L’escalade est aujourd’hui devenue visible. Quand l’alpinisme restait une activité confidentielle, qui n’apparaissait pas dans les enquêtes sur les pratiques sportives des Français, depuis une vingtaine d’années l’escalade est régulièrement citée et c’est aujourd’hui le troisième sport le plus pratiqué dans l’Éducation nationale. On assiste également, et c’est sans doute le plus spectaculaire, au développement des salles d’escalade dans les villes. Un développement aussi bien en nombre de salles dans le monde qu’en surfaces de grimpe[1] proposées aux grimpeurs et aux grimpeuses[2] (la première salle en France est créée en 1992[3]et on en compte aujourd’hui plus de 300). Mais, si l’escalade est maintenant largement connue, elle n’en reste pas moins surtout pratiquée par des catégories sociales avec des niveaux de formation scolaire avancés et des revenus nettement supérieurs à la moyenne. Ce sont ces caractéristiques qui la font souvent qualifier de sport de bobos ou de phénomène de mode, donc éphémère, car les arbres ne peuvent pas grimper jusqu’au ciel et on n’imagine pas que le développement exponentiel auquel on assiste puisse continuer sans limite. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au tennis. Après la victoire de Yannick Noah à Roland Garros en 1983, il a connu un très fort développement, principalement chez les CSP+ et on a construit de nombreux courts de tennis, qui étaient vite saturés. Le tennis était un marqueur pour ces catégories sociales qui leur permettait un entre-soi distinctif au sens de Bourdieu. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, où de nombreux courts sont vides, ce qui fait dire lucidement en 2020 à Arnaud Clément, ancien joueur et capitaine de Coupe Davis : « On est arrivé à un point aujourd’hui où jamais l’image n’a été aussi basse. On a été un sport à la mode, ce n’est plus le cas ». L’escalade peut évidemment suivre ce chemin de sport en expansion « à la mode », puis tombant en déshérence. Et d’ailleurs, dès à présent des signes existent qu’elle connaisse le sort du tennis, comme la fermeture des deux salles Vertical Art de Paris il y a un an et celle de Lyon aujourd’hui. Mais il faut passer du constat à la compréhension de ses causes. D’abord en remontant à celles qui lui ont donné naissance, puis en en tirant les conséquences.
La naissance de l’escalade comme activité sportive autonome
Deux facteurs indépendants ont contribué à l’émergence de l’escalade telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le premier, sans lequel cette évolution ne se serait pas produite, est son autonomisation progressive vis-à-vis de l’alpinisme.
L’équipement des falaises : de la falaise école au site sportif
Jusqu’au début des années 1970, l’escalade était une technique de l’alpinisme utilisée pour gravir des montagnes rocheuses. Pour l’essentiel, les falaises étaient des lieux d’entraînement où on perfectionnait sa technique en vue de sa saison alpine. On parlait d’ailleurs d’écoles d’escalade ou de falaises écoles. Et l’alpinisme étant une activité où le risque était important, il nécessitait un entraînement qui en tienne compte (toute l’histoire de l’alpinisme est marquée par des évènements tragiques et on n’en parlait dans les grands médias, journaux ou télévisions, qu’à ces occasions[4]).
Pour que l’escalade se distingue de l’alpinisme, il a fallu que les falaises écoles passent de lieux d’entraînement à l’alpinisme à des lieux de pratique en soi avec des caractéristiques spécifiques qui les différenciaient de l’alpinisme.
Et le marqueur principal de cette différentiation c’est le statut de la chute. Chuter en alpinisme était une erreur qui avait souvent des conséquences dramatiques. La règle était donc de ne pas tomber. D’où la nécessité d’un entraînement adapté, bien sûr en maîtrisant la gestuelle de l’ascension, mais aussi en cultivant son moral, pour ne pas paniquer et se mettre à trembler vingt mètres au-dessus de la dernière protection. C’est dans ces situations que le « moral » est important.
C’est pourquoi l’équipement dans les falaises reproduisait ces situations rencontrées en montagne, en particulier dans les voies relativement faciles où il pouvait n’y avoir que deux pitons sur quarante mètres, le premier étant à vingt mètres.
Le débutant était obligé de demander l’aide d’un expert qui faisait d’abord la voie, rendant difficile l’accès au statut de premier de cordée, produisant des « éternels seconds », tout en contribuant à donner de l’activité une image la réservant à quelques élus ayant des qualités hors du commun.
Aujourd’hui, les falaises sont équipées avec des protections rapprochées (quatre mètres entre deux points est déjà considéré comme un engagement important). Du coup, la chute est passée de l’interdiction à sa nécessité pour progresser. L’équipement autorise à grimper à son niveau maximum du moment et même un peu au-delà, ce qui permet de tester ses limites et donc de progresser.
