Nous vivons dans une société en crise profonde qui est en réalité quadruple : économique, sociale, environnementale et anthropologique. C’est la responsabilité non de « l’homme » comme l’anthropocène tente de le justifier, mais de notre mode de production et de consommation : le capitalisme.
C’est un rapport social de production qui transforme tout en marchandises (biens, services, idées, gènes, cerveaux), imposant de pouvoir les vendre pour réaliser du profit. Une contrainte que Marx désignait comme le saut périlleux que la marchandise devait effectuer une fois arrivée sur le marché, car ce n’est pas parce qu’un bien ou un service existe qu’il sera vendu.
C’est un processus dans lequel la recherche du profit n’est pas la finalité, mais le moyen pour que l’accumulation du capital continue sans limite, ce qui se produit en détruisant la nature et l’humanité.
Et celle-ci rencontre des contraintes nouvelles dans son processus d’humanisation.
Car on ne naît pas ce que l’on est, on est ce que l’on devient et on ne le devient que dans la société où nous voyons le jour, caractérisée par des rapports sociaux donnés, une langue, des technologies, des idées dominantes, des normes sociales, des manières de faire.
C’est ce que résume Marx dans la 6ème thèse sur Feuerbach :
« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux ».
Le rapport social de production qu’est le capitalisme a aujourd’hui des caractéristiques nouvelles qui transforment ces rapports sociaux. Hommes inutiles, travailleurs du clic, chômeurs de longue durée, ... télétravail désocialisant, ubérisation, autoentrepreneurs s’auto-exploitant ou développement du numérique permettant de faire disparaître la séparation entre temps privé et temps contraint, induisent des conséquences sur la formation des personnalités qui doivent se développer dans ce capitalisme en crise.
Car le capitalisme est une société globale, qui se développe sur la base de rapports de production déterminés, en donnant naissance à des formes de société civile et des institutions juridiques, administratives, politiques, ainsi qu’à des formes de conscience (morales, religieuses, philosophiques) originales parce qu’appropriées à ces rapports de production. Car les formes de conscience qu’on a trop tendance à croire naturelles, innées, ne sont que les conséquences des rapports sociaux capitalistes qui tendent à formater les humains dont il a besoin pour « persévérer dans son être ». A commencer par en faire un consommateur, ce que l’extension de la marchandise à tout ne peut que contribuer à consolider. La consommation de masse, nécessaire au saut périlleux de la gigantesque collection de marchandises qui le caractérise, devient de plus en plus un mode d’être, souvent vécu comme une émancipation personnelle, voire politique. L’individualisme et le narcissisme sont les formes de plus en plus dominantes que prennent les personnalités individuelles aujourd’hui (on les retrouve même au plus haut niveau des Etats : Trump, Milei, Poutine, Macron). Comme le dit Spinoza, l’homme se croit libre parce qu’il est ignorant des causes qui le font agir.
Dès lors, la question se pose de ce qu’il est possible d’expérimenter, au beau milieu du système-monde capitaliste, qui néanmoins échappe en partie, et assez pour en valoir la peine, à l’emprise de ses déterminations. Et on est bien forcé d’admettre avec l’historien Jérôme Baschet qu’il n’y a pas de réponse nette à cette question.
Ce qui est sûr c’est que seule la sortie du capitalisme nous permettra d’espérer quitter la trajectoire destructrice sur laquelle le monde se trouve. Une sortie qui n’est pas le franchissement d’un seuil, mais un processus à construire et qui se déroule à partir des contradictions que le capitalisme engendre dans son développement et de l’action consciente des hommes et, de plus en plus, des femmes qui agissent avec cet objectif d’un changement de société dans les conditions qu’ils ont héritées du passé.
C’est la justification d’une lutte d‘idées visant à augmenter le nombre de ceux qui seraient conscients de la nécessité d’une « sortie » en faisant apparaître tous les dangers vers lesquels le capitalisme nous entraîne. Car pour l’instant le sentiment largement majoritaire est l’impossibilité d’imaginer une autre société que celle que nous connaissons aujourd’hui. Avant de savoir où l’on va, il faut d’abord savoir ce que l’on refuse à tout prix. Et ne pas pouvoir dire « ce qu’il faut faire » ne signifie pas qu’il ne faut rien faire. A ce stade, on ne peut qu’espérer qu’une prise de conscience suffisamment partagée par un nombre important de personnes pourrait susciter des luttes débouchant sur des ruptures décisives.
