La « trêve » olympique imposée par Macron est maintenant terminée, même s’il fait tout pour retarder encore un peu la rentrée politique, prolongeant envers et contre tout son déni des résultats électoraux, en particulier en multipliant les commémorations et en continuant à augmenter ces dépenses inutiles aux frais des contribuables.
Tout lui est bon pour prolonger le plus longtemps possible cette parenthèse « enchantée » qu’ont été les JO, dans laquelle il s’obstine à voir « le vrai visage de la France » comme il l’exprime dans un des nombreux discours de remerciements qu’il a adressé à tous ceux qui ont contribué à l’organisation de ces JO. Pourtant, dans un éclair de lucidité, à moins que ce ne soit plus probablement une expression de son inconscient, il explique aussi dans un autre discours que l’on « n'a pas envie que la vie reprenne ses droits ». Aveu touchant de son vœu le plus cher, dissimulé par ce « on » générique qu’il serait plus juste de traduire par un « je ».
Car au fond il sait bien que ces JO ne sont pas la vraie vie et qu’il lui faudra bien y revenir et tenter par tous les moyens de se maintenir aux manettes.
Ce gouffre entre « la vraie vie » et ce qu’ont été les JO a été perceptible dès la cérémonie d’ouverture, célébrée par la plupart comme « inclusive », « ouverte », montrant la diversité et l’unité de la France. Et le fait que l’extrême droite ait au contraire réagi violemment à « l’injure » que représentait pour elle cette cérémonie montre à quel point ce n’est pas l’unité de la France qu’elle recherche mais bien sa division sur des critères xénophobes et racistes. Mais du coup, cette virulence de l’extrême droite à la suite de la cérémonie montre que, contrairement à ce que celle-ci voulait illustrer, dans « la vraie vie », la France est bel et bien divisée. Je ne porte ici aucun jugement d’ordre artistique et aucune critique sur le contenu de la cérémonie, je me contente juste de souligner la contradiction entre ce contenu, salué comme l’image d’une France porteuse de valeurs de solidarité et d’une culture se voulant universelles, et la réalité d’une France profondément divisée comme le montre toute la période politique actuelle, une division qui s’est largement accentuée depuis que Macron est devenu président. Et s’il fallait une ultime preuve de cette réalité et de l’incapacité de Macron à la prendre en compte, il suffit de noter que sa courte prise de parole à l’ouverture des Jeux a été ponctuée de sifflets, suffisamment nombreux pour qu’on les entende parfaitement lors de la retransmission (sans, à ma connaissance, qu’ils aient été relevés par les commentateurs des grands médias).
On peut dire que toute la suite de son activité fébrile d’actes de présence durant tous les Jeux, soit physiquement quand les chances de médailles étaient grandes, soit sur les réseaux sociaux comme X, soit par des initiatives de mise en avant de sa personne comme l’a donné à voir la scène où il pousse la fille de Teddy Riner vers son père (avec gêne pour elle et le dilemme pour le spectateur de hurler à l’indécence et à la récupération politique ou de rire du ridicule où il n’hésite pas à se vautrer), ne sont que des tentatives pitoyables d’oublier ces sifflets inauguraux et d’entretenir l’idée que « la vraie vie » n’est que celle où il se met en scène sans retenue.[1]
Et les Jeux à peine clos, le bilan est déjà fait et ne peut être que positif. Ce furent les Jeux les plus écologiques, alors qu’aucune étude n’a pu encore montrer que la promesse des 1,58 millions de tonnes de CO2 a été tenue (ce qui ne peut se faire immédiatement). La Seine est maintenant baignable, mais il est peu probable que cette promesse soit vérifiée dans quelques années (on peut en douter en lisant cet article) et qu’on y voit les Parisiens s’y ébattre en masse. Les logements sociaux seront-ils effectifs où assistera-t-on au même phénomène de gentrification qu’à Londres en 2012 ? Les gens vivront-ils mieux grâce à ces Jeux ? une étude de Dimitris Mavridis et Claudia Senik, Accueillir les Jeux olympiques rend-il heureux ? dans la Revue d’économie financière (2e trimestre 2024 N°154) montre que cet effet existe bien mais qu’il est de très courte durée (qui se compte en mois)[2]. Le sport pour tous va-t-il se développer ? Là-aussi on ne peut qu’être très sceptique, les JO ne sont pas organisés pour développer le sport pour tous, mais surtout pour développer l’industrie des loisirs dans le domaine des activités physiques et la « production » de champions n’a aujourd’hui plus rien à voir avec le développement du sport de masse.
