Gilbert Cette n’est pas n’importe-qui. Comme macroéconomiste, il a été dès 1998 conseiller technique au Ministère du travail, en 2009 il est dans le groupe « d’experts » sur le smic (c’est l’avantage de la macroéconomie qui embrasse assez large pour que les « experts » n’aient aucune idée de la vie de ceux qui ne touchent que le smic, sans que cela les gêne pour décider qu’il ne faut absolument pas l’augmenter).[1]
Soutien de Hollande en 2012, il rejoindra logiquement Macron en 2017, évidemment toujours comme « expert » et sera finalement nommé en Conseil des ministres, en octobre 2023, président du Conseil d’orientation des retraites (COR) (les « experts » les « meilleurs » deviennent toujours président de quelque chose à un moment de leur carrière) en remplacement de Pierre-Louis Bras qui avait osé minimiser la réalité de la situation soi-disant catastrophique du régime des retraites, et donc jeté un doute dans le débat public sur la nécessité absolue de la réforme repoussant l’âge de départ de deux ans.
Comme il est « expert », ses avis doivent être pris avec le plus grand sérieux, marqués du sceau de la Science, aussi, la tribune qu’il co-signe[2] dans Le Monde daté Dimanche 21-Lundi 22 janvier 2024 doit-elle être lue avec tout le sérieux qu’elle mérite.
Intitulée martialement Poursuivre les réformes, il commence par une énumération de celles qui ont déjà été faites sous Macron : réforme des retraites, de l’apprentissage, du RSA, de France Travail, de la barémisation des indemnités de licenciement (entendez derrière ce mot barbare que mon correcteur orthographique souligne en rouge, le plafonnement de ces indemnités), les ordonnances travail de 2017, la loi Pénicaud de 2018, la fusion des CT et CHSCT en un comité social (CS) unique dans la loi de transformation de la fonction publique.
On peut dire que le gouvernement n’a pas chômé (contrairement à beaucoup) si on s’en tient à une énumération de ce type, mais ce qui compte ce sont les raisons de ces réformes et leurs effets. Sur ce point « l’expert » est formel (c’est généralement la posture d’un expert d’être formel[3]), ces réformes ont « une grande cohérence d’objectifs ».
Et pour les mauvais esprits qui répondraient que la cohérence est celle du capital face au travail, « l’expert » précise que ce qui est en jeu c’est le taux d’emploi des seniors (pour la réforme des retraites), des jeunes (pour celle sur l’apprentissage), des peu qualifiés pour celle du RSA, de tous pour celle de France Travail, de la levée des freins à l’embauche pour le plafonnement des indemnités de licenciement, de « l’élargissement » de l’espace du droit conventionnel (inversant la hiérarchie des normes) permettant « une meilleure conciliation que le droit réglementaire[4] entre efficacité économique (…) et protection des travailleurs ».
Quant à la fusion CT/CHSCT en CS, si elle semble mal acceptée c’est par manque de compréhension qu’elle est un « progrès, car elle donne plus de consistance à la collectivité de travail ».
Et ce qui est formidable, c’est que « certaines (réformes) ont déjà contribué au dynamisme de l’emploi en France sur les dernières années ». Les « experts » n’ont sans doute pas lu la note de conjoncture de l’INSEE d’octobre 2023, révisant fortement à la baisse ses prévisions d’emploi et anticipant une stagnation. Et pour les effets des dernières réformes (retraites, chômage, RSA, …) il faudra attendre une évaluation dans quelques années pour se rendre compte de leurs conséquences, même si on peut déjà anticiper qu’elles n’auront pas l’effet vertueux qu’on leur prête, tout simplement parce qu’elles n’ont pas été promulguées pour cela.
L’enjeu de la réforme des retraites ce n’est pas l’emploi des seniors, c’est la nécessité pour le capital d’augmenter le temps absolu au travail parce qu’il n’est plus capable de l’intensifier davantage (voir ici pour des développements). Celle sur l’apprentissage, si elle a augmenté le nombre de jeunes en emploi l’a fait au prix d’aides exceptionnelles très coûteuses pour le budget de l’État et a fourni une main d’œuvre bon marché aux entreprises. Et celle sur le RSA impose des conditions pour y avoir droit qui change la nature de ce transfert social.
Quant au plafonnement des indemnités de licenciement, il faut avoir un cynisme bien ancré pour y voir une levée « des incertitudes, sources de frein à l’embauche ». On pourrait suggérer à nos « experts » qu’en les supprimant totalement, il n’y aurait plus de freins du tout !
