année en 2023 aux Français, il prononce cette phrase qui lui fut ensuite beaucoup reprochée : « Qui aurait imaginé à cet instant (au moment des vœux en 2022), la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? ». On peut évidemment se gausser ou se scandaliser, selon son humeur du moment, d’une telle myopie alors que se sont multipliés depuis plus de vingt ans les rapports d’experts, les avertissements de scientifiques sur la réalité et les conséquences de la crise climatique. Mais on peut aussi interpréter autrement cette annonce dans un discours dont on sait (et Emmanuel Macron le premier), l’importance symbolique et le décryptage auquel il donnera lieu dans les médias. Elle peut en effet avoir pour fonction, non pas de nier la crise climatique et ses conséquences attendues, mais de souligner son accélération dont personne en effet ne pouvait prévoir à l’avance la force qu’elle aurait. La phrase a finalement une fonction pédagogique qui interroge le spectateur devant son écran et lui demande s’il avait lui-même prévu l’été caniculaire que nous avons vécu. On pourrait y voir une forme d’apostrophe reconnaissant humblement la difficulté à prévoir l’avenir comme il l’explique dès le départ en prévenant le public que « Les cérémonies de vœux ont ceci de singulier : elles obligent à parler d’un futur qu’en vérité, on ne connaît pas, dont nous savons pourtant avec certitude que nous devrons l’affronter, avec nos forces et nos faiblesses, mais en pays uni » et en mettant au défi le spectateur de se demander s’il aurait été plus clairvoyant. On pourrait traduire « Je n’ai certes pas prévu l’été caniculaire, mais l‘aviez-vous prévu vous-même ? » ou « la critique est aisée mais l’art est difficile ». Ici, la pédagogie est moins explicative que socratique, mais elle reste de la pédagogie.
A l’autre extrémité de l’appel à la pédagogie, ni pour expliquer, ni pour interroger l’autre sur ce qu’il aurait fait, il y a la justification a priori.
C’est celle-ci que pratique Christophe Bréchu, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires quand il nous prévient sur France info le 22 février qu’il faut « Préparer notre pays à quatre degrés, ça veut dire anticiper beaucoup de changements ». Ce qui va impliquer « l'ensemble des opérateurs du ministère » pour « commencer à construire une trajectoire à quatre degrés » de réchauffement climatique et « regarder les conséquences sur les investissements, sur les normes, sur les sols, sur l'eau. »
En affirmant qu'il faut non seulement une stratégie "d'atténuation" c’est-à-dire des actions diminuant les gaz à effet de serre, mais aussi « se préparer au pire », le ministre avertit les Français qu’il ne faudra pas ensuite se plaindre. « On est déjà à 1,7°C d'augmentation des températures » en France et les experts du GIEC « nous disent qu'on n'est pas dans la bonne trajectoire ».
Que le gouvernement ait été condamné deux fois pour son inaction climatique, que ce qui devait être le combat du siècle pour Emmanuel Macron (l'écologie combat du siècle) ne se traduise guère dans les faits (mais en 2050 tout sera réparé on vous le promet et Macron ne sera plus au pouvoir), que des dizaines de milliards soient distribués à l’automobile et à l’aviation sans contreparties, qu’Emmanuel Macron soutienne l’accord du CETA pourtant peu favorable à l’environnement (euphémisme) après avoir déclaré qu’on ne « pouvait pas avoir un agenda commercial contraire à notre agenda climatique », tout cela (entre autres), laissait supposer qu’on n’était effectivement pas sur la bonne trajectoire, même sans les experts du GIEC.
C’est bien pourquoi Christophe Bréchu prend les devants et prévient qu’il faut « se préparer au pire ». Et si le pire se produit vous ne pourrez pas dire que je ne vous avais pas prévenus.
Ainsi, la boucle se referme. Quant on ne prévoit pas, comme l’été caniculaire ou quand on prévoit (le pire malgré le combat du siècle, la « dernière goutte » quand elle arrivera) on explique « pédagogiquement » qu’on n’y peut pas grand-chose. Sans doute une mise en pratique permanente de la ruse d’Ulysse !
[1] Enfin, aux commandes mais surveillé étroitement par Macron.
[2] Il faut entendre le ton sur lequel il s’étonne de l’absence de réactions fortes, même malgré l’intervention publique répressive. Il marque à la fois sa surprise et son ravissement.