C’est avec ce cadre général d’analyse que se sont développées nos activités montagne et escalade à la FSGT. Et si l’accent mis sur l’escalade comme vecteur principal ne fut formalisé consciemment qu’au début des années 1980, à la suite du constat du peu d’efficacité de notre volonté de promouvoir un alpinisme populaire, cette orientation vers l’escalade a en fait débuté dès les années 1950, avec les premières pistes jaunes à Fontainebleau accessibles sans encadrement technique en mettant donc l’autonomie du pratiquant au cœur du projet. Elle a continué au milieu des années 1970 avec comme point d’orgue la création de la falaise d’Hauteroche et celle des pistes enfants à Fontainebleau sur le même principe d’accès des débutants en autonomie. Elle s’est poursuivie avec les blocs artificiels de la fête de l’Humanité en 1981 et la construction, là-aussi en autonomie avec les élèves, du mur de Corbeil en 1982. Deux innovations qui allaient faire tache d’huile, avec le développement des salles privées d’escalade, prouvant la capacité du marché à détourner à son profit les innovations quand il les juge rentables, et l’expansion de l’escalade comme sport scolaire, où elle arrive aujourd’hui en troisième position dans les sports les plus pratiqués de l’école primaire à l’université. Enfin, un pas de plus est franchi au début des années 2000 avec les rassemblements de Freissinières dans le Briançonnais et de Castet dans les Pyrénées. Rassemblements autogérés reposant sur un fonctionnement collaboratif pour l’organisation, la gestion de la vie collective et un moment de partage d’activités de plein air, de transmission des compétences et de rencontres.
Avec toutes ces initiatives, il ne s’agit pas de promouvoir une forme particulière de pratique pour elle-même, mais en tant que support à la formation de personnalités qui mette au premier plan l’entraide, la convivialité, la coopération, l’enrichissement mutuel et pas la concurrence ou la consommation opportuniste.
La première condition pour que les individus s’enrichissent dans tous les aspects de leur vie, et ne soient pas réduits à l’alternative entre l’impossibilité de pratiquer, que ce soit par manque de moyens ou par l’effet de barrières symboliques savamment entretenues, et une pratique entre-soi dont on ne perçoit pas les déterminants sociaux, c’est qu’ils aient d’abord accès aux conditions matérielles de toutes les pratiques possibles.
Si la Commission Fédérale de Montagne et d’Escalade de la FSGT (CFME), a bien cherché à développer une forme culturelle des pratiques en alpinisme et en escalade, c’est dans le but de contribuer à la formation de personnalités capables d’autonomie dans leurs prises de décisions. Grimper en tête, plutôt qu’en moulinette, pouvoir se passer d’un « guide » fut-il bénévole, contribuer à l’équipement, gérer collectivement le matériel comme à la coop-alpi, ouvrir l’escalade aux enfants de tous milieux grâce à des pistes adaptées à leur morphologie, sont très concrètement les « formes culturelles » que la CFME a cherché à promouvoir, dans ses clubs, mais aussi dans ses publications et ses vidéos.
L’objectif est bien d’utiliser cette activité pour contribuer à former des personnalités humaines autonomes et émancipées. Mais les grimpeurs ne font pas que grimper, ils sont pris dans bien d’autres rapports sociaux qui les constituent tout autant et même bien souvent beaucoup plus. On peut « s’émanciper » dans l’escalade et être consommateur aveugle dans bien d’autres domaines, tout en étant salarié exploité ou chef d’entreprise soumis aux contraintes du marché.
Toutes les activités sont susceptibles de (et doivent) permettre la transformation des rapports humains en les soustrayant de plus en plus à la domination du rapport social capitaliste qui institue une minorité contrôlant la vie de tous les autres par leur contrôle des moyens de production qu’ils possèdent et dont ils usent à discrétion. Car tant qu’émettre une tonne de carbone, extraire un baril de pétrole ou licencier un travailleur seront rentables dans le mode de production capitaliste, la tonne sera émise, le baril sera extrait et le travailleur sera licencié. Des rapports humains moins soumis au capitalisme en escalade ne suffiront évidemment pas à en sortir mais ils peuvent y contribuer.
Mais pour cela il faut lutter contre l’idée qu’il ne puisse exister une société différente. Cette idée s’appuie sur deux arguments principaux : l’échec du « communisme » qui prouverait définitivement l’absence d’une alternative, ou la résilience du capitalisme à chaque fois qu’il parait atteindre des limites, démentant ainsi tous ceux qui prédisaient sa fin prochaine.
