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Billet de blog 23 avril 2020

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Si l’existence m’était comptée, elle serait invivable

Les économistes qui croient que toutes les décisions, qu'elles soient collectives ou individuelles, sont le résultat d'un arbitrage entre les coûts et bénéfices de chacune, ont une vision de la société qui conduit tout droit à l'idéologie du Marché total qui applique le raisonnement économique de l'analyse coûts-avantages à tous les aspects de la vie humaine.

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La tribune que Christian Gollier et James Hammitt, économistes à la Toulouse School of Economics (TSE), internationalement réputée, ont publiée dans Le Monde du 5-6 avril est caractéristique à la fois de l’impasse où nous mènent ces raisonnements qui se targuent de leur scientificité indiscutable et de la faillite de la théorie économique qui est à la base de leur discours et qui domine malheureusement dans la tête des élites qui prétendent nous gouverner. Il n’est donc pas inutile de démonter la mécanique rouillée de leur raisonnement, qui atteint ici ses limites.

            Leur point de vue est très simple et s’appuie sur la généralisation à tous les comportements de l’idée d’arbitrage entre plusieurs choix. Cette généralisation se traduit par l’emploi systématique, dès la deuxième phrase de leur tribune, du « nous » qui désigne tout un chacun. A la fois l’État et la collectivité, qui a « arbitré entre la vie et la fin du mois » et l’individu qui choisit ou pas « de changer les pneus de (sa) voiture, d’installer des détecteurs de fumée ou d’acheter bio ». C’est ainsi que les préférences s’expriment et que « la vie consciente est l’art de la décision ». Passons sur le fait que la généralisation en question, qui identifie un « nous » à la somme des « je » qui le compose, n’est pas si simple, comme l’a démontré Kenneth Arrow avec son théorème d’impossibilité qui montre précisément que l’agrégation des préférences individuelles ne permet pas de construire une préférence collective qui soit cohérente avec elles et regardons de plus près ces comportements d’arbitrage qui font la substantifique moelle de cet art de la décision.

            Que cet arbitrage existe au niveau individuel n’est pas contestable. Nombre de choix consistent effectivement à comparer entre des décisions sur la base des coûts de chacun d’eux et de choisir le moins coûteux. C’est le cas quand ces coûts sont observables sur un marché, qui, comme le disent nos experts, « facilite simplement l’estimation de la valeur que les gens accordent aux choses ». Que sur un marché, ce que les agents observent soient des prix et non des valeurs, n’est pas neutre sauf à identifier les deux comme le font sans aucune réflexion les deux économistes. Mais laissons aussi pour l’instant cette subtilité et continuons à examiner le raisonnement qui nous est servi. Il est donc indéniable que beaucoup de nos comportements peuvent se décrire de cette manière, ce qui est beaucoup plus discutable, c’est, d’une part, de dire qu’ils le sont tous, et, d’autre part qu’il en est de même au niveau collectif, sans changement qualitatif d’un niveau à l’autre.

            Il n’est pas besoin de regarder très loin pour voir que la généralisation au niveau individuel n’est pas possible. Il suffit de se poser la question de l’arbitrage que font les soignants en se dévouant comme ils le font au risque de leur santé et même de leur vie pour sauver d’autres vies. Heureusement pour « nous » qu’ils ne raisonnent pas comme l’expliquent nos éminents collègues. Quel est l’arbitrage que fait une infirmière mal payée, qui réclame depuis plus d’un an des moyens que trente ans de politiques publiques austéritaires lui ont progressivement retirés, et qui multiplie les heures de présence ? Et il en est de même des travailleurs dans le secteur de la distribution alimentaire ou des éboueurs qui se satisfont d’un « merci » écrit sur les poubelles en y voyant la reconnaissance que les usagers leur témoignent. A combien Cristian Gollier et James Hammitt estiment-ils cette « valeur » du « merci » qui permet aux éboueurs d’être fiers de leur travail, de se sentir utiles pour la collectivité, malgré leurs salaires indécents et leurs conditions de travail difficiles ? Dans ces exemples, et on pourrait en citer bien d’autres, ce qui est frappant c’est que ce n’est justement plus leur valeur d’échange, (qui dans nos sociétés se traduit par un prix), qui est à la base du comportement de ces acteurs, mais uniquement la valeur d’usage qu’elle procure au groupe humain à qui elle est destinée. Ces comportements observables forment d’ailleurs aussi une « expérience naturelle » qui rend peu crédible l’arbitrage entre travail et loisir que la théorie néoclassique met à la base de l’offre de travail. Et cet arbitrage frise l’indécence quand on nous explique qu’il détermine le choix d’un logement dans une zone polluée ou dans le soin qu’on accorde à sa santé. Si tant de gens ne vont pas chez le dentiste ou l’ophtalmologiste, ce n’est pas à la suite d’un arbitrage de ce type, c’est dû à une contrainte budgétaire trop serrée. On peut évidemment a posteriori s’amuser à calculer la valeur implicite que cette situation révèle, mais seulement parce que l’on a fait préalablement l’hypothèse que cette valeur traduisait un arbitrage. Et la généralisation n’est correcte que si cette hypothèse est vérifiée pour l’ensemble des comportements possibles.

