Xerfi Canal est une revue audiovisuelle en ligne sur le monde de l’économie, la stratégie et le management des entreprises (https://www.xerficanal.com). Revue indépendante, elle fait intervenir, outre des experts de Xerfi (comme Olivier Passet ou Alexandre Mirlicourtois), des « intervenants de multiples horizons : économistes, géo-politologues, chercheurs en techniques de management et sciences humaines, leaders d’opinion » peut-on lire sur son site. C’est une revue incontestablement pluraliste, même si la tendance libéralem’y semble dominante. Pour ma part, sans être un intervenant régulier j’y ai publié quelques billets (par exemple https://www.xerficanal.com/economie/emission/Gilles-Rotillon-La-responsabilite-de-la-logique-capitaliste-dans-le-dereglement-climatique_3750140.html).
Parmi les intervenants il y a Rémi Godeau, rédacteur en chef de L’Opinion, un quotidien lancé en 2013 par Nicolas Beytout se revendiquant pro-business. En commençant chacune de ses chroniques en la présentant comme « son billet libéral du jour », il annonce honnêtement et clairement son orientation. Mon propos ici n’est pas de le critiquer pour ses idées, qu’il a évidemment parfaitement le droit d’avoir et d’exprimer, mais juste d’en discuter une qu’il développe dans une de ses chroniques.
Elle commence par une question : « Dans la lutte contre le réchauffement climatique, faut-il interdire les jets des ultra-riches ? ». Question polémique nous dit-il illustrant la « tournure étrange » que prend le souvent le débat en France selon lui. C’est pourquoi Rémi Godeau, se propose de s’emparer d’un de ces « sujets polémiques, souvent biaisés, pour pousser à la réflexion ». Réflexion qu’il juge d’autant plus nécessaire dans un pays comme la France qu’il définit comme très idéologisé. On doit donc espérer qu’il nous éclaire sans aucune idéologie, le libéralisme n’en étant évidemment pas une, à partir de cette question effectivement ultra-polémique par laquelle il commence son billet.
Malheureusement, on n’en connaîtra jamais la réponse. A la place, on a droit à un glissement insidieux, oubliant les jets des ultra-riches, pour affirmer que faire payer les riches est une évidence. Mais c’est pour aussitôt préciser qu’en revanche c’est une supercherie de dire qu’il suffirait de faire payer les SEULS riches (c’est lui qui souligne) faisant ainsi croire aux Français que taxer les plus fortunés les exonérerait d’un effort collectif. Ce qui le pousse alors, bien loin de la question "ultra polémique" initiale, à s’interroger gravement sur ce que signifie « être riche », pour ensuite expliquer, rapport mondial à l’appui, que la barre est à 3178 euros par mois.
Être riche est en effet un statut relatif impliquant qu’on est toujours riche par rapport à d’autres moins bien lotis, sauf à être complètement à la dérive, sans emploi, ni logement, ni revenu fixe. Encore trouve-t-on de bonnes âmes pour nous expliquer que le moindre SDF d’aujourd’hui vit beaucoup mieux que certains nobles des siècles passés. En creusant un peu, la remise en cause de l’État providence n’est jamais loin derrière ce type d’argument.
D’où ce constat, tiré de ce rapport sur les inégalités mondiales, qu’on est riche à partir de 3178 euros par mois.
Voilà de quoi faire frémir tous ceux qui dépassent ce seuil fatidique ne fut-ce que d’un euro et dont on peut parier qu’ils ne se considèrent pas ultra-riches.
L’enchaînement est pour le moins discutable. On est passé en quelques instants des ultra-riches avec leurs jets privés, aux seuls riches qui devraient payer, question arrivée subrepticement au cours de la « démonstration », pour terminer sur les riches à 3178 euros par mois, dont on peut penser que même Rémi Godeau sait qu’ils ne peuvent sans doute pas se payer des jets privés, ni même en louer pour un petit voyage.
Et s’il concède bien que de devoir tous payer n’épuise pas la question de la répartition de l’effort entre les ménages en fonction de leurs revenus et entre les ménages et les entreprises, il préfére cibler les « classes moyennes », pourtant très hétérogènes, pour financer la transition écologique, laissant donc cette question de la répartition sans réponse.
Pourtant, comme Thomas Piketty, qui a une certaine expertise de la répartition des richesses, nous en avertit dans sa chronique du 5 novembre 2022 dans Le Monde, « il est impossible de lutter sérieusement contre le réchauffement climatique sans une redistribution profonde des richesses à l’intérieur des pays comme à l’échelle internationale ». Et il ajoute que « ceux qui prétendent que la redistribution est certes souhaitable, sympathique, mais malheureusement impossible techniquement ou politiquement », comme Rémi Godeau le laisse entendre à la fin de son billet, nous mentent.
Les richesses sont tellement concentrées au sommet, explique-t-il, qu’il est « possible d’améliorer les conditions de vie de l’immense majorité de la population tout en luttant contre le changement climatique, pour peu que l’on se donne les moyens d’une redistribution ambitieuse ». Et si les modes de vie de chacun doivent évidemment changer « il est possible de compenser les classes populaires et moyennes pour ces changements ».
Car les faits et les chiffres sont têtus. Le rapport que cite Rémi Godeau ne dit pas seulement que l’on est riche à partir de 3718 euros par mois. Il nous dit aussi que les 0,1 % les plus riches, et là on est bien chez les ultras-riches dont il fait mine de parler, détiennent quelque 80 000 milliards d’euros de capitaux financiers et immobiliers, soit une année de PIB mondial. En Europe, la part des 10 % les plus riches représente 61 % du patrimoine total contre 4 % pour les 50 % les plus pauvres. En France, les 500 plus grandes fortunes se sont accrues entre 2010 et 2022 de 800 milliards, passant de 200 à 1 000 milliards d’euros. Et elles n’ont payé que 40 milliards d’impôts sur le revenu, alors qu’une imposition exceptionnelle de 50 % sur cet enrichissement rapporterait 400 milliards d’euros à l’État. De quoi bien préparer cette transition écologique qui tarde tant à venir et sortir de la caricature consistant à mélanger les ultra-riches et les ménages à 3718 euros par mois.