Tout le monde (ou presque) trouve normal que des gens aillent au musée voir les tableaux de Picasso ou de Nicolas de Staël, au concert écouter les œuvres de Beethoven ou de Schoenberg, qu’ils puissent lire (et apprécier) Finnegans Wake, qu’ils fassent une différence entre Guillaume Musso et Marcel Proust, mais dès qu’il est question de cinéma, la même compréhension n’est plus de mise.
C’est particulièrement vrai avec l’œuvre de Jean-Luc Godard dont beaucoup pensent qu’elle ne peut être appréciée que par des snobs soucieux de distinction, tant elle leur semble incompréhensible. Le cinéma c’est peut-être un art, sans aucun doute une industrie, mais avant tout un divertissement, du moins c’est l’argument massue pour discréditer les films de Godard qui ne « divertissent » certes pas, du moins au sens ou Intouchables ou De Funès le font. Tout au plus on concèdera que certains de ses premiers films (Le mépris souvent, quand on en cite un) sont regardables, voire intéressants, mais depuis 1969 et la période du groupe Dziga Vertov, la cause est entendue, Godard n’est plus fréquentable.
Ce qui est étonnant dans ce « raisonnement », c’est qu’il n’est tenu que sur le cinéma. Qu’y a-t-il à comprendre dans les quatuors de Beethoven où dans un tableau de de Kooning ? En quoi est-ce « divertissant » de lire Hegel ? Pourtant ces auteurs ne sont pas considérés comme des charlatans et on leur reconnaît même du génie. Pourquoi ne regarder le cinéma que sous l’angle du « divertissement » et n’y aller que pour se délasser quand on accepte par ailleurs de lire un auteur réputé « difficile » ou de regarder un tableau abstrait ?
Mon propos ici n’est pas de chercher des réponses à ces questions (même si j’ai ma petite idée sur le sujet qui tient à ce que le cinéma est aussi (surtout ?) une industrie dont les investissements sont gigantesques et qu’il faut bien rentabiliser, d’où des budgets de promotion souvent supérieurs aux coûts de production), mais juste de pointer cette contradiction dans les comportements face à des productions culturelles différentes et de tenter d’expliquer pourquoi j’ai aimé un des derniers film de Godard, Adieu au langage.
Essayons donc de ne pas faire de procès d’intention à ceux qui apprécient Godard, surtout si on ne va pas voir ses films.
Je comprends parfaitement qu’on puisse s’ennuyer à la projection de ce film, ou être incapable de rester plus de dix minutes dans la salle si on y cherche une histoire (il y a bien longtemps que Godard ne cherche pas à raconter des histoires, même de manière non linéaire), ou même si on cherche désespérément un sens à chaque seconde à l’enchainement des images et des sons[1].
Pourtant, si on en reste simplement au niveau formel, de l’image elle-même dans sa composition, son cadre (et son hors-cadre), ses couleurs (plus ou moins saturées[2], plus ou moins nettes[3]), les mouvements de caméra surprenants (comme celui où la caméra pivote à l’horizontale vers un miroir), les sons en décalage (ou pas) avec l’image, la superposition des images qui se résout en fermant un œil (donnant ainsi accès à deux images différentes), l’utilisation de la 3D[4], il y a une inventivité de chaque instant qui suffit déjà à créer des émotions (comme on en éprouve en écoutant un morceau de musique ou en regardant un tableau abstrait). Un cran plus loin que l’aspect formel proprement dit, on ne peut qu’admirer la leçon comparant la plus ou moins grande difficulté à représenter la nature en peinture et au cinéma, quand il cadre un champ de fleurs au travers d’une fenêtre, la pièce restant peu visible (on pense immédiatement à un tableau de Van Gogh) puis, la pièce s’éclairant, le tableau disparaît pour ne laisser subsister qu’un simple paysage de fleurs au travers d’une fenêtre sur un écran. Ou encore le télescopage du commentaire (commençons par le commencement), suivi de la voix-off (les Apaches appelaient la forêt le monde) et l’image (un pubis de femme), le tout renvoyant au tableau de Courbet, l’Origine du monde.
