L’urgence environnementale est aujourd’hui indiscutable. D’abord à cause du réchauffement climatique dont les effets deviennent de plus en plus visibles, avec notamment des températures maximales et minimales en hausse d’année en année, des incendies géants, une intensification des précipitations (fortes pluies, grêle, cyclones), une montée du niveau et de la température des océans. Il faudrait y ajouter la baisse de la biodiversité, l’augmentation des pollutions diverses du sol, des eaux et de l’air ou celle des maladies causées par ces dérèglements.
Pour bien prendre conscience de cette urgence il suffit de s’attarder un moment sur les données physiques de base concernant le changement climatique. On sait qu’il est causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES) dues majoritairement à l’exploitation des ressources fossiles. Actuellement, la concentration de GES dans l’atmosphère est de 410 parties par millions (ppm). Le seuil à ne pas dépasser pour rester sous les 2° C actés à l’accord de Paris en 2015 est de 480 ppm. Traduit en quantité globale d’émissions mesurées en tonnes équivalent carbone, cela correspond à un maximum de 800 milliards de tonnes (Gt) à émettre qui correspond à ce qu’on appelle notre budget carbone. Or, les émissions mondiales annuelles de GES sont autour de 42 Gt. Autrement dit, au rythme actuel, notre budget carbone sera épuisé vers 2040, soit dix ans avant la date butoir de 2050 qui est souvent avancée comme celle visée pour avoir un système économique neutre en carbone.
Le problème principal posé par cette situation, c’est qu’une réaction, nécessairement rapide et forte doit avoir des effets sur l’ensemble de notre mode de vie, production, consommation, mobilité, loisirs qui tous ont à voir avec notre utilisation des ressources disponibles et de l’énergie dont nous disposons.
On traduit souvent cette nécessité en invoquant une transition énergétique en cours, permettant de passer des énergies fossiles aux énergies renouvelables. Malheureusement, cette transition existe davantage dans les discours que dans la réalité. Car loin de vivre un passage des fossiles aux renouvelables, en fait de transition, ce à quoi on assiste c’est bien à une consommation accrue de toutes les énergies et de toutes les ressources.
Concernant ces dernières, si on prend les soixante matières premières les plus utilisées dans le monde, la seule dont la consommation a décru, c’est la laine de mouton. Ce qui est d’ailleurs une mauvaise nouvelle puisqu’elle a été remplacée par du synthétique issu du pétrole !
En fait depuis la révolution industrielle au début du 19ème siècle, il n’y a jamais eu de transition d’une énergie vers une autre. L’histoire sans cesse comptée du passage du bois, au charbon, puis du charbon au pétrole, prolongée aujourd’hui par le passage du pétrole aux renouvelables est une fable sans consistance. Comme le dit l’historien Jean-Baptiste Fressoz, « Le problème de la "transition énergétique" est qu’elle projette un passé qui n’existe pas sur un futur qui reste fantomatique ».
La transition énergétique n’a donc pas eu lieu et on consomme de plus en plus chacune des différentes formes d’énergie. S’y ajoute le fait que l’économie devient également de plus en plus matérielle, dépendant d’une quantité croissante de ressources naturelles qui demandent de plus en plus d’énergie pour être disponibles. Bref, nous sommes en plein conte de fées.
Face à ce constat, trois types de solutions sont avancées. L’une est technologique, espérant dans des innovations de rupture la transformation de notre système productif, la dernière en date étant l’invocation de l’intelligence artificielle (IA). La deuxième met l’accent sur les changements de comportement faisant du consommateur la cible principale des transformations nécessaires. On espère les obtenir par l’incitation (taxe carbone), ou par la prise de conscience (appel à la raison ou à la morale) et on plaide la sobriété, pour l’instant introuvable, sinon par contrainte dans les pays les plus pauvres. La troisième enfin, prend acte de la nature globale du changement climatique et prône logiquement une solution institutionnelle visant la coordination des efforts de toutes les parties concernées, au premier chef desquels on trouve évidemment les États. Les COP sont la forme prise aujourd’hui par cette coopération internationale, une forme qui peine à produire des effets significatifs, ce qui n’obère en rien la nécessité d’une coordination.
A la vue des émissions globales toujours en hausse, il faut bien se rendre compte qu’aucune de ces solutions n’a pour l’instant donné les résultats escomptés.