Je ne cherche pas à trouver toutes les bonnes raisons qu’il y a de douter de l’exactitude des bilans trop rapides et trop enthousiastes qui sont faits de ces Jeux, leur rapidité et leur emphase suffisent à s’en méfier. Et je ne voudrais pas qu’on croit que je suis contre les JO. J’admire les performances des athlètes qui sont pour moi du même ordre que la création artistique et qui demandent, pour exister, un investissement de leur part comparable à tous ceux (artistes, scientifiques) qui consacrent leur temps à exceller dans un domaine donné. Je vibre au spectacle de Duplantis quand il bat le record du monde de saut à la perche ou quand deux équipes sont à égalité à quelques secondes de la fin et que l’une parvient à gagner sur un geste incroyable.
Mais cela ne m’empêche pas de conserver un esprit critique sur l’utilisation politique, médiatique et idéologique qui est faite d’événement rassembleurs comme les JO et sur ce plan, la séquence voulue par Macron et les commémorations sans nuances des médias sur ces Jeux font fortement penser au scénario qui est « à ses yeux, l’un des plus sinistres » que Pierre-Noël Giraud décrit dans son dernier livre, Du pain et des jeux[3]comme probable si on ne change pas profondément de politiques
Dans ce livre, il analyse « les usages que nous faisons de notre temps au regard des trois grands défis que l’avenir nous lance, à savoir : modifier profondément notre rapport à la nature ; maîtriser la révolution informatique ; réduire les inégalités ».
A grands traits (voir pp. 264-265 pour plus de précisions), ses conditions de survenue sont une rivalité exacerbée entre Chine et Etats-Unis, un rôle économique fondamental des plateformes qui agissent en monopoles peu régulés et captent une grande part des profits tout en cherchant à accaparer les « temps de cerveau disponible » des citoyens, une intelligence artificielle de plus en plus puissante qui détruit des emplois en masse et en crée d’autres mal payés. Quant à la France, il y aurait une extrême-droite au pouvoir ou suffisamment forte pour l’influencer[4] et mettre en œuvre une politique « écologique » qui « se résume à un repli sur les territoires, sans remettre en cause l’agro-industrie ou l’industrie du carbone », glissant vers un écofascisme en rendant l’immigration responsable de la dégradation de l’environnement.
Une conséquence en serait des inégalités de revenu et de patrimoine qui se creusent, la mise en place d’un système public qui s’appauvrit et d’un privé réservé aux riches et d’autre part la croissance d’inutiles[5], de précaires et de pauvres qui ont un « temps de cerveau disponible » inemployé dans le travail.[6]
Il vaut la peine de citer un peu longuement la description qu’il donne de ce scénario du pire :
« Les gouvernements affaiblis finissent par s’entendre pour obtenir une contribution fiscale significative du capitalisme de plateforme globalisé car il faut bien financer le pain, le maintien de l’ordre, les armées, alors que leur base fiscale de sédentaires appauvris s’érode. Les plateformes quant à elles fournissent en abondance des jeux, pour l’essentiel gratuits, car il faut attirer le maximum de pauvres. Elles restent donc, comme aujourd’hui, financées par une publicité qui pousse même les pauvres à consommer plus et détruit la planète. La plupart des nomades et leurs valets de luxe sédentaires[7], quant à eux, voient leur temps professionnel dévorer leur temps libre voire leur temps de reconstitution. Eux n’ont pas le temps de jouer et font de plus en plus souvent des burn-out.
Dans le champ des jeux, le sport-spectacle se développe encore davantage. Les revenus des vedettes du sport, et plus généralement des jeux, atteignent les sommets des auriges de l’Empire romain (…).
Toutes sortes de jeux d’argent se développent, liés au sport mais aussi aux jeux vidéo, en ligne, lesquels promeuvent à grande échelle, dès le plus jeune âge, le ludo-capitalisme (…).
