Alexandre Grothendieck est un des plus grands mathématiciens du 20ème siècle et à sa mort en 2014, après plus de vingt-ans retiré du monde, on a trouvé chez lui 68 000 pages non publiées qui s’ajoutent aux 28 000 déjà répertoriées par le département de mathématiques de l’université de Montpellier et également non publiées. Ces pages ont fait l’objet d’une demande d’évaluation de la part de ses héritiers, comme l’exige la loi, pour pouvoir déterminer les droits de succession qu’ils devront payer. De plus, une fois réglée cette question de succession, se posent celles du lieu et des conditions où ces textes pourront être consultés. La famille de Grothendieck a désigné Jean-Bernard Gillot, un expert en manuscrits, pour répondre à la première question et l’Université de Montpellier a donné une réponse partielle aux autres en mettant en ligne en accès libre[1] 18000 pages des manuscrits que Grothendieck avait laissés à l’université.[2] Les réponses à ces questions (et particulièrement à la première) sont loin d’être anecdotiques. Elles relèvent au contraire d’un profond débat sur ce qui a de la valeur dans nos sociétés et sur la forme que prend cette valeur. Le texte qui suit tente d’apporter une contribution à ce débat.
Sur Alexandre Grothendieck
Peu connu du grand public, ignoré même de nombreux étudiants en mathématiques qui n’ont pas eu l’occasion de l’étudier pendant leur formation, c’est pourtant un des mathématiciens les plus originaux et les plus puissants du XXèmesiècle. Original il l’est d’abord par son parcours. Né en 1928 hors mariage de parents anarchistes et déclaré illégitime, sa mère lui donnera son nom de jeune fille et il passera son enfance en Allemagne jusqu’en 1939 dans une famille d’accueil, ses parents étant partis faire la Guerre d’Espagne. Il part alors en France pour les retrouver en Ariège et étant d’origine juive, il doit se cacher, son père étant déporté à Auschwitz où il trouvera la mort. Il obtient son baccalauréat en 1945 et en 1948 une licence de mathématiques à l’université de Montpellier où il n’impressionne pas particulièrement ses professeurs. Il part alors à Paris pour y suivre des cours à l’École Normale Supérieure et au Collège de France, puis à Nancy pour rencontrer Laurent Schwartz et Jean Dieudonné, deux des mathématiciens les plus en vue de l’époque.[3] Laurent Schwartz raconte dans ses mémoires[4] combien Grothendieck fut « l’apport le plus fantastique » de son séjour à Nancy. Lui ayant suggéré de travailler sur des questions difficiles, ils lui proposèrent, parmi quatorze problèmes non résolus qui clôturaient un article qu’ils venaient de publier, d’en choisir quelques-uns pour y réfléchir. Schwartz écrit qu’il disparut quelques semaines et « lorsqu’il réapparut, il avait trouvé la solution de la moitié d’entre eux ! Des solutions profondes et difficiles, nécessitant elles aussi des notions nouvelles. Nous étions émerveillés. Nous avions affaire, évidemment, à un mathématicien de tout premier ordre ».
Grothendieck débuta alors une thèse en 1952 sous la direction de Schwartz qu’il termina de rédiger entièrement au début de 1953 et dont Schwartz dit que « c’est un monument de plus de trois cents pages, un chef d’œuvre de première grandeur » et qu’il avoue avoir mis six mois plein à « la lire, l’apprendre, la comprendre, car tout était difficile et profond ». Cette fécondité mathématique, Grothendieck la démontra tout au long de sa vie scientifique, tout particulièrement en refondant la géométrie algébrique, discipline qui « utilise des méthodes géométriques pour faire de l’algèbre et des méthodes algébriques pour faire de la géométrie » comme le dit François Charles, professeur à l’université Paris-Sud Orsay. Et il ajoute qu’Alexandre Grothendieck a « fait beaucoup plus que fixer un langage : ce faisant, il élargit de manière très importante le champ de nos intuitions géométriques. Il imagine des concepts qui permettent de faire de la géométrie, et de la topologie – d'utiliser notre intuition visuelle, finalement – sur des objets très généraux, venant de l'arithmétique ». L’une des « applications » les plus spectaculaires des méthodes de la géométrie algébrique fut la démonstration du dernier théorème de Fermat par Andrew Wiles.
