Jeudi 17 avril, Libération interroge Pierre Moscovici, président de la Cour des comptes, sur la situation financière de la France au lendemain du comité d’alerte sur les finances publiques tenu par Bayrou. L’intitulé seul attirait l’attention sur des mesures absolument nécessaires si on souhaitait que la France ne se retrouve pas à la merci des marchés perdant confiance dans sa capacité de rembourser ses dettes.
On connait la nature de ces mesures indispensables. Puisque le pouvoir macronien ne veut pas augmenter les impôts pour avoir des recettes supplémentaires, il faut donc diminuer la dépense publique (tout est dans ce « donc » suggérant la logique imparable du raisonnement). Et comme sans ces dépenses, il n’est pas question de revenir sur les subventions aux entreprises, dont il faut rappeler qu’elles sont octroyées sans contreparties, ce sont les autres dépenses, c’est-à-dire la protection sociale (santé, chômage, Sécurité sociale, retraites) qui doivent faire l’objet de ces réductions « nécessaires ».
Cette logique n’est absolument pas remise en cause par Pierre Moscovici, qui explique « pédagogiquement » (un mot clé du discours technocratique de ceux qui ont des « responsabilités »), que « nous avons le choix entre les économies maintenant ou l’austérité demain ».
Expliquant que « nous sommes sous le regard des marchés, des agences de notation, sous la surveillance de la Commission européenne » il ajoute que pour garder notre souveraineté, il faut bien sûr augmenter l’effort de défense[1], « poursuivre – et heureusement[2] – la transition écologique » mais aussi notre crédibilité et notre soutenabilité (celle de payer les intérêts de notre dette qui conditionne la confiance des créanciers.
A la question de Libération de savoir si cette trajectoire est réaliste, Pierre Moscovici répond (et là je le cite in-extenso tant cette réponse est révélatrice de l’impensé d’un gestionnaire du capitalisme) :
« Le budget 2026, et les suivants, seront extrêmement difficiles et exigeants. Il faut une très forte volonté politique pour maîtriser nos finances publiques, de la pédagogie et du courage pour trouver des solutions consensuelles. J’ai la conviction qu’il est possible d’améliorer la qualité des dépenses publiques sans détériorer le service public. Il faudra une stratégie articulée de réduction du poids de la dépense publique dans le PIB et d’évolution des prélèvements obligatoires. »
Il n’est question que de baisser les dépenses publiques[3]. Et comme c’est « difficile » et « exigeant », on sort l’artillerie lourde de la volonté politique, de la pédagogie et du courage.
Mais invoquer la volonté politique (ce qui sous-entend que l’on en manque), c’est voir dans cette dernière une ressource exogène où il suffirait de puiser quand le besoin s’en fait sentir. De fait la « volonté politique » ne peut être que l’expression, endogène, du cadre structurel de contraintes dans lequel elle se manifeste. La seule volonté politique existante est celle qui se manifeste dans la politique effectivement suivie. Et dans la macronie au pouvoir depuis 2017, il y a bien une volonté politique tout à fait claire qu’on peut résumer par l’entêtement à maintenir une politique de l’offre envers et contre tout, y compris les nombreux rapports d’expertise, dont certains sont l’œuvre d’organismes officiels comme France stratégie, qui n’arrivent pas à en voir les effets qu’elle est censée promettre.
Le deuxième terme qui révèle la conception antidémocratique qui est au fond de ce type de déclaration, c’est la pédagogie qui serait nécessaire. Évoquer la pédagogie ce n’est pas une autocritique de celui qui le dit, c’est accuser ceux à qui le discours s’adresse de ne pas en avoir compris l’intérêt.
« Faire de la pédagogie », est une expression utilisée systématiquement par la classe politique quand elle cherche à faire passer des réformes impopulaires. De Juppé et sa réforme de la SNCF en 1995 à celle des retraites en passant par la loi travail de Myriam El Khomri, le recours à « la pédagogie » est censé être une nécessité pour expliquer, à ceux qui sont capables de comprendre, tout l’intérêt des réformes que le pouvoir veut faire. Or « pédagogie » signifie étymologiquement « mener les enfants », et l’utiliser dans le champ politique prouve que ceux qui abusent de cette expression ont une bien curieuse appréhension du peuple, ces grands enfants à qui il faut expliquer sans cesse tout le bien de ce qu’on leur propose et qu’ils s’entêtent à refuser.
Quant au courage, il peut aussi bien expliquer que ceux qui en ont besoin sont les décideurs qui doivent prendre les mesures nécessaires mais « difficiles » et « exigeantes » (auquel cas il se distingue peu de la volonté politique), soit il s’adresse aux populations qui seront touchées par ces mesures. Mais si c’est cette seconde interprétation qui est exacte, elle est à la limite de l’injure, ajoutant à l’assimilation du peuple à de grands enfants qui ne comprennent pas bien, l’idée que ce sont en plus des lâches.