La « solution » technologique oublie que la technologie a toujours deux faces comme le pharmakon de Platon. À la fois remède et poison, elle résout des problèmes en en créant des nouveaux, comme le montre notre époque, saturée de technologies dans tous les domaines et pourtant marquée par une transformation inquiétante de notre milieu naturel de plus en plus rapide et importante. La modification des comportements reste pour l’instant surtout de l’ordre des discours sans effets visibles sur les émissions de GES et la seule avancée notable permise par les COP réside dans leur nombre qui augmente chaque année.
Bien sûr, la coopération internationale pour gérer des ressources communes n’est pas réduite aux COP. Il existe de nombreux traités internationaux sur l’environnement, que ce soit sur l’air, le vivant, le milieu marin, la désertification et la protection des écosystèmes, les déchets et substances dangereuses ou les pollutions marines, mais aucun de ces accords n’a une réelle dimension globale, intégrant l’ensemble des pays du monde concernés. La question se pose donc des raisons de cette difficulté à engager l’ensemble des États à traiter de manière coordonnée un problème qui les concerne tous. Même l’accord de Paris a vu quelques pays (Iran, Lybie, Yémen) ne pas ratifier l’accord et il a fallu attendre le premier jour du mandat du Président Biden pour voir les États-Unis, premier émetteur de GES par habitant, le faire. Mais malgré cette ratification par 194 États (sur 197), les émissions globales de GES sont toujours à la hausse.
Il faut voir dans ce grand nombre d’États une des causes qui font qu’il est si difficile de passer d’un traité, fut-il formellement signé par tous, à des effets tangibles sur l’objet qu’il vise.
Sans remonter trop loin, si on regarde le nombre de pays officiellement reconnus par l’ONU depuis 1945, on voit une croissance importante due d’une part à la décolonisation et d’autre part à l’éclatement du bloc soviétique. Ainsi, il y avait 76 pays indépendants en 1955, dont 5 en Afrique, puis 144 en 1975 dont 48 en Afrique et 33 en Europe pour arriver respectivement en 2012 à 197, 54 et 45. Ces 197 États souverains ont bien du mal à se cordonner, devant renoncer alors nécessairement à une part de leur souveraineté, si nouvellement acquise pour les États les plus récents qu’ils y sont d’autant plus attachés. C’est à Copenhague, en 2009, où pour la première fois tous les pays étaient présents, que le problème de coordination posé s’est révélé dans toute sa complexité, la conférence ne débouchant que sur un accord minimal à la dernière minute, au bout des prolongations.
La « solution » trouvée fut de se donner un horizon en 2050 et l’objectif de ne pas dépasser les 2°C d’augmentation de température en contradiction avec toutes les trajectoires envisagées par les scientifiques. Comme en 2050, la plupart des négociateurs actuels ne seront plus au pouvoir, le risque qu’ils prennent aujourd’hui face à leurs électeurs est donc bien faible. Le fait même de se donner cet objectif global de 2°C est aussi révélateur de la difficulté à se coordonner. 2°C, c’est extrêmement abstrait. C’est une température moyenne pour la terre entière et il est bien difficile de le traduire en un engagement précis de niveau d’émissions, donc contraignant ou au minimum vérifiable, pour un pays donné. Ce qui a effectivement permis l’accord, même si ce fut au forceps, révélant de cette manière l’impossibilité de se donner des buts plus précis.
Au niveau des États, cette absence de coordination se manifeste aussi par la diversité des politiques sur le changement climatique et sur les politiques énergétiques. Gaz de schiste et/ou charbon pour les uns (USA et Chine en particulier), mix énergétique hétérogène pour d’autres (nucléaire en France et éolien en Allemagne), chaque pays mène sa politique énergétique en fonction de ses intérêts immédiats (ou du moins de ceux qu’il perçoit comme tels), aménage son territoire selon ses propres critères, construit sa mobilité en fonction de ses contraintes (pression des consommateurs et des constructeurs, SUV aux USA et gazole en France, Volkswagen en Allemagne). Il en est de même pour la fiscalité carbone, nulle pour certains (USA), très élevée pour quelques-uns (120 euros en Suède) et balbutiante pour beaucoup. Il est évidemment logique que les situations de chaque pays étant différentes, ils n’aient pas les mêmes choix, mais que ces choix, quels qu’ils soient, continuent à impliquer globalement des émissions croissantes montre bien que le souci de leur baisse n’est pas intégré comme une contrainte forte par les différents États.
