Ce billet pourra sans doute paraître bien dérisoire en abordant un sujet qui n’est pas d’une importance extrême à l’heure où tant d’autres problèmes, de la guerre en Ukraine à la crise écologique en passant par la montée de l’inflation[1], restent sans solution et suscitent l’inquiétude sur notre futur proche. Malgré tout, en illustrant le (dys)fonctionnement ordinaire de la recherche en sciences sociales, j’espère que le lecteur peu au fait de ce qu’elle signifie au quotidien, y trouvera matière à information et à réflexion.
La recherche, quelle que soit la discipline où elle s’effectue, doit nécessairement passer par la communication de ses résultats, d’abord à la communauté scientifique, par l’intermédiaire des revues académiques[2]spécialisées, puis dans des publications à plus large diffusion.
La phase de publication est loin d’être simple et doit au contraire présenter des garanties pour que le contenu des articles puisse être validés. Cette validation se réalise grâce à l’activité des relecteurs, qui sont eux-mêmes des chercheurs spécialistes du champ abordé dans l’article et rédigent une appréciation sur la qualité de la contribution proposée à publication, à la fois sur le contenu et sur la forme. Ces avis débouchent soit sur le rejet, sur l’acceptation ou, le plus fréquemment, sur des demandes de modifications, impliquant que le chercheur reprenne son travail et en propose une nouvelle version qui sera à son tour examinée par les relecteurs de la revue. Ce processus peut durer plusieurs années et un article peut être accepté après plus d’un aller-retour entre le chercheur et ses relecteurs. Il est évidemment une garantie pour le lecteur de l’intérêt de la publication, qui pourra ensuite être utilisée dans d’autres travaux par d’autres chercheurs qui la citeront dans leurs propres articles.[3]
La petite histoire que je relate ici me semble représentative d’une tendance inquiétante de la communauté des économistes au travers de la politique de publication d’articles dans leurs revues. Si celles du mainstream ont toujours privilégié les publications s’appuyant sur la théorie néoclassique où l’individualisme méthodologique reste la base « scientifique » des développements présentés, les revues plus ouvertes conservaient en général une indépendance relative, comme la Revue de la régulation (tendance hétérodoxe) ou la Revue de l’OFCE (tendance post keynésienne).
Le 5 juillet 2021 je recevais un mail m’indiquant que cette dernière envisageait la publication d’un numéro spécial de la revue autour du thème des enjeux socio-économiques de l’action pour le climat. Ce numéro devait idéalement nourrir le débat de la prochaine élection présidentielle et on me sollicitait personnellement pour une contribution autour de la question du climat ET de la fin du mois, titre de mon livre paru il y a peu.
Répondant positivement à cette sollicitation, j’envoyais rapidement un article qui présentait une critique du chapitre sur le changement climatique, rédigé par Christian Gollier et Mar Réguant dans le rapport sur les grands défis économiques de la commission co-présidée par Jean Tirole et Olivier Blanchard.
Pour bien préciser l’objet de ma contribution, j’écrivais dans l’introduction que
« Notre objectif est d’en montrer, d’une part, l’inconsistance sur le plan des arguments utilisés, qui, loin d’avoir une assise scientifique solide comme ils le répètent sans cesse, sont biaisées par un a priori méthodologique, et, d’autre part, de tenter d’éclairer les raisons qui font que l’unanimité de cette communauté, n’ait finalement pas réussi à convaincre les décideurs d’appliquer leurs recommandations. La seconde partie sera, quant à elle, consacrée à une tout autre analyse du changement climatique qui, si elle ne donne pas les clés pour le traiter immédiatement, indique la direction qu’il faudrait prendre pour le faire.