La fin de la réponse de Pierre Moscovici n’ajoute pas grand-chose au magnifique exercice de langue de bois qu’il nous donne. Ceux à qui il s’adresse et qui ont déjà vu les dégâts sur les services publics que la « volonté politique » macronienne a infligé aux Français, doivent se contenter pour garantie que la qualité du service public ne va pas empirer avec cette réduction des dépenses publiques, que son intime conviction[4] que cela n’arrivera pas parce que c’est possible. Et la dernière phrase sur la stratégie articulée, sans en donner au moins vaguement un aperçu, n’est même pas de la langue de bois et n’éclairera pas davantage le lecteur sur la sauce à laquelle il sera mangé.
Pierre Moscovici n’est évidemment pas seul dans cette logorrhée imbibée d’idéologie. Et s’il y avait une palme décernée au meilleur dans cet exercice « difficile » et « exigeant », elle reviendrait sans hésitation à Marc Ferracci, ministre de l’Industrie et de l’Energie, qui était interviewé sur France Inter le 15 janvier avant le comité d’alerte de Bayrou. Quand on lui demande si le gouvernement est toujours contre la taxation proposée par Gabriel Zucman du patrimoine des (beaucoup) plus riches au taux de 2% et qui pourrait rapporter au moins quinze milliards, il confirme l’hostilité du gouvernement jugeant cet impôt « excessif » en obligeant ceux qui ont construit leur fortune à se dessaisir d’une partie de leur patrimoine, ce qui serait « délétère ». On peut juger cette réponse inacceptable compte tenu de l’enrichissement des plus riches depuis l’arrivée de Macron, mais elle est une composante de l’idéologie qui est celle du pouvoir actuel et là-aussi, ils ont la « volonté politique » de la réaffirmer sans cesse. Mais où ça devient délectable, c’est qu'à la question suivante de savoir s’il faut toucher aux retraités et à l’abattement fiscal de 10% dont ils bénéficient, il explique doctement qu’« à partir du moment où on dit que les efforts doivent être partagés par tous, on ne peut pas par principe, exclure une partie de la population ». Et Maurice Ulrich, conclut son papier dans l’Humanité du 16 avril que « Montre en main, vingt secondes séparent les deux réponses ».
Dans Le ministère des contes publics, Sandra Lucbert nomme PFLB, PourFaireLeBourgeois, « un jeu par et pour les bourgeois qui ne gouvernent pas » (souligné par SL). PFLB demande de « réciter – et surtout sans comprendre ; se faire une constance d’avoir des vues élevées – partagées par tous ; des airs entendus – vus à a télé. Dire uniquement ce qui se dit, c’est la règle du jeu » (souligné par SL).
Les deux personnages dont j’ai commenté les discours sont des idéaux types de PLFB. Répétant inlassablement les mêmes éléments de langage ils illustrent parfaitement la description que donne Sandra Lucbert de leur comportement : « "Regardez comme mes vues sont élevées" – sera pourtant entièrement mû par des idées reçues. Car ce sont elles qui donnent du crédit en société. Au jeu du PLFB, le savoir est facultatif ; examiner les énoncés est éliminatoire. Qui veut jouer au PLFB devra se délester de tout esprit critique – il fait balbutier, il faut asserter. Le doute n’est pas permis dans le PLFN ». Et pour en être convaincu, il n’y a qu’à écouter l’émission de France Inter, Le téléphone sonne, du jeudi 17 avril pour entendre la voix imbibée de sagesse, de gravité et de certitude de Pierre Moscovici débitant encore et toujours la même rengaine, la volonté politique, la pédagogie et le courage.
Le téléphone sonne et personne ne répond, il suffit d’écouter.
[1] Ce n’est donc pas sur ce poste que les dépenses publiques doivent diminuer, bien au contraire.
[2] Cet « heureusement » mériterait à lui seul tout un billet tant il révèle à la fois l’impossibilité aujourd’hui de ne pas parler de la question écologique (ce qui est une bonne chose), et l’aveuglement devant l’approfondissement de la crise environnementale, dénié par l’emploi de ce terme qui sous-entend que cette transition est déjà engagée « heureusement » et qu’il faut évidemment la « poursuivre ». Parole, parole, parole et encore des paroles chantait Dalida.
[3] La suite de l’interview précise que nous n’avons pas besoin d’un « nouveau choc fiscal » (en clair d’augmenter les impôts). Et c’est celui qui a, le premier, parlé de ras-le-bol fiscal quand il était ministre, qui dit ici s’en méfier tout en ajoutant que c’est une question à aborder « sans tabou ». Mais quand un homme politique dit qu’il n’y a pas de tabou, il veut dire qu’on doit faire sauter celui censé exister. Ici c’est remettre subrepticement sur le tapis l’idée même qu’il y a bien un ras-le-bol fiscal ce qui justifie qu’il ne peut pas y avoir une augmentation de l’imposition.
[4] Yanis Varoufakis dans son livre, Conversations entre adultes, alors qu’il était ministre de l’économie de la Grèce en crise sous « surveillance » de la Troïka, montre à quel point on peut avoir confiance de la parole de Pierre Moscovici. Alors son intime convection !