A l’heure actuelle, le résultat de l’élection présidentielle semble joué. Même s’il faut être circonspect avec les sondages, Macron, dopé par la guerre en Ukraine qui le pare d’un statut de chef d’État pour de nombreux français, a pris 4 points en quelques jours et est maintenant à plus de 30%. Marine Le Pen et Zemmour, en baisse légère, le suivent ensuite avec respectivement 14,5% et 13% et Jean-Luc Mélenchon est quatrième à 12%, devant Pécresse à 11,5% qui continue à chuter. Pour ce qui concerne les autres candidats qui sont considérés de gauche, Yannick Jadot serait à 7,5%, Fabien Roussel à 4% et Anne Hidalgo à 2,5%.
A la vue de ces chiffres, on peut dire que Macron est assuré d’être au second tour et que la seule question d’actualité est de savoir qui l’affrontera. Si on en reste là, quatre candidats peuvent encore y croire, Le Pen, Zemmour, Mélenchon et Pécresse, seul le troisième étant pour l’instant sur une dynamique, certes faible mais réelle de progrès.
Si on se place du point de vue d’un électeur de gauche, défini au minimum comme refusant la logique néolibérale défendue par Macron qui conduit à détruire les services publics (hôpital, éducation, protection sociale, réduction des inégalités, …) et à continuer sur une pente de plus en plus autoritaire, (répression des mouvements sociaux, passage en force par ordonnances, mise à l’écart des corps intermédiaires, …), quel serait le choix le plus logique à l’écart de toute appréciation affective sur la personnalité des candidats ?
Au vu des programmes que défendent les candidats de gauche, deux thèmes peuvent être sujets à débat : la place du nucléaire et l’Europe. Pour le reste, (transition écologique, protection sociale, emploi, transports, …) les différences sont mineures et ne peuvent sans mauvaise foi servir de ligne rouge permettant d’en préférer un.
Dès lors, si on souhaite vraiment empêcher Macron de continuer à privilégier les premiers de cordée avec un minimum de crédibilité, on ne voit pas trop ce qu’un vote pour Roussel, Jadot ou Hidalgo pourrait faire espérer, sinon, (et il serait difficile de qualifier cette situation d’espoir), la quasi-certitude d’un duel Macron/extrême droite au second tour avec la victoire certaine du premier. Il reste donc le vote Mélenchon qui pourrait conduire à un second tour contre Macron.
Dans l’état actuel des forces en présence telles qu’elles s’expriment, cette issue semble pourtant bien problématique, c’est le « trou de souris » par lequel il faudrait se faufiler en comptant sur la mobilisation des abstentionnistes, qui pour beaucoup le sont par désespoir de ne pas trouver un sens à leur vote, et quelques revirements de dernière minute pour ceux qui envisagent pour l’instant de voter Roussel, Jadot ou Hidalgo.
Pour ces derniers, on peut s’interroger à bon droit sur les conséquences de leur choix en se demandant par quels arguments ils le justifient. Deux semblent particulièrement récurrents. Le premier, négatif, met en avant la personnalité de Mélenchon, colérique et mégalo ou certaines de ses prises de position sur l’immigration, le passe vaccinal ou l’attitude face à Poutine qui seraient inacceptables. Il ne s’agit pas de nier toute vérité à ces jugements. Certes Mélenchon n’est pas un saint, mais sa personnalité n’a que peu à voir avec l’enjeu de l’élection. D’une part, parce que le premier de ses engagements est de changer de constitution. L’actuelle accorde beaucoup trop de pouvoirs au Président et Macron en a donné l’exemple avec sa gestion autoritaire et solitaire, marquée par l’arrogance et le mépris pour ceux qui ne sont pas des premiers de cordée ou ne pensent pas comme lui. Si Mélenchon privilégiait tant son ego, il n’aurait aucun intérêt à modifier une constitution qui donne tant de pouvoirs au Président ou à envisager des référendums d’initiative citoyenne. D’autre part, si la personnalité des candidats avait tant d’importance, le refus absolu de celle de Mélenchon reviendrait finalement à accepter celle de Macron qu’il est difficile de trouver nettement meilleure.
Le second, positif, s’appuie sur le contenu du programme du candidat choisi, oubliant que ce programme n’a de sens que si le dit candidat est élu. Sinon, à part se donner bonne conscience en considérant qu’on a défendu les « valeurs » ou les « principes » sur lesquels on ne peut sans honte déroger, il n’y aura plus qu’à « lutter », dans l’opposition à une nouvelle casse sociale qui est déjà programmée si Macron est réélu. C’est l’aspect paradoxal de cette position bien connue qui préfère l’opposition largement impuissante mais intransigeante à l’exercice du pouvoir dont on sent bien qu’il ne peut se faire sans des compromis qui seront considérés comme autant de trahisons inadmissibles. Combien de municipalités largement majoritaires à gauche se seront retrouvées avec un conseil municipal de droite parce que la gauche s’est présentée divisée ? C’est bien ce qui va se produire fin avril si les positions actuelles ne changent pas.