Celui sur l’échec du communisme ne tient que par ce qu’on peut nommer la "preuve par l'URSS" qui ne repose que sur une appréciation superficielle de la nature réelle du régime soviétique. Car l'URSS n'a été qu'une forme particulière de capitalisme et non un mode de production fondamentalement différent. Considérer que l'URSS n'était pas capitaliste c'est confondre sa forme juridique et la permanence de son rapport réel de production où une petite oligarchie prenait toutes les décisions. Il y avait là aussi séparation entre propriétaires des moyens de production et les autres même si les "propriétaires" n'étaient pas juridiquement reconnus comme tels, grâce à un déguisement constitutionnel qui déclarait le « peuple » propriétaire des moyens de production. Et c'est aussi le cas en Chine aujourd'hui qui est une autre forme de capitalisme où le rapport social qui le constitue est toujours présent. Et s'il en faut une dernière preuve, il suffit de mentionner la vitesse à laquelle l'oligarchie présente en Russie actuellement, composée pour l’essentiel d'anciens cadres dirigeants, s'est constituée après la dissolution de l'URSS. C'est justement parce que le même rapport social restait présent et changeait simplement de forme juridique que les anciens cadres se déclarant communistes, mais "propriétaires" de fait ont réussi en quelques années à devenir propriétaires de droit.
Le second argument de la résilience du capitalisme s’appuie sur le constat que, tel un phénix, c’est quand plus rien ne va que le capitalisme trouve le moyen de reprendre le chemin de l’accumulation sans fin en changeant de mode de fonctionnement. New-deal et keynésianisme après la crise de 1929, fordisme et consommation de masse après la seconde guerre mondiale, néolibéralisme et marchés financiers au tournant des années 1970 qui prennent une nouvelle extension après la crise de 2008 déclenchée par les subprimes seraient les meilleures preuves de la résilience du capitalisme, les crises qu’il connaitraient n’étant que les moments nécessaires à une nouvelle phase de croissance permettant l’amélioration des conditions de vie pour tous. Une fable qui veut faire croire que « croissance » est un synonyme de mieux vivre pour tous alors que la seule croissance qui importe pour le capital c’est son accumulation sans limites, quand les crises environnementales et anthropologiques actuelles sont la preuve de ses coûts de plus en plus exorbitants.
Imaginer que le capitalisme est le seul mode d’organisation possible de la société, c’est dire avec Margaret Thatcher qu’il n’y a pas d’alternative en lui accordant un sens universel et pas seulement réduit à une politique conjoncturelle particulière.
Finalement, le temps n’existe plus. La finance réalise une quasi-fusion entre présent et futur immédiat, qui est le propre d’une dictature de l’urgence, puisque la finance revient à projeter dans le futur la réalisation de ce qui est vérifié dans le présent, en anticipant qu’un rendement actuel de n% pour un investissement devient une norme pour tous les capitaux du futur en quête de rentabilité. Ce « présentisme » réduit le passé à sa célébration mémorielle, comme l’illustre jusqu’à saturation Emmanuel Macron qui ne cesse de commémorer un passé réduit à quelques clichés, comme le montrent les nombreuses panthéonisations et autres cérémonies dites mémorielles où il aime tant s’écouter parler. Ne voir le futur que comme la continuité immédiate du présent en cours, tout entier dédié à la création de valeur, c’est faire du capitalisme la « fin de l’histoire », c’est-à-dire la seule société possible.
La suite de l’histoire des conquêtes sociales et de leurs conséquences (consommation de masse, congés payés, Sécurité sociale…) montre que le capitalisme se transforme et pourrait donner raison à ceux qui l’imaginent éternel parce qu’ils y voient la preuve de sa résilience.
Finalement, depuis l’avènement du capitalisme devenant dominant dans la seconde moitié du 19ème siècle en Occident, le monde n’a pas connu d’autre mode de production.
La « sortie » du capitalisme est donc d’abord difficile parce qu’elle paraît impossible et même de plus en plus impossible au fur et à mesure que l’univers de la marchandisation de toute chose s’étend à toutes les dimensions de la vie.