S’agissant de la destruction de la planète, une sorte de nihilisme s’empare de la majorité des gens, préoccupés par d’autres choses à leurs yeux encore plus pressantes. La nature ne bénéficie donc absolument pas des politiques et des efforts qui lui seraient nécessaires. La jeunesse désespère et une bonne partie passe à l’action directe. »
De nombreux éléments de ce scénario sont déjà repérables en germes plus ou moins développés aujourd’hui ce qui le conduit à conclure cette description en soulignant que « ce scénario d’une société « du pain et des jeux » n’a hélas rien d’improbable.[8]
Il me paraît clair que c’est ce scénario que plébiscite Macron quand il exprime son souhait de rester dans cette « parenthèse enchantée » qui ont été les jeux. Une parenthèse où, comme il l’explicite, il a envie de demeurer indéfiniment et de tout faire pour nous y enfermer avec lui.
[1] Il y aurait une étude à faire sur toutes les prises de paroles « solennelles » auxquelles s’est livré Macron depuis son arrivée au pouvoir. Elles se veulent dignes, graves, cérémonielles, grandioses, hiératiques, imposantes, majestueuses. Cet empilement de qualificatifs me semble nécessaire pour signifier une volonté d’en imposer qui recours à tous les moyens et le vide que révèle ce trop-plein. Mais elles ne sont le plus souvent que guindées et prudhommesques. Cette étude devrait porter sur leur contenu bien sûr qui se veut « brillant », preuve de la qualité de celui qui les prononce et transpirant la volonté de « rester dans l’histoire » (comme lors de la panthéonisation des Manouchian où s’imposait la référence au célèbre discours de Malraux à l’occasion de celle de Jean Moulin), mais aussi sur le reste, la posture, les pauses, le phrasé si bien décrit dans cet article de Mediapart où l’on peut lire : « Macron macronne. Ivre d’être soi-même et d’être là, il abuse des silences appelés soupirs en musique, il impose avec les mots qu’il enfile une sorte de rubato dégoulinant, à la manière de certains interprètes de Chopin avant-guerre. Il regarde furtivement de côté puis semble se rengorger, en le pensant si fort que nous l’entendons : « L’ai-je bien prononcé ? ». Sans oublier la scénographie, globalement immuable, qui présente Macron s’avançant seul, d’un pas mesuré mais empreint (évidemment) de solennité, le visage grave, recueilli, les yeux souvent clos comme pour se convaincre lui-même de l’importance du moment et montrer aux spectateurs à quel point c’est le cas.
[2] Si on prend un critère purement économique, comme celui de la rentabilité que la société capitaliste applique à toutes choses, on peut douter que six milliards de dépenses pour deux mois de bonheur soit une bonne opération.
[3] Pierre-Noël Giraud, Du pain et des jeux, Odile Jacob 2024.
[4] Ce qui, note-t-il est déjà le cas en novembre 2023.
[5] « Inutiles » n’est pas ici un jugement de valeur sur les individus, mais une référence à un autre livre de Pierre-Noël Giraud, L’homme inutile (Odile Jacob, 2015) et désigne tous ceux, engendrés par la dynamique économique en cours, qui « sont réduits à survivre de l’assistance publique ou familiale et n’ont aucun moyen d’améliorer leur sort ».
[6] Des tendances déjà très repérables dans la conjoncture actuelle.
[7] Nomades et sédentaires sont des concepts développés par Pierre-Noël Giraud dans ses livres pour analyser la dynamique de mondialisation en cours. Les nomades désignent des personnes soumises à la concurrence internationale qui leur assure des revenus élevés au prix d’une diminution souvent drastique de leur temps libre. Les sédentaires par comparaison, s’affrontent seulement sur un territoire à l’échelle nationale qui leur interdit de prétendre aux revenus des nomades, ce qui accroit les inégalités. Comme il l’explique dans L’homme inutile, pour « savoir si un emploi est nomade ou sédentaire, il suffit de répondre à la question suivante : si l’individu qui occupe cet emploi perdait sa compétitivité et ainsi son emploi, celui-ci serait-il recréé au sein du territoire ou pourrait-il être recréé ailleurs ? »
[8] Si je partage les craintes de Pierre-Noël Giraud concernant la probabilité que ce scénario se réalise, en revanche je ne partage pas l'espoir qu’il semble avoir d’y échapper en misant sur un changement de trajectoire grâce à l’action d'un État régulateur. Et la façon dont cet État réagit aujourd’hui à la surprise électorale qu'il n'attendait pas, face à un NFP qui est pourtant très modéré dans son programme, ne laisse pas augurer des changements fondamentaux dans un avenir proche.