Et puis il y a le montage, ou plutôt le collage que Godard pratique depuis longtemps et qui avait si fort impressionné Aragon à la sortie de Pierrot le fou. Le générique final donne la liste de tous les emprunts que fait Godard, à la musique, à la littérature, à la peinture, au cinéma, à la philosophie, … auxquels il faut ajouter les bandes d’archives, tout cela mêlé, mis en rapport, pour créer du sens ou des émotions. En faisant cela Godard met en pratique ce que Ferdinand expliquait dans Pierrot le fou, lisant Elie Faure à propos de Velasquez, qui parvenait enfin, au crépuscule de son œuvre[5], non à peindre les choses définies, mais ce qu’il y a "entre les choses"[6].
Il y a aussi le rapport à la caméra dont Godard a toujours suivi de très près les progrès technologiques. La 3D bien sûr, produite à l’aide de téléphones portables ou de caméras spéciales, qui loin de permettre d’être plus « réaliste », comme semblent le penser les réalisateurs de blockbusters, montre au contraire l’irréalité de la représentation mais aussi la gopro et bien d’autres qu’on découvre au générique final. Au travers de l’utilisation de ces multiples moyens d’enregistrement des images (mais aussi du son) on retrouve une des thématiques de Film socialisme, celle de la multitude des moyens disponibles pour qui veut créer des images, ce qui renvoie justement à la socialisation qu’ils autorisent et que démontre Internet chaque jour.
Il y a enfin les thématiques qui traversent depuis longtemps l’œuvre de Godard, le rapport entre le langage, l’image et la communication (des personnages sont ensemble dans un même plan mais séparés par la parole), la politique, le chaos du monde (rendu sensible par le collage des nombreux éléments empruntés ici ou là), la mort, la fin d’un monde, le nôtre, la fin de l’individu et du couple, la nature, ici plus présente que dans beaucoup de ses films, la culture n’apparaissant que dans le commentaire et le montage. Une des grandes obsessions de Godard c’est justement que le cinéma donne un sens au monde, ce qui devient de plus en plus difficile d’une part à cause de la multiplication des sources d’images, et, d’autre part de la perte de sens du langage (l’un des personnages dit qu’il nous faudra bientôt avoir des interprètes pour nous comprendre nous-mêmes).
Comme tout artiste, Godard ne donne pas de réponse à ses interrogations. Il nous les donne pour qu’on s’en empare. Il ne fait que servir de caisse de résonnance (et de « raisonnance » si on m’autorise ce néologisme) à ce qu’il perçoit de notre temps, à charge pour le spectateur d’y réfléchir par lui-même, à se les approprier (y compris en les contestant). Car le spectateur godardien doit être actif, il est rendu actif sous peine d’ennui ou d’incompréhension. Ce faisant il a quelque chance de regarder le monde autrement que par ce que les médias lui donnent à voir comme évidence, à commencer par le cinéma lui-même dont les codes sont au centre des interrogations godardiennes. Est-ce qu’une image juste est juste une image ? (ou un son ?)[7].
Il n’y a pas de démonstration chez Godard, il ne donne pas de leçon (en ce sens il n’est pas un philosophe, il ne cherche pas à construire un « système »[8]), il s’interroge et nous propose de le faire avec (et contre) lui. Avec lui (et quelques autres comme Resnais) on ne se demande plus comment le cinéma nous donne l’illusion du monde mais comment il peut nous permettre d’y croire à nouveau[9]. Que ses questions s’expriment au moyen du cinéma nous est moins habituel que par la littérature, où l’enchainement rationnel est la norme principale (mais pas la seule comme l’ont montré nombre de mouvements littéraires au 20ème siècle), d’où sans doute la difficulté qu’éprouvent certains à comprendre sa démarche. Cette difficulté se renforce du fait que le cinéma est un art, qu’il a donc une histoire et que toute œuvre ne peut se comprendre qu’en la situant dans le champ artistique où elle a été produite. Godard créé avec et contre toute l’histoire du cinéma et au-delà de la représentation du monde. De la même manière, on ne peut comprendre les Impressionnistes qu’en les situant dans leur rupture à la peinture académique du 19ème siècle. Cela n’a rien de surprenant mais là encore, ce qui semble évident pour les principaux arts ne l’est pas (encore ?) pour le cinéma[10].