Sur l’évaluation des manuscrits de Grothendieck
Comme il n’y a pas de marché pour les écrits mathématiques, les références manquent pour qu’un expert puise proposer une évaluation, comme c’est souvent le cas pour les manuscrits littéraires, les lettres ou les tableaux. Et puis les vrais experts en l’occurrence sont des mathématiciens dont toute la pratique s’appuie sur la discussion entre pairs des travaux en cours, disponibles sans contrainte sur des sites spécialisés comme arXiv.org, ce qui conduit « naturellement » à fixer un prix nul pour ce type d’écrits. De fait il n’y a rien de « naturel » ici, mais une pratique sociale de la science où les progrès des connaissances ne peuvent se faire que si celles-ci sont partagées avec ceux qui y contribuent. Cette évaluation est aussi en accord avec la théorie économique, dans la mesure où les écrits en question ressortent de connaissances ayant le statut de biens communs, c’est à dire de biens ayant une utilité pour toute la collectivité (ici le progrès des connaissances) et n’ayant pas à être réservés à quelques-uns, ce que l’attribution d’un prix impliquerait immédiatement. Derrière, se pose la question de la finalité de la production de ce type de biens qui ne peut pas être la consommation sans lendemain mais l’enrichissement personnel de tous, permis par une meilleure compréhension du monde.
Alexandre Grothendieck a révolutionné l’algèbre et la géométrie dans son œuvre publiée, et on peut penser que les écrits nouveaux contiennent des pierres solides pour approfondir ces domaines de connaissance et peut-être d’autres. La science avance en s’appuyant sur les travaux des anciens (les épaules de géants comme le disait Newton) et nul doute que les épaules de Grothendieck ne soient parmi les plus puissantes. Ne pas rendre publics ces textes pour que la communauté mathématique puisse s’en servir pour faire avancer sa science serait un crime intellectuel, car seule cette communauté a les compétences pour les apprécier à leur juste valeur qui ne se mesure pas en euros mais en une meilleure connaissance de son objet. Compte tenu de la nature de ces textes, on voit mal un collectionneur prêt à payer des fortunes pour avoir dans un coffre en Suisse ces manuscrits. Et qu’un mécène puisse se porter acquéreur pour en faire bénéficier la communauté mathématique créerait un précédent qui pourrait affecter à l’avenir toutes les productions scientifiques posthumes et donc le fonctionnement libre des échanges de connaissances. On retrouverait ici, sous une autre forme, le système de brevetage des idées qui permet de limiter leur diffusion pour que leurs auteurs (mais surtout leurs financeurs comme les industries pharmaceutiques) reçoivent les rentes qu’ils en attendent. Heureusement, on peut espérer que chacun comprenne qu’ici la finalité de la recherche mathématique telle que Grothendieck la concevait[5] n’est pas celle des laboratoires Servier. On peut comprendre que les héritiers soient frustrés d’une telle évaluation mais ils ne peuvent espérer toucher des droits d’auteur en tant qu’héritiers que si les écrits en question donnent lieu à des recettes futures (pendant 70 ans). Or leur achat par un collectionneur ne peut donner lieu qu’à une seule recette, celle de leur vente qui du coup rend leur accès à la communauté laissé à la bonne volonté de ce dernier. Accepter ce type de vente pour les héritiers, qui certes leur permettrait d’être rémunéré du seul fait d’être les enfants d’un génie, ne feraient surtout que manifester l’incompréhension de ce qui faisait justement le génie de leur père (merci à Dominique Fagot qui m'a fait remarquer que j'avais fait une erreur en écrivant que les héritiers n'avaient pas de droits de propriété intellectuelle sur les écrits de Grothendieck n'en étant pas les auteurs).
