Le cinéma est un art particulier en ceci qu’il est populaire. C’est-à-dire qu’il touche toutes les classes sociales, au contraire des autres arts qui concernent surtout les classes ayant un capital culturel important. A l’exception de la musique de variété qui est aussi une industrie. Et statistiquement Bourdieu à raison quand il écrit La distinction et note que « les relations entre les systèmes de classement (les goûts) et les conditions d’existence (la classe sociale) se retraduisent (…) dans des choix objectivement systématiques (…) qui est inséparablement un tableau des classes sociales et des styles de vie ». Certes, Bernard Lahire dans La culture des individus montre que la différence entre « haute culture » et « simple divertissement » ne sépare pas seulement les classes sociales, mais clivent aussi les individus dans toutes les classes de la société, induisant en chacun « un champ de lutte », une véritable « lutte de soi contre soi ». Ainsi, trouve-t-on facilement un agrégé fan de Claude François ou un ouvrier avec un CAP grand amateur d’opéra.
Il n’en reste pas moins que les spectateurs de cinéma sont des centaines de millions par an alors que ceux qui fréquentent les théâtres se comptent en dizaines de millions et que les vingt plus grands musées du monde n’ont vu que 29,5 millions de visiteurs en 2021.
Un autre signe, au-delà des statistiques de fréquentation des salles, concerne les débats qui se tiennent à propos des films entre les spectateurs. Alors que beaucoup pensent que parler d’un tableau, d’une sculpture, d’une pièce de théâtre ou d’un opéra demande une culture particulière, des connaissances spécifiques, ce n’est pas le cas pour le cinéma où chacun sort de la salle en ayant un avis sur le film qu’il vient de voir, ce qui se traduit souvent par des débats passionnés entre amis certains ayant aimé et d’autres ayant détesté.
Bien sûr, il faut distinguer entre les films dits grand public, qui font des dizaines de millions d’entrée et les films dits « d’auteur », ou d’art et d’essai. Si près de cinquante millions de spectateurs ont vu Intouchables (près de 20 millions en France et au moins 25 millions à l’étranger), ceux de Godard se comptent en quelques dizaines de milliers.
Et pourtant, et c’est là que le cinéma est sans doute unique de tous les arts, c’est que même ceux qui n’ont pas vu un film de Godard se sentent capables de le classer comme un film pour les intellos ou les snobs, utilisant d’ailleurs souvent ces qualificatifs comme des synonymes. Si on ne va pas à l’opéra, on n’en déduit généralement pas que ceux qui y vont sont des intellos ou des snobs (sauf justement dans Intouchables). On se dit juste que ce n’est pas pour moi, comme il ne nous viendrait pas à l’idée d’ouvrir un livre de Sartre si on a arrêté l’école en troisième.
C’est aussi la différence avec la musique de variété. Elle est aussi écoutée qu’un blockbuster rassemble de spectateurs, mais elle suscite surtout la communion autour d’un chanteur ou d’une chanson, plus que la discussion justifiant cette communion. On est fan, point final.
Alors que l’on peut s’écharper à propos d’un film.
C’est ce cette réalité qu’est né le livre qui fait l’objet de ce billet. Et plus précisément de la discussion qui s’est développée entre mes amis et moi à propos d’Intouchables. Beaucoup l’avaient vu et l’avaient trouvé très drôle et même émouvant. J’y suis allé bien après eux quand le film avait dépassé les quinze millions d’entrées et qu’il s’affirmait comme un des plus grands succès au box-office des films français. De toute façon, quels qu’aient été leurs avis je serais allé le voir, curieux de juger d’un film ayant eu un si grand succès, un tel phénomène d’engouement collectif ne pouvant qu’être révélateur d’un certain état de la société. Mais dès les dix premières minutes je l’ai trouvé détestable, impression confirmée par la suite tout au long de la vision du film, qui de plus ne m’a pas fait rire une seconde. Mais je ne pouvais pas me contenter d’exprimer mon dégoût du film sans argumenter sérieusement. J’ai donc écrit le texte qui ouvre mon livre où je développe les raisons qui m’ont fait détester le film (le mot n’est pas trop fort). Sans entrer dans les détails, disons que je l’ai trouvé populiste à la fois dans les réactions de Driss qui traite tous les arts (opéra, musique, peinture, littérature) en dérision ou dans son rapport à la loi qu’il outrepasse allègrement, dès la première scène où il ne respecte pas le code de la route et se permet de traiter les policiers (pour une fois dans leur rôle) plus bas que terre et de laisser les brancardiers, sortant en urgence s’occuper de son passager soi-disant à l’agonie, le regarder partir.
Il ne s’agissait pas pour moi de dire que j’avais raison de détester ce film et mes amis tort de l’apprécier, mais de leur demander de m’en donner les raisons comme j’avais développé les miennes, histoire qu’un débat s’installe entre nous qui dépasse les jugements de valeur à l’emporte-pièce des « c’est génial » contre les « c’est nul ». La première partie du livre est composée d’autres textes écrits pour les mêmes raisons à propos d’autres films au gré de l’actualité cinématographique.
Et puis j’ai voulu prolonger l’exercice en me demandant pourquoi j’appréciais tant certains films, au point de les avoir vu plus d’une trentaine de fois pour certains, comme Scaramouche ou Chantons sous la pluie. Ces textes constituent la seconde partie de mon livre qu’on pourrait lire comme une réponse la question de l’île déserte, où l’on vous demande quels sont les trois films que vous y emporteriez (en supposant évidemment que les moyens techniques pour les voir existent). Pour moi, les deux précédents en feraient partie et je me pose la question pour le troisième à propos de Pierrot le fou, un film que j’ai adoré et que je continue à aimer, mais dont je doute qu’il soit le troisième. En tout cas, c’est ce que j’essaie de comprendre en donnant des arguments pour expliquer ma position à son sujet.
Les lecteurs de mon blog se doutent certainement que j’y traite aussi de politique. Dans la seconde partie à propos de Baron noir et de Borgen, dans un texte que j’ai déjà publié dans mon blog mais aussi dans la première partie au sujet d’En guerre de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, où je m’étonne du concert de louanges, y compris au Figaro ou dans Les Échos, qui a accueilli ce film noir et se positionnant nettement à gauche. Sans suspecter Stéphane Brizé et Vincent Lindon de ne pas être sincères dans la colère qu’exprime le film je pose juste la question des conséquences politiques qu’un tel film peut avoir, conséquences dont l’accueil cannois peut donner une petite idée : business as usual. J’y discute la position de Frédéric Lordon, qui, reconnaissant qu’il fallait « avoir quelques robustes ancrages pour ne pas sortir du film passablement abattu » (ce fût mon cas) ne se pose pas la question du rôle que joue le film dans la « reconstruction des structures » qu’il appelle de ses vœux. J’y trouve une surestimation de l’impact du film, aussi bien sur ceux dont on souhaitait « l’éveil » que sur les politiques menées.
Pour les lecteurs de ce blog qui seraient tentés de lire l’ensemble de ces textes (outre les deux lignes que j’ai esquissées ci-dessus, j’aborde aussi la question des remakes avec Orgueil et préjugés, de l’adaptation d’un livre comme le précédent, mais aussi avec L’homme des vallées perdues, un des romans de ma jeunesse ou Les trois mousquetaires que le dernier opus D’Artagnan massacre allègrement), je signale qu’il est possible de le commander en prévente en cliquant sur le lien suivant (https://www.simply-crowd.com/.../gouts-et-degouts.../) et d'y découvrir la couverture du livre. En espérant de nombreux lecteurs et un débat riche et argumenté sur mes positions.