Film peut-être testamentaire (ne sait quand reviendra comme le dit la chanson à la fin du film), Adieu au langage s’achève sur les hurlements à la mort d’un chien et les vagissements d’un bébé. Au spectateur de choisir et de construire le monde qu’il préférera vivre.
[1] On peut toujours reconstruire une « histoire » que raconterait le film, mais elle serait réduite à quelques phrases et c’est d’ailleurs ce que fait Godard dans la présentation de son synopsis.
[2] La tache rose de la jupe de la petite fille qui éclate dans une nature à dominante verte et bleue.
[3] À cause du moyen d’enregistrement utilisé (portable, caméra numérique HD, gopro,…)
[4] Comme le plan extraordinaire de la femme sur une chaise dehors en légère contre-plongée, un plan comme on n’en a jamais vu au cinéma et qui avec le recul pourrait apparaître aussi « révolutionnaire » pour le cinéma en 3D que « l’invention » de la profondeur de champ pour le cinéma du 20ème siècle dans Citizen Kane
[5] Godard a 83 ans.
[6] Je cite de mémoire.
[7] Il y a peu j’ai regardé Fast and furious 6 à la télé. Prototype du film d’action « divertissant », il ne laisse guère le temps au spectateur de s’interroger sur les questions godardiennes, mais pourtant il en illustre un certain nombre de manière exemplaire. Passons sur les scènes d’action où les voitures sont d’abord des tapis moelleux de réception qui permettent aux héros de faire des plongeons de vingt mètres sans bobos (on imagine sans peine l’utilisation de la 3D dans ces scènes, ça viendra) et prenons une séquence où l’un des héros se rend aux USA alors qu’il sait qu’il sera arrêté dès qu’il mettra le pied sur le territoire, pour extorquer un renseignement à un caïd de la drogue, incarcéré dans un quartier HS. On le voit atterrir en tenue de prisonnier, être mis en prison dans une cellule, recevoir la visite du caïd (en principe détenu dans un autre secteur) venu pour lui faire la peau, prendre le dessus sur lui et se retrouver à Londres sa mission accomplie, sans qu’on sache un seul instant comment il a pu accomplir cet exploit. Chaque action vue à l’écran ne peut logiquement découler simplement de la précédente parce qu’à chaque fois il y a des obstacles qui semblent infranchissables (comment est-il arrivé aux USA, comment le caïd peut-il arriver à sa porte de cellule, comment s’en sort-il une fois le caïd maîtrisé, comment quitte-t-il les USA ?). Il ne s’agit pas ici d’ellipses, qui réduisent le temps réel de l’action pour des raisons de narration sans nuire à la compréhension, (à l’inverse des films pornos où l’action « inutile » est toujours en temps réel pour ne pas avoir que des scènes de sexe), mais de coupures qui rendent l’action strictement incompréhensible, sauf à y être habitué, ce qui ne fait pas honneur à la rationalité humaine mais relève bien d’un apprentissage (un dressage) social de codes de narration que Godard (entre autre) interroge et fait éclater.
[8] Même si aujourd’hui une part importante de la philosophie ne le cherche pas non plus.
[9] Voir les analyses de Deleuze dans L’image-temps.
[10] On peut sans doute lire Guillaume Musso sans autres références, c’est plus difficile pour Proust.