Le premier de cordée du passé devient dépassé (sauf pour Emmanuel Macron), et l’entrée dans l’activité beaucoup plus facile. Ce que montre le nombre de grimpeurs hors structures associatives qui apprennent sur le terrain, acquérant très rapidement les bases techniques minimales.
Avec cet équipement des falaises le nombre de grimpeurs a explosé dans le monde entier, alors que le nombre d’alpinistes est resté faible[5].
Bien sûr, cette évolution ne s’est pas faite sans résistance, et cet équipement dense a été critiqué par ceux qui souhaitaient conserver à l’alpinisme son image d’une pratique réservée à qui en comprenaient les codes. Ils parlaient alors avec condescendance, sinon plus, de cet « aseptisation » de l’escalade renonçant à ses « valeurs ». Les Anglais parlaient de cancer Français pour stigmatiser cet équipement.
Le développement quantitatif du nombre de pratiquants et du nombre de falaises « cancéreuses » dans le monde montre la stérilité de ce faux débat que cherchent à entretenir ceux qui n’ont pas compris ou pas accepté cette naissance d’une activité distincte de l’alpinisme.
Au contraire du maire de la commune de la Chaudière qui a parfaitement saisi qu’il existe maintenant deux activités de nature différente quand il dit que « l’escalade est là où on envoie ses enfants grimper en toute sécurité et l’alpinisme est un truc où les gens se tuent. » L’escalade se développe quand ce rapport au risque mortel a été minimisé[6].
Enfin, un dernier point très important caractérise cet équipement des falaises, c’est qu’il a été l’œuvre des grimpeurs eux-mêmes, avec leurs propres deniers, quand la plupart des autres sports exigent des lieux spécifiques coûteux (gymnases, piscines, stades, …), financés par la collectivité.
Indépendamment de ce développement de l’escalade sous l’impulsion des pratiquants, le monde a connu un grand changement dans le capitalisme contemporain et c’est le second facteur explicatif du développement de l’escalade sportive, ce qualificatif revendiquant son changement de statut et la disparition des falaises écoles préparatoires à l’alpinisme.
La crise du capitalisme
Ce dernier est en effet en crise profonde, exacerbant les inégalités au sein des nations, détruisant l’environnement et intensifiant le travail. Il faut en chercher la cause dans une tendance à la baisse des gains de productivité, augmentant la difficulté, pour les milliards de dollars en quête d’investissements rentables, d’obtenir celle qu’ils estiment « normale ».
Pour desserrer cette contrainte, le capitalisme n’a que deux solutions qui sont d’ailleurs complémentaires et toutes deux mises en œuvre. La première c’est la financiarisation croissante de l’économie, permettant certes des rentabilités à court terme plus élevées, mais au risque (avéré) de crises financières successives dues à l’éclatement des bulles qui se révèlent finalement des impasses. La seconde c’est l’extension du rapport social[7] capitaliste dans des secteurs où il restait limité.
Une extension qui peut être soit géographique, mais est aujourd’hui limitée à l’Afrique qui est le dernier territoire où le développement du capitalisme reste incomplet, soit en investissant des secteurs d’activité qui échappaient jusqu’alors à son emprise. Les trois plus importants sont ceux des loisirs (il s’agit ici de rendre rentable un temps qui ne participait pas à la création de valeur pour le capital[8]), du vivant avec le brevetage des gènes et l’apparition des pandémies qui fait de l’industrie pharmaceutique productrice de vaccins un acteur majeur, et des données personnelles grâce aux Nouvelles Technologies de l’Information et des Communications et au développement des réseaux dits sociaux.
Et c’est là que ce mouvement de fond d’une recherche de rentabilité dans de nouveaux secteurs rencontre l’augmentation spectaculaire du nombre de grimpeurs et de grimpeuses dû à l’équipement des falaises.
Car qui dit rentabilité pour le capital, dit réalisation de valeur sur un marché. C’est le passage de ce que Marx qualifie de « saut périlleux de la marchandise » qui consiste à mettre sur le marché ce qui a d’abord été produit pour qu’un profit se réalise. Et si ce saut est « périlleux », c’est parce qu’il n’est pas sûr qu’il existe une demande suffisamment importante pour acheter cette marchandise.
Et c’est justement cette existence d’une demande solvable potentielle permise par l’augmentation du nombre de pratiquants grâce à leur action propre et leur statut sociologique de population à revenus suffisants qui a donné un débouché possible pour des capitaux en quête de rentabilité.
L’équipement des falaises n’aurait jamais été financé par le privé sur la base des effectifs d’alpinistes existants, mais quand on s’est aperçu qu’il en résultait un nombre important de pratiquants au niveau mondial, non dépourvus de pouvoir d’achat, l’opportunité de la création de marchés s’adressant à cette population spécifique ne s’est pas fait attendre.
