« Il n’y a pas d’argent magique » ! Généralement cette phrase est prononcée par les tenants d’une politique de rigueur face aux revendications qu’elle suscite, pour bien signifier au bon peuple qu’il n’y a pas d’autre solution que la politique en question.
Le sous-texte étant que lesdits gouvernants aimeraient bien satisfaire les demandes de tous ceux qui se plaignent, mais comme, malheureusement, « il n’y a pas d’argent magique », il faut attendre les résultats de la politique, certes désagréable dans un premier temps, mais courageuse qui permettra, un jour prochain, n’en doutons pas, de voir le « bout du tunnel ».
Bien sûr, Emmanuel Macron a utilisé cette formule « magique » à plusieurs reprises, comme à Rouen en 2018 en réponse à une soignante réclamant des moyens pour l’hôpital ou en 2022 à l’occasion d’un discours à Gaillac. Elle est aussi reprise maintes fois par des sous-fifres répétant mécaniquement la doxa libérale.
Elle sous-tend également l’argumentation du gouvernement lors de la réforme des retraites. Si cette réforme est si nécessaire, c’est justement parce qu’« il n’y a pas d’argent magique » et que c’est le travail de (presque) tous (les rentiers qui se gavent de dividendes sont dispensés) qui permettrait de financer tout ce qu’il y a à financer.
Pourtant, le New Deal, à la suite de la crise de 1929, a été financé alors que bien peu travaillaient.
Pourtant, lors de la pandémie, peu de gens travaillaient et tous les gouvernements ont injecté des milliards pour soutenir l’économie via la BCE qui a créé 750 milliards d’euros.
Pourtant, Ben Bernanke, alors président de la FED, expliquait que le sauvetage des banques en 2009 s’était fait en « utilisant simplement l’ordinateur » pour créer les dollars nécessaires.
Cette création monétaire ex-nihilo, aujourd’hui à l’aide de la touche « entrée » d’un ordinateur, a donc bien l’air d’être « magique » et beaucoup se demandent pourquoi on se creuse la tête à trouver des financements s’il suffit d’appuyer sur une touche.
Ce n’est évidemment pas si simple. L’argent créé ne servirait à rien si personne ne produisait des biens ou des services, ou simplement en produisait peu, comparativement à la monnaie disponible. Dans ce cas, on serait condamné à une inflation d’autant plus importante que l’écart entre monnaie et biens le serait également.
L’argent n’a donc d’utilité que s’il permet les échanges. Sans rien à acheter on peut mourir de faim sur un matelas de billets, mais avec une abondance de biens produits sans l’équivalent universel qu’est l’argent[1], on pourrait aussi mourir de faim devant des tonnes de nourriture que personne ne voudrait vendre. C’est la grande « beauté » du capitalisme, une « gigantesque collection de marchandises » comme l’énonce Marx dès la première phrase du Capital reprenant ce qu’il avait écrit en 1859 dans sa Contribution à la critique de l’économie politique mais qui ne pourrait exister sans le travail de ses producteurs directs et qui doit ensuite faire le « saut périlleux » du marché pour savoir si ce travail n’a pas été fait en vain.
Et c’est là que l’économie vulgaire peut s’introduire en faisant remarquer que ces producteurs eux-mêmes n’existeraient pas s’il n’y avait pas d’argent pour les embaucher. Ce seraient donc les employeurs qui, en avançant l’argent nécessaire, dont on ne se demande pas comment ils l’ont eu, permettraient d’enclencher le cercle vertueux de la production de marchandises. C’est l’image si souvent répétée de ces milliardaires, si utiles, si généreux et dont un pays a tant besoin qu’il doit s’enorgueillir de les compter par centaines, qui « donnent » aux travailleurs l’immense chance de gagner leur vie. Ce qui, bien sûr, justifie les gains insensés qu’ils tirent de leur générosité, puisque sans eux il n’y aurait rien à partager.
L’œuf ou la poule ?
Alors, qu’est-ce qui est premier ? L’argent des capitalistes qui permettra de créer des emplois, donc des marchandises, ou des travailleurs capables de produire, non pas des « marchandises », mais des biens et des services utiles[2] à la vie en société qu’ils passent par le marché ou non ?
Répondre par la première alternative, l’argent des capitalistes, c’est finalement conforter l’idée qu’il existe bel et bien de l’argent magique, ce qu’ont semblé confirmer le « quoi qu’il en coûte » de la période Covid ou les déclarations de Ben Bernanke.
Bien au contraire, l’image du saut périlleux utilisée par Marx indique qu’il n’y a pas de garanties que cet argent investi se concrétise à chaque fois en marchandises vendables. Si c’était toujours le cas, si le « saut » était sans risque, on pourrait bien parler d’argent magique, puisqu’il suffirait qu’il soit là pour se transformer en biens et services utiles. Alors le clavier d’ordinateur suffirait à financer n’importe quoi.
Pourtant, tous ceux qui nient l’existence d’argent magique pour refuser de répondre aux revendications des travailleurs semblent bien y croire quand ils se félicitent du « grand succès » obtenu dès le premier jour à la COP 28 (une page d’histoire « inédite, phénoménale et historique » selon le président de la COP 28, le Sultan Al Jaber) avec l’annonce de promesses de dons pour un montant de 400 millions de dollars par les pays riches au fonds dit de « pertes et dommages » acté à la COP 27 en faveur des pays les plus exposés aux effets du réchauffement climatique, c’est-à-dire les pays les plus pauvres.