C’est dire que ce texte ne prétend pas être un texte « scientifique », mais un texte engagé dans un débat public qui s’appuie d’abord sur le rapport de la commission Blanchard-Tirole, qui, compte-tenu de sa composition internationale, mentionnée dès la couverture, et du large consensus qu’elle revendique nous semble suffisamment représentatif de ces économistes académiques pour en tirer des conclusions générales sur leurs positions, tant théoriques que pratiques. Au contraire de ces économistes, nous ne considérons pas la question climatique comme un problème technique que seuls les experts seraient aptes à résoudre, écartant alors par principe les citoyens condamnés à leur faire confiance, mais comme un problème politique où se joue un choix de société. »
Ce qui me semblait correspondre à l’objectif énoncé par la Revue de l’OFCE de contribuer au débat public sur cette question climatique à l’occasion de l’élection présidentielle.
Le 4 décembre 2021, de nombreux mois plus tard, je reçus le message suivant de la Revue de l’OFCE :
« Le comité de sélection a pris soin de relire votre article et nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour ce délai de réponse un peu long.
Le sujet est bien évidemment hautement intéressant et l’approche que vous abordez l’est tout autant. Néanmoins, comme vous l’aviez vous-même souligné, il ne s’agit pas là d’un « article scientifique ». Le comité souligne entre autres le parti pris un peu trop personnel ainsi que le recours à un vocabulaire pas suffisamment académique.
Au regard de ces considérations, nous avons décidé et nous en sommes désolés, de ne pas publier votre article dans ce numéro spécial.
Toutefois, l’OFCE propose d’autres supports de publication utiles au débat public. Dans cette perspective, et sur proposition de Xavier Ragot, nous serions très heureux si vous acceptiez la publication de votre texte sous la forme d’un post de blog »
Cette proposition s’est concrétisée par la réception le 8 décembre d’un nouveau message :
« Le sujet et l'approche nous intéressent d'autant qu'il s'inscrit dans des thématiques de plus en plus développées à l'OFCE et sert au débat public auquel nous participons. Une reprise intégrale de l'article n'est pas possible car le format ne s'y prête pas. Un billet de blog est plus court (entre 1 et 5 pages max). »
Considérant que réduire mon texte à 5 pages risquait fort d’en réduire la pertinence argumentaire, je proposais de le couper en plusieurs parties, suite à quoi on me répondit :
« Je trouve que l'intérêt de l'article est dans la pertinence de l'analyse entre défi climatique et changement de système. Or si cet effet de bouclage se perd, on perd également la cohérence de la démonstration, et c'est dommage. La deuxième partie est d'autant plus riche qu'elle vient servir la première;
ou alors une proposition: publier deux billets dans la foulée (pour éviter de perdre le lecteur): l'un qui serait par exemple une critique du rapport (partie 1) et le second, la partie 2 et la conclusion. Ce système permettrait de gagner un peu de place mais de toute façon, le texte reste trop long. »
J’acceptais donc cette solution et je rédigeais les deux billets que je me décide finalement à publier dans mon propre blog, puisque depuis ce 8 décembre 2021, aucun de ces textes n’a été publié dans le blog de l’OFCE.[4]
Afin de permettre au lecteur de juger sur pièces de l’intérêt (ou pas) de ma contribution à ce débat public réclamé par l’OFCE mais non réalisé, je publie donc, à la suite de ce billet introductif, les deux contributions finalement snobées par la Revue de l’OFCE.[5]
[1] Toutes des manifestations de la crise profonde du capitalisme.
[2] « académique » revoie à l’université, lieu principal de la recherche et de la diffusion initiale des résultats de la recherche. Cet adjectif renvoie aussi implicitement, (on le verra dans la suite) à une forme particulière d’écriture, censée être « objective ».
[3] Le nombre de citations d’un article par les collègues est un des éléments principaux pour « évaluer » la notoriété d’un chercheur.
[4] M’inquiétant le 8 janvier 2022 de ne pas avoir de réponse à l’envoi de mes deux billets de blog le 9 décembre, je reçois le 10 janvier l’information que Xavier Ragot doit « prendre contact avec moi rapidement » ce qui motive de ma part ce dernier message envoyé le 2 mars : « Je n'ai toujours aucune nouvelle de votre part concernant ma proposition de contributions à votre blog. J'ai pourtant scrupuleusement suivi vos conseils de refonte de mon texte et je m'étonne de ce silence assourdissant.