On pourrait objecter qu’il existe des méthodes, maintenant bien rodées, qui ont été mises au point par les économistes pour évaluer monétairement les actifs naturels. Et donc plaider pour l’utilisation de certaines d’entre elles (celle de l’évaluation contingente[6] vient immédiatement à l’esprit, même si à l’évidence le périmètre de la population à interroger sur son « consentement à payer » pose problème[7]). Ce serait pourtant se tromper sur la signification de cette monétarisation des actifs naturels que les économistes de l’environnement considèrent nécessaire à sa préservation, au motif que ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur et donc est tenu socialement pour négligeable. Mais ce n’est pas parce que la nature à une valeur intrinsèque, c’est à dire indépendante de l’homme,[8]qu’il faut la révéler, ce qui conduirait miraculeusement à sa préservation, c’est au contraire l’homme qui en attribuant volontairement (ou politiquement) une valeur monétaire à la nature révélera l’intérêt qu’il lui accorde.
Et c’est bien ce que nous faisons en utilisant les méthodes de valorisation mis au point en économie de l’environnement. Les méthodes existantes ne mesurent pas une valeur à l’environnement préexistante, elles reflètent le prix implicite que NOUS lui accordons. Le prix de la tonne de carbone n’existe que parce NOUS avons créé le marché et il est complètement lié à l’offre que NOUS avons décidée. Le prix hédonique reflète la valeur économique que NOUS accordons à l’environnement de notre logement. Enfin, l’évaluation contingente révèle explicitement ce qu’on appelle un « consentement à payer » qui traduit l’attention que NOUS portons à l’environnement au travers des sommes que NOUS sommes prêts à y consacrer et qui viennent ainsi en déduction des autres dépenses que nous souhaiterions pouvoir faire. On voit la différence avec les connaissances. Préserver les actifs naturels a un coût et les méthodes utilisées permettent d’avoir un ordre de grandeur du coût que collectivement nous sommes disposés à supporter.[9] Bien au contraire, préserver les manuscrits de Grothendieck c’est les laisser en accès libre gratuitement pour un coût quasi nul à tous ceux qui s’y intéresseront. C’est le seul moyen de les faire vivre.
Kant, écrivait dans Fondements de la métaphysique des mœurs[10] « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut tout aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ». Que la production mathématique d’Alexandre Grothendieck ait une dignité plutôt qu’un prix c’est ce que nous risquons de découvrir à nos dépens si nous continuons à vouloir absolument lui en attribuer un autre que zéro.
[1] Sur le site grothendieck.umontpellier.fr
[2] Sur les 28 000 pages conservées à l’université, n’ont pas été rendues publiques les lettres qui exigeaient l’autorisation du correspondant.
[3] Laurent Schwartz obtiendra la médaille Fields l’année suivant, en 1950.
[4] Un mathématicien aux prises avec le siècle, éditions Odile Jacob, 1997.
[5] Membre de l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques de Bures sur Yvette, il en démissionna quand il s’aperçut que des financements provenaient de l’armée.
[6] Il s’agit d’enquêtes où on demande aux individus interrogés le prix qu’ils seraient prêts à payer pour disposer de l’actif en question.
[7] Il y aurait bien entendu les mathématiciens mais dans la mesure où les connaissances scientifiques sont un bien commun il faudrait aussi y inclure d’autres membres et se poserait alors la question des informations à leur donner pour qu’ils se fassent une idée « juste » de la « valeur » en question.
[8] En disant cela on voit immédiatement la contradiction qu’il y a à parler de valeur intrinsèque et de chercher à l’évaluer monétairement dans la mesure où la monnaie étant une création humaine, elle ne peut mesurer quoi que ce soit « d’intrinsèque ».
[9] Et ce que montre leur mise en œuvre, c’est que les valeurs révélées, quelles que soient par ailleurs leurs différences, sont loin de pouvoir modifier nos comportements. Si effectivement nous sommes prêts à vouloir payer pour améliorer l’environnement, les montants obtenus sont trop faibles pour infléchir de manière sensible nos comportements. Il n’est que de regarder le prix de la tonne de carbone sur le marché européen pour constater qu’il est beaucoup trop bas pour rentabiliser les énormes investissements qu’il faudrait faire dans les énergies renouvelables si l’on voulait vraiment entamer une transition écologique et énergétique. De fait on n’investit pas assez dans ces nouvelles énergies et ce qui prend le dessus sur le devant de la scène c’est le débat sur l’exploitation des gaz de schiste, nouvelle manne espérée des ressources carbonées
[10] E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Livre de poche, 1993.