Passons sur le fait qu’il aura fallu un an de négociations acharnées entre les deux COP pour que l’on passe d’une décision de création d’un fond à l’annonce de simples promesses de dons. Un délai qui laisse augurer que des promesses à leur réalisations il peut encore se passer du temps, ce qui devrait relativiser les réactions enthousiastes des participants à la COP 28.
Mais l’essentiel est ailleurs, c’est de penser comme une évidence qu’une fois ces dons effectués, les pertes et dommages seront compensés.
Dans une chronique de l’ONU du 9 décembre 2022 intitulée Mécanisme de financement pour les pertes et dommages : un pas vers la justice climatique, Bilawal Bhutto Zardari, président du Groupe des 77 et de la Chine lors de la COP 27 et ministre des Affaires étrangères du Pakistan, décrivait l’ampleur de ces pertes et dommages bien réels qu’avait déjà subi son pays :
« Des dizaines de milliers de personnes ont été tuées ou blessées, des millions ont été déplacées, 13 000 km de routes, 2 millions d’habitations, 500 ponts et 2 millions d’hectares de cultures ont été détruits et un tiers du pays a été littéralement sous les eaux ».
Et il ajoutait :
« Ce n’est qu’après avoir constaté l’ampleur de la catastrophe, les souffrances indescriptibles de personnes innocentes ainsi que les innombrables dégâts, et réalisé qu’aucun mécanisme de financement international n’était en place pour faire face à des catastrophes de cette envergure, que j’ai pleinement compris l’ampleur des pertes et la nécessité absolue de prendre des mesures audacieuses pour sauver nos populations et notre planète »
Si « prendre des mesures audacieuses » c’est récolter des dons pour « sauver nos populations et notre planète » c’est croire que cet argent compensera tout ce qui a été détruit et qu’on pourra oublier ce mauvais moment. Et tant pis pour les « dizaines de milliers de personnes (qui) ont été tuées ou blessées » et « les souffrances indescriptibles de personnes innocentes ainsi que les innombrables dégâts ».
Utiliser la métrique monétaire pour évaluer les dommages et penser qu’un investissement équivalent[3] effacerait l’ardoise, c’est bien accorder un pouvoir magique à l’argent investi. Quand le rapport Mahfouz-Pisani-Ferry évalue à 66 milliards d’euros par an le montant des investissements supplémentaires privés et publics, ils pourraient parfaitement être obtenus par une action sur un clavier d’ordinateur, mais rien ne garantit qu’ils se traduiraient en technologies de capture du carbone encore balbutiantes ou en sobriété subite des consommateurs ou que les techniciens nécessaires à la rénovation des bâtiments et des infrastructures seraient suffisamment nombreux (avec les matériaux et l’énergie disponible en quantité suffisante)[4].
C’est encore pire dans les pays en développements les plus exposés. Quand les infrastructures seront détruites, quand les sols ne seront plus cultivables, quand les populations ne pourront plus supporter des chaleurs trop importantes (24 pays ont déjà relevé des températures supérieures à 50° C et 8 ont dépassé les 52° C) à quoi serviront les millions de dollars qui sont soi-disant nécessaires ?
Alors si l’on a été capable de créer des centaines de milliards de dollars (ou d’euros) pour répondre à la pandémie, pourquoi ne serait-on pas capable de faire de même pour enfin commencer cette hypothétique transition écologique et énergétique qui est pour l’instant plus présente dans les discours que dans les actes (les émissions globales continuent à croître) ?
Cela supposerait qu’on crée les filières de formation pour les compétences nécessaires[5] et qu’on s’assure qu’on aura les ressources matérielles indispensables pour un mode de vie réellement durable.
Mais pour l’instant, ceux qui gouvernent sont davantage préoccupés par l’augmentation de la « gigantesque collection de marchandises »[6] (la fameuse croissance quels que soient les biens ou services produits) que par la dégradation de l’environnement[7] qui s’accélère.
[1] Du moins dans le monde économique qui est aujourd’hui le nôtre avec une division du travail telle que personne n’est capable de vivre en autonomie.
[2] L’utilité en question est évidemment historique et liée au contexte dans lequel se trouve la société. Aujourd’hui un portable est sans doute utile et même nécessaire (ce qui n’empêche pas les aliénations qu’il engendre), c’est plus discutable pour un SUV, trop gourmand en matières et en énergie. Et ça l’est encore plus pour une bombe atomique.
[3] Sous réserve qu’il soit possible dévaluer monétairement ces dommages et d’autant plus que la plupart ne sont pas encore présents.
[4] Quand il a fallu opérer des opérations de maintenance sur les cuves de certaines centrales nucléaires en France, on a dû recourir à des soudeurs américains par manque de compétences nationales (ce qui a considérablement augmenté la facture). Où l’on vérifie une fois de plus que sans le travail il ne se passe pas grand-chose.
[5] Par exemple que les ingénieurs qui travaillent dans l’automobile se préoccupent davantage de construire des voitures peu gourmandes en carburant que de mettre au point des logiciels pour truquer les tests.
[6] Allant jusqu’à chercher à transformer l’imaginaire en marchandises avec les métavers et autres NFT.
[7] Climat, biodiversité, ressources, pollutions diverses, …