Bien cordialement quand même
[5] J’ajoute pour faire bonne mesure et montrer que ce refus de publication sur des arguments de manque de « scientificité » ou « d’académisme », n’est pas spécifique à la Revue de l’OFCE que j’ai eu la même mésaventure avec un numéro spécial de la Revue de la régulation sur l’économie écologique qui, après avoir refusé ma proposition avec les mêmes justifications, me proposait de la transformer en note de lecture, qui fut elle-même refusée malgré « des remarques extrêmement pertinentes », à cause d’un style satirique qui « ressemble souvent à une attaque ad hominem qui n’est pas bienvenue ». Je répondis que je prenais note de leur décision de ne pas me publier. Ajoutant que « si je persifle quelque fois, c'est après avoir précisé dès l'introduction que Christian Gollier n'est pas pris en tant qu'individu (célèbre citation de Marx qui j'espère reste une référence dans votre revue et qu'on peut utiliser pour appuyer un point de vue) mais en tant que porteur d'une conception générale de l'économie qui le dépasse largement. Il ne s'agit donc en aucun cas d'attaques ad hominem. Pour ce qui concerne "les contre-arguments développés sans au préalable correctement présenter la pensée de l'auteur", je ne vois pas lesquels justifient ce jugement. A chaque fois je cite les phrases de son livre avec les pages en référence où il explique son raisonnement. Quant au manque d'une recension impartiale, cela pose deux questions. D'une part, la recension de fait existe dès mon introduction où j'explique que Christian Gollier évalue à 50 euros la tonne le niveau initial d'une taxe internalisant l'externalité climatique. C'est effectivement tout le projet du livre et c'est la solidité de cette évaluation que je mets en doute dans mon texte avec, me semble-t-il des arguments pertinents. D'autre part, comme j'explique les raisons qui me font juger l'évaluation proposée sans fondements scientifiques sérieux (contrairement à ce qui est affirmé tout au long de l'ouvrage), je ne vois pas trop en quoi consisterait une position "impartiale". Je pense même que je suis resté très mesuré, n'insistant pas sur l'emploi ad nauseam de l'argument de notoriété tout au long de l'ouvrage ou n'écrivant pas (ce qui serait pourtant le résumé le plus juste et le plus concis de ce livre) que ce travail consiste à s'appuyer sur le manuel de microéconomie de première année, lu comme les tables de la loi.
Je continuais en indiquant que je ne reprendrai donc pas mon texte pour tenter de convaincre de son intérêt, étant à un âge où une publication de plus ne me motive pas et ayant d'autres projets plus importants qu'ajouter une ligne à mon CV. En revanche, je regrette profondément que cette décision revienne à laisser Christian Gollier exercer son magistère sans qu'une contradiction un peu argumentée lui soit opposée. Certes, il y a peu de chances qu'il lise cette Revue, mais elle doit quand même toucher suffisamment de lecteurs qui sont a priori critiques de l'économie défendue par Christian Gollier et qui auraient trouvé dans mon texte des arguments de fond pour conforter leur position.
Un dernier mot sur le "style satirique". J'ai en mémoire une recension d'un livre de Bernard Friot par Frédéric Lordon dans la revue il y a pas mal de temps, dont le "style" était rien moins qu'académique, sans que le comité de rédaction de l'époque ait jugé bon de ne pas la publier. Je regrette que vous sembliez prendre le chemin de la recherche de la "scientificité" revendiquée par Christian Gollier ou Jean Tirole, combat à mon avis perdu d'avance car vous ne serez jamais, dans le contexte actuel, considérés comme une revue du top five (Elle est en catégorie 3 dans le classement CNRS qui comporte 4 catégories, la 1 étant la plus « reconnue »). En conclusion, « Je décline donc votre proposition de réécrire mon texte et je tiens à vous assurer que je ne tenterais plus de vous importuner avec mon style satirique. »