On trouve ici une deuxième raison qui limite l’efficacité des traités internationaux et tient au fait que chaque État a des contraintes de court terme qui se traduisent par des conséquences électorales et s’opposent à l’adoption de politiques de rupture qui n’ont que des effets à long terme. C’est ce qu’on appelle la « tragédie des horizons » qui prend deux formes principales. L’une est la défense des intérêts immédiats du pays tels que l’exprime son fonctionnement, aussi bien sur le plan économique qu’industriel ou financier. C’est ce qui est souvent traduit par un constat d’absence de volonté politique (à entreprendre les réformes nécessaires) alors que cette absence est endogène, engendrée par les enjeux de court terme tels qu’ils sont appréhendés par les gouvernements, sous la contrainte de leur réélection. La « volonté politique » n’est pas une ressource exogène où il serait possible de puiser quand on le souhaite. L’autre forme de cette tragédie des horizons c’est le comportement dit de passager clandestin, qui consiste à bénéficier des résultats de l’accord des autres sans contribuer soi-même aux efforts qu’ils impliquent. Un des signes de ce comportement c’est l’échec du cycle de Doha, puis de l’OMC dans l’organisation du commerce international qui a vu croître considérablement le nombre d’accords de libre-échange (70 en 1990 pour plus de 300 en 2024), marquant ainsi la prééminence des accords multilatéraux sur les accords globaux. Ce qui montre que la réalité est davantage caractérisée par des États qui se comportent tous en passagers clandestins, plutôt que quelques-uns d’entre eux qui profiteraient de l’accord vertueux des autres. De fait, il n’y a aucun accord global et les émissions continuent à croître.
Pourtant, il existe un exemple souvent utilisé qui montrerait la possibilité d’une coopération internationale réussie c’est le Protocole de Montréal.
Ce protocole est le résultat de négociations entre les États qui se sont engagés une fois que des scientifiques aient alertés sur les conséquences des émissions de chlorofluorocarbones (CFC) sur une baisse de la densité d’ozone présente dans la haute atmosphère, entraînant une augmentation des cancers de la peau. Ce cas est supposé être emblématique et porteur d’espoir à cause de la rapidité de réaction des États à s’emparer du problème. La confirmation scientifique du problème de l’ozone est donnée en 1985 dans un article de Nature et le Protocole de Montréal, engageant le contrôle et la réduction des CFC, est signé en 1987. Maintenant ratifié par plus de 180 États, il a considérablement réduit l’usage des CFC et les effets sur la concentration d’ozone sont réels.
On aurait donc ici la preuve que devant une menace globale, il est possible de passer rapidement du stade de l’alerte scientifique à la mise en place de politiques efficaces acceptées par tous dans l’intérêt général. Évidemment, cette lecture optimiste du Protocole de Montréal est largement contredite par le cas du changement climatique, qui a pourtant suivi le même chemin, démarrant par une alerte scientifique, confirmée au fil du temps par les travaux du GIEC de plus en plus inquiétants, mais sans être suivi par des accords internationaux efficaces.
En fait, c’est que les deux questions, si elles ont toutes les deux un caractère global sont dans des contextes très différents. Celui du changement climatique est un problème dû aux émissions de GES qui concernent l’ensemble des comportements humains dans toutes leurs dimensions (production, consommation, loisirs, mobilité, …). On a donc affaire à un gigantesque problème de coordination impliquant les huit milliards d’êtres humains vivant sur la planète, même si leurs responsabilités personnelles sont fortement différenciées selon leur niveau de revenu. Bernard Arnault est un beaucoup plus gros émetteur de GES qu’un chômeur en fin de droit qui lui-même émet plus qu’un érythréen pauvre.
Tout au contraire, le problème de l’ozone était causé par quelques acteurs industriels (qui n’avaient pas pour objectif principal la production d’un bien commun), dont les trois principaux étaient les deux géants américains du marché des CFC, Du Pont de Nemours et Imperial Chemical Industries (ICI) et l’européen Atochem.