Finalement, le seul résultat tangible de ce refus de voter Mélenchon au profit de candidats qui n’ont aucune chance d’être élus, et donc de mettre en œuvre le programme auquel on adhère, c’est de se retrouver avec le programme qu’on affirme combattre de toutes ses forces. On ne peut pas dire qu’une telle attitude brille par sa logique irréfutable !
Si maintenant, on prend le point de vue des quatre candidats de gauche eux-mêmes, quelles peuvent être les justifications qu’ils se donnent pour continuer si gaiement vers une défaite programmée ? Si on reprend le film depuis le début, on peut comprendre qu’ils se soient présentés, chacun avec son drapeau, bien décidé à défendre ses « valeurs ». Roussel qui voulait redonner une voix au parti communiste qui s’était rallié à Mélenchon aux dernières présidentielles depuis la défaite historique de Marie-Georges Buffet, Jadot fort d’un succès relatif aux européennes et de la montée de la question climatique dans l’opinion, Hidalgo cherchant à redresser l’image désastreuse du parti socialiste après Hollande et souhaitant sans doute se positionner pour 2027 et Mélenchon proche du second tour aux élections précédentes et pouvant espérer faire mieux à celles-ci, avaient tous des justifications audibles. D’une certaine façon, on pouvait considérer, puisque l’union de départ était impossible de fait, que le début de campagne servirait à faire émerger un vainqueur potentiel, qui deviendrait ainsi le candidat logique d’une union de raison (quelles que soient les justifications que les uns et les autres se donnent, en général en rejetant la faute sur les autres[1]).
Et c’est bien ce qui s’est produit. Mélenchon apparaît aujourd’hui comme le seul capable d’être au second tour si les autres se désistent pour lui. Non seulement, une addition brutale des pourcentages qu’indiquent les sondages lui donne 26% d’intentions de vote, soit très largement plus que celles pour Le Pen et Zemmour, mais on peut raisonnablement penser que de nombreux abstentionnistes actuellement désabusés se rallieraient, renforçant encore la dynamique initiée par le rassemblement autour de Mélenchon.
Alors que peuvent espérer les autres candidats en se maintenant, à part la certitude de ne pas pouvoir appliquer leur programme si beau soit-il ? Or, on peut penser que ces politiques confirmés savent que s’ils se présentent à une élection avec l’objectif déclaré de rendre la société plus égalitaire, (sans même vouloir sortir du capitalisme), la première condition, à l’évidence nécessaire sinon suffisante, c’est qu’ils soient élus. En continuant à refuser de se désister pour le seul qui puisse envisager d’être au second tour, quel que soit celui-ci, et aujourd’hui les électeurs ont majoritairement désigné Mélenchon dans ce début de campagne, ils ne font que promettre la victoire de Macron. Soit l’exact opposé de ce qu’ils prétendent vouloir.
On peut aussi leur prêter des intentions plus éloignées de la volonté d’être élu. Comme la simple visibilité médiatique pendant la campagne, qui leur assure des temps d’antenne qu’ils n’ont pas l’habitude d’avoir. C’est clairement le cas du NPA et de LO qui sont parfaitement conscients qu’ils n’ont aucune chance de victoire et qu’ils ne revendiquent d’ailleurs pas étant ainsi plus cohérents que ceux qui affirment vouloir gagner en prenant des positions les éloignant de cet objectif. C’est peut-être aussi celle de Roussel qui a nettement revendiqué l’expression d’une parole communiste longtemps éteinte et dont on ne peut guère penser qu’il puisse s’imaginer être au second tour. Pour Jadot, s’il souhaite sans doute réellement mener une transition écologique moins homéopathique que celle de Macron, ce serait douter de son intelligence politique de croire qu’il se voit au second tour, mais du coup comment peut-il plaider l’urgence (réelle) d’un tournant en favorisant la réélection pour cinq ans de Macron ? Quant à Hidalgo on peine à trouver un sens politique à son entêtement, à moins d’y voir l’un des derniers soubresauts du PS moribond.
Bien sûr, la victoire de Mélenchon ne serait pas assurée malgré sa présence au second tour, mais elle créerait la condition minimale pour envisager des réformes pour une société plus juste, plus écologique et plus sociale[2]. Mieux vaut discuter du programme à mettre en œuvre une fois élu, que de ne pas être élu en se disputant sur un programme inutile, sinon de servir de justificatif à son échec.
[1] Pour ma part, j’y vois surtout le déficit dramatique de la connaissance de la dialectique, cette logique des contradictions qui pense l’unité dans les différences au lieu de considérer ces différences comme rendant impossible l’unité. L’expulsion de la dialectique dans l’enseignement de la philosophie au lycée et même à l’université depuis au moins cinquante ans se paye cash dans la lutte politique.
[2] J’ajoute que je n’ai jamais voté pour lui ou FI, mais j’essaie d’être cohérent avec mon refus de subir Macron pendant cinq ans de plus en jouant la seule carte qui semble possible, compte tenu des rapports de force actuels. Certes un trou de souris, mais c’est toujours mieux que de proclamer son opposition en acceptant la défaite garantie avec un vote inefficace.