Elle a d’abord profité aux industries d’équipement technique, et un pas de plus a été franchi avec la création de salles privées dans les villes, permettant d’augmenter encore le nombre de pratiquants. Ces salles réduisaient fortement les contraintes liées à la pratique de l’escalade en falaise qui sont de deux ordres. D’une part l’éloignement des sites, qui impose de longs déplacements pour aller grimper sur ces falaises. D’autre part, et c’est une conséquence de la contrainte précédente, le temps nécessaire au déplacement et au temps de grimpe. On ne fait pas deux à trois heures de route (au minimum), pour ne passer que quelques heures sur place. Le week-end est alors l’unité de base du temps de pratique.
La salle en ville résout ces deux problèmes, en réduisant drastiquement le temps d’accès et en autorisant une pratique de quelques heures permettant de faire d’autres activités dans la journée.
La suite classique de la création de ce secteur marchand des salles privées, c’est d’une part la concentration horizontale, avec la création de franchises possédant un large réseau qui déborde les frontières nationales (Climb Up, le plus grand réseau français compte 33 salles en France et espère en avoir une centaine d’ici 2030). Et d’autre part la promotion de l’escalade en tant que spectacle, qui est une autre dimension de l’économie du loisirs (en fait la plus importante, le nombre de spectateurs étant très largement supérieur au nombre de pratiquants quel que soit le sport et les droits de télévision constituant les principales ressources des fédérations sportives).
Pour l’escalade, et c’est un des signes de sa montée comme un moyen de rentabilité privilégié, c’est son apparition aux Jeux olympiques (et paralympiques aux prochains de Los Angeles) qui la consacre comme activité dépassant le cadre de ses seuls pratiquants.
Le constat qu’on peut tirer de cette émergence de l’escalade à la fois comme pratique sportive et comme spectacle c’est qu’il faut renverser la causalité qui la caractérise comme un sport de bobos parce qu’elle est pratiquée par des catégories sociales qui sont qualifiées (péjorativement) ainsi.
Ce ne sont pas les bobos qui l’ont choisi par distinction en cherchant à se l’approprier, mais la recherche de rentabilité du capital qui a vu chez les bobos déjà pratiquants un marché potentiel qu’il n’y avait qu’à essayer de développer.
Mais dans ce mouvement d’extension de la marchandise escalade, on trouve également les germes qui peuvent conduire à son déclin. Pas parce que les bobos trouveront une autre activité distinctive, mais parce que l’extension de la marchandisation du monde conduit à des contradictions qu’il est de plus en plus difficile de dépasser.
Le premier signe en est évidemment les mouvements de grève qui viennent de se déclencher dans deux franchises en France (Climb Up et Climbing District), mais aussi à Touchstone Climbing en Californie, confirmant que le capitalisme n’a pas pour objectif le bien-être des travailleurs.
[1] Ce qui implique des coûts d’investissement de plus en plus importants. Dans les années 1990, on trouvait des salles installées dans des garages pour quelques dizaines de milliers d’euros, aujourd’hui il n’est pas rare de voir des salles à plus de 500 000 euros.
[2] « Grimpeurs et grimpeuses » pas seulement par souci d’inclusivité, mais aussi parce que c’est une activité largement pratiquée par des femmes et qu’elles peuvent se montrer souvent bien meilleures que les hommes en termes de performance. C’est un des grands avantages de cette activité en EPS que de bousculer l’idée reçue d’un homme dominant toujours la femme en performance sportive.
[3] Elle existe toujours et s’appelle aujourd’hui Roc et résine, à Thiais dans le Val de Marne.
[4] René Desmaison, un grand guide français a été un des premiers à faire de la communication grand-public pendant ses ascensions, commentant en direct à la radio sa progression vers le sommet.
[5] Dans cette évolution, la FSGT a joué un rôle non négligeable, d’une part avec l’équipement d’Hauteroche dans le Dijonnais dès le milieu des années 1970 (donc quand l’escalade était encore un entraînement à l’alpinisme), première falaise au monde à ma connaissance équipée pour que tous les pratiquants, quel que soit leur niveau, puissent y grimper en tête sans que la chute soit un facteur limitant, et, d’autre part avec la création des blocs d’escalade à la fête de l’Humanité en 1981 (copiés immédiatement par une entreprise) et celle du mur du lycée de Corbeil, premier équipement de ce type en milieu scolaire qui a lancé l’escalade comme discipline en EPS.
[6] Il ne peut bien sûr jamais être nul, mais on peut aussi se tuer dans de nombreux sports qui ne font l’objet d’aucune protestation quant à l’autorisation de leur pratique. L’important c’est que l’occurrence d’un décès soit d’une probabilité très faible et que la société en ait conscience.
[7] Le rapport social capitaliste est la séparation entre une minorité qui contrôle les moyens de production et la grande majorité qui doit trouver un emploi subordonné aux donneurs d’ordre.
[8] Et ce n’est pas un hasard si de plus en plus de grands évènements sportifs se déroulent en Afrique, conciliant ainsi expansion géographique et développement du secteur des loisirs via le sport.