Les deux premiers avaient développé dès 1974 (soit la date de la première annonce scientifique d’un potentiel problème avec l’ozone) des programmes de recherche pour produire des substituts aux CFC. Un accord contraignant sur la production de CFC pouvait leur permettre de gagner des parts de marché grâce à leurs substituts, aussi ont-ils poussé, avec l’appui du gouvernement américain, à trouver un accord le plus vite possible (et le plus contraignant possible). Toutefois les autres producteurs de CFC et au premier rang Atochem, avaient comblé leur retard et aussi développé des substituts. Du coup, cette convergence vers le passage des CFC à leurs substituts devenait possible sans remettre en cause les parts de marché de chacun. Une guerre commerciale devenait inutile. Ainsi, la mise en place du cercle vertueux qui a conduit la solution du problème de l’ozone, n’est pas dû à la sagesse des États mais à une heureuse coordination non intentionnelle de stratégies industrielles luttant pour la conquête d’un marché.
De plus, il n’y avait que des dommages à attendre de la persistance du problème de l’ozone, dont la solution n’impliquait pas les changements profonds dans les modes de vie qu’implique le réchauffement climatique. Il ne sert donc à rien d’imaginer que le cas du Protocole de Montréal puisse être transposable pour la question du climat. Ce que prouve l’inefficacité des 28 COP déjà tenues.
Peut-on faire un pas de plus et espérer que voit le jour une institution internationale chargée de mettre en œuvre des politiques climatiques à la hauteur des enjeux ? Il faudrait évidemment qu’elle ait un pouvoir de contrainte suffisant sur les États, ce qui suppose de leur part un renoncement à une part de leur souveraineté, qui n’apparaît pas pour l’instant à l’ordre du jour. Une difficulté encore accentuée par le timing que nous impose la diminution de notre budget carbone, dont on a vu qu’il était de l’ordre de vingt ans au rythme actuel des émissions de GES.
En un mot qu’en est-il de la crédibilité de l’idée d’un gouvernement mondial, conséquence logique de la nature globale du problème du réchauffement climatique ?
Ce n’est pas une idée nouvelle, et bien avant l’apparition des inquiétudes sur le climat elle avait été envisagée notamment par Kant dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, publiée en 1784. Celui-ci considère que la destination de l’humanité, qui est fondamentalement morale, se fait par le passage d’un État légal à un État cosmopolitique universel par le moyen d’une constitution politique qui permettrait la coexistence pacifique des libertés. Ce projet rencontre une difficulté qui tient à « l’insociale sociabilité » des hommes, concept oxymorique qu’il développe dans sa proposition 4, entendant par-là « leur tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une constante résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder cette société ». La solution à cette tendance contradictoire, qui permet de contraindre l’insociale sociabilité, c’est le droit que l’espèce humaine doit s’imposer à elle-même. Mais cette contradiction se reproduit au niveau des États, comme l’indique la proposition 7 : « la même insociabilité qui contraignait les hommes à travailler à cette constitution est à son tour la cause du fait que toute communauté dans les relations extérieures, c’est-à-dire en tant qu’État par rapport à d’autres États, jouit d’une liberté sans frein, et que par suite, un État doit s’attendre à subir de la part d’un autre exactement les mêmes maux qui pesaient sur les individus particuliers et les contraignaient à entrer dans un état civil conforme à la loi ».
Et comment va-t-on vers la solution de ce dernier obstacle ? « par le truchement des guerres, de leur préparation excessive et incessante, par la détresse qui s’ensuit finalement à l’intérieur de chaque État, même en temps de paix, la nature pousse les États à faire des tentatives imparfaites, puis, finalement, après bien des désastres, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur exhaustif de leurs forces, à faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur dire sans qu’il leur en coûtât d’aussi tristes expériences, c’est-à-dire à sortir de l’absence de loi propre aux sauvages pour entrer dans une Société des Nations dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa propre force ou de sa propre appréciation du droit mais uniquement de cette grande Société des nations, c’est-à-dire d’une force unie et de la décision légale de la volonté unifiée ».
Sans nécessairement prendre à son compte la position morale téléologique de Kant sur la destination de l’humanité, si on en reste à une lecture de ces citations d’un point de vue descriptif, on peut constater que nous en sommes encore à devoir regretter l’asociale sociabilité des États, qui restent toujours dans une situation de guerre plus ou moins larvée, et aujourd’hui plutôt plus que moins comme on le voit en Ukraine, au Congo ou à Gaza. Notre Société des Nations moderne se révélant bien impuissante pour être cette « force unie et de la décision légale unifiée ». Et il probable que nous allons encore goûter un certain temps à « bien des désastres, bien des naufrages » avant que la raison puisse se faire entendre.