Si on passe maintenant au niveau collectif, il n’est pas niable non plus que des arbitrages se font comme le décrivent ces experts. Et la valeur tutélaire de la vie est utilisée pour trancher entre diverses décisions, notamment sur la sécurité dans les transports. Ce qui est beaucoup plus discutable c’est de personnaliser ce « nous » qui arbitre en expliquant que « les Américains » accordent une valeur plus importante à la vie que « les Français » parce que sa valeur tutélaire est trois fois plus élevée aux USA. Il serait déjà plus correct de dire que ces valeurs tutélaires n’étant pas choisies par les citoyens, mais décidées par des politiques guidés par des experts, elles ne révèlent en rien les préférences individuelles des agents (ce que démontre justement le théorème d’Arrow). Il y a une escroquerie intellectuelle à parler de préférences collectives attribuées à un « nous » imaginaire.

Une dernière précision sur le flou du vocabulaire utilisé. On l’a souligné plus haut, pour ces économistes, prix et valeur sont des synonymes, ce qui n’est déjà pas exact à se restreindre à penser « valeur monétaire » derrière le seul mot de valeur, comme le montre justement les valeurs tutélaires qui sont bien monétaires mais ne sont pas des prix. Cela devient encore plus confus quand ils nous expliquent que « beaucoup de choses ont pourtant de la valeur sans qu’il leur soit associé à un marché » et ils citent l’amitié, le don de sang et d’organes (exemple curieux dans la mesure où un marché existe dans certains pays et où certains économistes le justifient avec l’argument d’arbitrage qu’ils utilisent eux-mêmes) ou un beau paysage. Mais ici la « valeur », en tout cas pour l’amitié (car pour le beau paysage, il existe des méthodes pour lui attribuer une valeur monétaire), n’est plus du tout monétaire, mais a davantage à voir avec ce qu’écrit Kant, dans Fondements de la métaphysique des mœurs « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut tout aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ». Qu’une grande partie de ce à quoi nous tenons ait une dignité plutôt qu’un prix c’est ce que nous risquons de découvrir à nos dépens si nous continuons à vouloir absolument leur en attribuer un. 

Faut-il s’étonner de ces affirmations non fondées ? Alain Supiot nous en avertit dans La force des idées, à « théoriser dans le vide », on risque de « ramener toute la vie humaine à un unique principe, son dernier avatar étant le projet de Marché total, qui étend la logique du calcul économique à tous les aspects de la vie humaine, y compris à l’usage de la parole » (p.50). Et Christian Gollier nous le prouve dans son dernier livre, Finance responsable pour une société meilleure, avec un exemple dont on ne sait pas s’il faut s’en scandaliser tellement il fait preuve de l’inhumanité à laquelle parvient un « être impartial, responsable et rationnel, sous le voile d’ignorance », ou s’il faut en rire pour en désamorcer la charge. Il nous explique en effet doctement à partir de la catastrophe du Rana Plaza, où un immeuble de huit étages s’était écroulé au Bangladesh, causant 1 129 morts et 2 515 blessés, qu’une évaluation « impartiale » d’un « comportement socialement désirable », certes rendu difficile par le « biais rétrospectif » (comprenez l’émotion suscitée par le nombre de morts), impliquait de comparer le faible coût de la main-d’œuvre non qualifiée, « un des rares avantages comparatifs du Bangladesh », donc créateur d’emploi, avec le « coût d’une meilleure sécurité et l’avantage qu’il y aurait à réduire la probabilité d’accidents mortels ». On pourrait évidemment noter que si on est mort, on perd aussi son emploi, ce qui ressemble un peu à une double peine, mais je crains que cette remarque ne le conduise à simplement augmenter le coût du mort, sans remettre en cause le principe de l’évaluation. Pertes d’emplois contre risque accentué de mort, voilà le « calcul économique impartial, responsable et rationnel » qui se pratique sous le voile d’ignorance, qui n’a jamais mieux mérité son nom. On pourrait aussi suggérer de baisser encore un peu plus les salaires au Bangladesh pour augmenter son avantage comparatif !  Ce faisant, on disqualifie ainsi l’idée même d’impératif catégorique attaché à la dignité humaine comme le dit Alain Supiot après Kant. Mais ce n’est finalement que la conséquence logique de la croyance que les « marchés financiers », puissance quasi surnaturelle à laquelle « il n’existe aucune alternative viable » (p. 12), conditionnent « nos décisions personnelles en matière d’épargne, de propriété immobilière, d’âge de la retraite, et même le choix de se marier, d’avoir des enfants ou d’émigrer » (p.9). On est bien dans l’avatar du Marché total que craignait Alain Supiot. Et c’est exactement pour aller dans cette impasse que nos deux économistes écrivent sans compter leur peine, sans doute parce que l’arbitrage qu’ils font entre le temps passé à diffuser leurs avis, (et qui est loin d’être négligeable si on en juge par le nombre de tribunes qui les accueillent), et l’utilité sociale que cela « nous » procurerait si « nous » les écoutions penche de toute évidence en faveur du second terme. On nous permettra d’en être moins sûr.

Gilles Rotillon

Professeur émérite en sciences économiques

Université Paris-Nanterre

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