Il faut de même ne pas avoir la moindre idée des conditions de travail des salariés pour imaginer que la fusion CT/CHSCT en CS donne plus de consistance à la collectivité de travail, alors qu’elle crée au contraire des obstacles à la fois à l’intégration de jeunes dans ces CS qui ont d’un coup plus de travail (contribuant ainsi à abaisser la formation syndicale initiale) et à la qualité du travail des membres de ces nouveaux CS, qui se retrouvent moins nombreux et avec un temps plus limité pour traiter les dossiers qui leur sont soumis (et le refus du gouvernement de passer de un à deux le nombre de suppléants n’est pas de nature à améliorer la « consistance à la collectivité de travail »).
Mais le pire est encore à venir, car après avoir expliqué tout le bien qu’il fallait penser de ces réformes, nos « experts » expliquent que « certaines demandent à être précisées ». Parmi ces « précisions » ils citent « le rapprochement des délais de contestation d’un licenciement, particulièrement longs en France » ou bien la « mise en cohérence de l’indemnisation chômage des seniors avec la réforme des retraites » Sur la première précision, il faut noter que ce délai de contestation était de 30 ans, puis il est passé à 5 ans en 2008, 2 ans en 2013 et pour l’instant 1 an en 2017. Encore un peu plus de précision et la contestation sera interdite ! (Pour un point sur ce sujet voir ici). En ce qui concerne la « mise en cohérence », compte tenu des antécédents de nos « experts », il y a fort à craindre qu’il faille comprendre que les allocations chômage doivent baisser ou être plus limitées dans le temps.
La tribune se termine en évoquant « quatre pistes qui seraient souhaitables pour renforcer encore le rôle décisionnel de la négociation collective ».
La piste 1 consisterait à « renforcer la légitimité des représentants des travailleurs dans la négociation collective » en faisant du CSE, si le quorum n’est pas atteint au premier tour des élections professionnelles, « le représentant du collectif de travail dans la négociation collective ». Ajoutant, que cela supposerait que « l’employeur ne le préside plus, voire qu’il n’en soit plus membre ». Si ce type de proposition ne concernait pas le fonctionnement des CSE, dont il faut rappeler que leur création constitue un recul pour l’action syndicale, on pourrait croire que nos « experts » souhaitent remettre en cause la gouvernance d’entreprise en régime capitaliste. La suite ne peut que nous rassurer sur ce point.
Avec la piste 2 il faudrait « permettre à une convention d’entreprise de déroger, au moins transitoirement[5], à des dispositions de convention de branche, en particulier concernant les minima salariaux » (je souligne). Inutile de préciser que cela veut dire qu’une entreprise pourrait baisser les salaires en-dessous de ceux prévus par une convention de branche, bien entendu pour sauver l’emploi mais (ouf) « dans le respect des dispositions d’ordre publiques, comme le smic ».
La piste 3, « suggérée par le groupe d’experts sur le smic »[6] consisterait à baser « la revalorisation du smic non plus sur l’inflation et un index salarial mais sur le résultat des négociations d’un panel de branches concernant les minima sociaux ». Il n’est pas besoin d’être « expert » pour comprendre qu’il y a plus de chance qu’une telle procédure (par ailleurs plutôt floue), conduise à une revalorisation réduite.
Enfin la piste 4 propose d’abord d’étendre la protection du droit du travail aux indépendants, pour finalement dire qu’il faudrait « dépasser » le droit du travail par la seule référence à l’activité professionnelle. Compte tenu des modifications successives du droit du travail, régulièrement attaqué au fil des années, ce « dépassement » risque bien de n'être que le paravent d’une nouvelle remise en cause de la protection qu’est censé procurer le droit du travail aux salariés.
Compte tenu du nouveau rôle joué par Gilbert Cette, au sein du COR, il y a fort à craindre que ces recommandations pour « ajuster les réformes » comme l’énonce modestement leur tribune, ne préfigurent l’approfondissement de la « grande cohérence » de la politique de plus en plus favorable au capital qui marque le second mandat d’Emmanuel Macron.
[1] Comme en 2020, où il préside ce fameux groupe « d’experts » (depuis 2017) et où il argumente « de s’abstenir de tout coup de pouce sur le smic au 1er janvier 2021.
[2] Avec Jacques Barthélémy avocat conseil (honoraire) en droit social.
[3] Voir par exemple le livre coordonné par Jacques Theys, actes du colloque Les experts sont formels : controverses scientifiques et décisions politiques dans le domaine de l’environnement, Cahier du GERMES n° 13.
[4] C’est pour la même raison de meilleure efficacité et de secret des affaires que l’arbitrage privé vient de plus en plus se substituer au droit traditionnel.
[5] Formulation inquiétante qui indique que le but serait d’y voir une première phase avant la généralisation de la mesure.
[6] Dont je rappelle que Gilbert Cette est président, ce qui fait qu’en tant qu’auteur de la tribune il fait référence à lui-même pour justifier cette suggestion.