Un exemple particulièrement représentatif de ce constat et se rattachant à la crise anthropologique qui reste malheureusement bien moins perçue que l’écologique, alors que pour la FSGT elle devrait être au cœur de ses préoccupations, c’est l’impact des conditions de travail sur la santé des travailleurs. Il prend aujourd’hui deux formes, l’une est celle de l’intensification du travail sur l’autel de la compétitivité, produire plus dans le même temps, et l’autre sur l’extension de sa durée, produire plus en travaillant plus longtemps, comme le dimanche ou bien sûr en reportant l’âge de départ en retraite. Et si c’est aujourd’hui cet axe qui est sur le devant de la scène, et pas seulement en France, c’est parce que le premier devient de plus en plus difficile à maintenir, l’intensification du travail se traduisant par une importante augmentation des maladies dites professionnelles, c’est-à-dire causées par les conditions de travail elles-mêmes. Comme l’écrit Sandra Lucbert dans Personne ne sort les fusils, relatant le procès France Telecom, exemplaire de ce que le management en entreprise peut faire aux travailleurs, le diagnostic médical « invente des maladies à mesure que de nouvelles tortures de management apparaissent. Plus on crée de nouvelles tortures, plus on invente des "troubles". Plus le management démolit les gens, plus le retour sur investissements des firmes pharmaceutiques augmente ». Un magnifique exemple de la capacité du capitalisme à s’adapter et à rebondir en prenant appui sur l’augmentation des maladies liées au travail dont il est responsable, est le développement d’une réponse marchande à cette souffrance, à base médicamenteuse ou comportementale avec le développement personnel et les initiatives de joie au travail. C’est aussi ce qui se passe avec la Mer de glace à Chamonix qui est vouée à disparaître dans quelques dizaines d’années, une disparition programmée qui sert d’argument pour y attirer les visiteurs sous le prétexte de le faire pendant qu’elle existe encore, justifiant ainsi les investissements faits pour moderniser le train du Montenvers qui transporte ces touristes et le téléphérique qui les amène sur le glacier, son éloignement rendant son accès à pied trop difficile pour la majorité des visiteurs.
Il ne peut évidemment pas être question pour moi de vous donner la « solution » d’une sortie du capitalisme, au risque de me voir accuser comme Marx par un obscur critique de La Philosophie positive de s’être « borné à un simple démontage critique du donné ». A quoi il répondait dans la Préface à la deuxième édition allemande du Capital que son propos n’était pas de « formuler des recettes pour les gargotes de l’histoire ».
Sortir du capitalisme demande de trouver les formes institutionnelles de cette sortie et elles seront nécessairement dues à des initiatives collectives et pas à la clairvoyance d’un guide éclairé. On peut voir les Gilets jaunes et les ZAD en France, le mouvement Occupy Wall Street à New York, le mouvement Zapatiste au Chiapas, comme des exemples (et non des modèles à imiter), plus ou moins réussis de tentatives d’organisation hors des formes dominantes hiérarchiques sous lesquelles les institutions se constituent.
Et il y a de nombreuses luttes à mener et parmi elles de combattre l’idée qui naturalise la consommation sous la forme qu’elle a prise sous le capitalisme. Il est compréhensible que les craintes sur une baisse de la consommation soient celles qui viennent immédiatement à l’esprit quand on suggère que notre mode de vie n’est pas durable. Aussi bien pour ceux qui ont déjà accès à un niveau « satisfaisant » (pour eux et qui craignent de le perdre), que ceux qui espèrent l’atteindre (et qui craignent de ne pas y arriver si on parle de sobriété). C’est d’ailleurs un argument répété à l’envi par les élites au pouvoir pour déconsidérer les propos de ceux qui veulent le changement.
Ce qui est important c’est moins le niveau du PIB que son contenu et la manière de le produire (le rapport de production). Et si ce contenu est sous le contrôle à la fois des producteurs directs qui le créent et de la collectivité qui évalue son impact global (sous des formes qui se trouveront dans le mouvement et qu’il est vain de vouloir anticiper, mais qui impliquent sans doute un minimum de « planification ») et donc qui prend en compte en particulier les contraintes écologiques, on peut espérer construire collectivement des conditions de vie meilleures où le but n’est plus l’accumulation sans fin mais l’enrichissement des personnalités.
L’ensemble des luttes en cours et les formes qu’elles prennent exprime le refus croissant d’accepter la marche vers l’abîme où nous entraîne le capitalisme et doivent être des points d’appui pour en sortir. Et si leur variété même rend bien hasardeuse la moindre prédiction sur celles qui seraient les plus prometteuses, c’est peut-être dans cette variété qu’il faut chercher les formes sous lesquelles cette « sortie » peut se faire. Il n’y a pas de « sauveur suprême » dont il faudrait attendre la venue qui indiquerait la route à suivre mais une multitude de chemins à emprunter, fonction des contextes des lieux et des collectifs concernés. Cette modeste université du sport populaire doit être vue comme participant à ce mouvement.