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Billet de blog 25 juin 2024

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Taxer le capital comme le propose le NFP ? Une hérésie bien sûr !

Le débat sur les programmes à l’approche des élections est évidemment tendu et autorise tous les mensonges. Autopsie d'un argument rebattu invoquant l'hétérogénéité des riches pour ne pas les taxer. 

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Le débat sur les programmes à l’approche des élections est évidemment tendu et autorise tous les mensonges. L’un des plus énorme est la caricature du programme du NFP qui consiste à l’assimiler à une augmentation insupportable des impôts, résultat de sa « démagogie » consistant à promettre la lune (smic à 1600 euros en particulier, un salaire certes indécent pour tous ces travailleurs de la première ligne qui n’avaient qu’à mieux travailler à l’école).

Pourtant, on pourrait facilement résumer le choix qui s’offre à chacun au moment de voter : pour le RN c’est la préférence nationale ce qui revient à faire payer les étrangers (la seule mesure chiffrée avancée par le RN est une économie de 16 milliards d’euros due à la suppression des prestations sociales aux étrangers), pour Macron c’est la poursuite de la politique actuelle qui protège les riches et fait payer les travailleurs au prétexte qu’ils sont beaucoup plus nombreux, et pour le NFP c’est la taxation de capital (en rétablissant un ISF plus ciblé sur les très hauts revenus, en taxant le patrimoine, en rétablissant des impôts de production comme la CVAE, en supprimant la flat tax sur les revenus financiers[1]). Bien sûr, pour ce dernier, cet ensemble de mesures se fait dans une réforme plus globale de la fiscalité (notamment en augmentant le nombre de tranches pour l’impôt sur le revenu afin de le rendre plus progressif et limiter les effets de seuil trop brutaux).

La prise en compte du constat de la croissance des inégalités depuis la fin des années 1990 est sinon niée (c’est difficile), du moins enveloppée dans un discours mystificateur comme celui de Rémi Godeau (rédacteur en chef de L’Opinion), qui feint de s’interroger benoîtement sur la nécessité de faire payer les ultra-riches pour financer la transition climatique. L’argumentation qu’il développe[2] est au cœur des débats sur le financement des réformes annoncées par le NFP

Il parait difficile de répondre non à cette question, en tout cas concernant la taxation des ultra-riches. C’est bien pourquoi Rémi Godeau, dans un de ses « billets libéraux du jour » comme il aime à les présenter sur la chaîne Xerfi canal, n’hésite pas à répondre oui. Mais c’est pour immédiatement s’interroger sur ce que signifie « être riche ».
C’est en effet un statut relatif impliquant qu’on est toujours riche par rapport à d’autres moins bien lotis, sauf à être complètement à la dérive, sans emploi, ni logement, ni revenu fixe. Encore trouve-t-on de bonnes âmes pour nous expliquer que le moindre SDF d’aujourd’hui vit beaucoup mieux que certains nobles des siècles passés. En creusant un peu, la remise en cause de l’État providence n’est jamais loin derrière ce type d’argument.

D’où ce constat, tiré d’un rapport sur les inégalités mondiales, qu’on est riche à partir de 3178 euros par mois.

Voilà de quoi faire frémir tous ceux qui dépassent ce seuil fatidique ne fut-ce que d’un euro et dont on peut parier qu’ils ne se considèrent pas ultra-riches.

Car là est le glissement que Rémi Godeau introduit dans son billet libéral, dont il nous annonce qu’il a pour objet de se saisir des sujets polémiques souvent biaisés pour pousser la réflexion. Réflexion qu’il juge d’autant plus nécessaire dans un pays comme la France qu’il définit comme très idéologisé (lui-même ne l’étant pas du tout).

On doit donc espérer qu’il nous éclaire sans aucune idéologie, le libéralisme n’en étant évidemment pas une, à partir de cette question effectivement ultra-polémique par laquelle il commence son billet : dans la lutte contre le réchauffement climatique, faut-il interdire les jets des ultra-riches ?

Malheureusement, on n’en connaîtra jamais la réponse. A la place, il pose une nouvelle question, très différente de la question initiale, sur la nécessité de faire payer les seuls riches, pour ensuite expliquer, rapport mondial à l’appui, que la barre est à 3178 euros par mois.

L’enchaînement est discutable. On est passé en quelques instants des ultra-riches avec leurs jets privés, aux seuls riches qui devraient payer, question arrivée subrepticement au cours de la « démonstration », pour terminer sur les riches à 3178 euros par mois, dont on peut penser qu’il sait qu’ils ne peuvent sans doute pas se payer des jets privés, ni même en louer pour un petit voyage.

Et s’il concède que de devoir tous payer n’épuise pas la question de la répartition de l’effort entre les ménages en fonction de leurs revenus et entre les ménages et les entreprises, il préfére cibler les « classes moyennes », pourtant très hétérogènes, pour financer la transition écologique[3], laissant donc cette question de la répartition sans réponse.

Pourtant, comme Thomas Piketty, qui a une certaine expertise de la répartition des richesses, nous en avertit, « il est impossible de lutter sérieusement contre le réchauffement climatique sans une redistribution profonde des richesses à l’intérieur des pays comme à l’échelle internationale ». Et il ajoute que « ceux qui prétendent que la redistribution est certes souhaitable, sympathique, mais malheureusement impossible techniquement ou politiquement », comme Rémi Godeau le laisse entendre à la fin de son billet, nous mentent.

Les richesses sont tellement concentrées au sommet, explique-t-il, qu’il est « possible d’améliorer les conditions de vie de l’immense majorité de la population tout en luttant contre le changement climatique, pour peu que l’on se donne les moyens d’une redistribution ambitieuse ». Et si les modes de vie de chacun doivent évidemment changer « il est possible de compenser les classes populaires et moyennes pour ces changements ».

Car les faits et les chiffres sont têtus. Le rapport que cite Rémi Godeau ne dit pas seulement que l’on est riche à partir de 3718 euros pas mois. Il nous dit aussi que les 0,1 % les plus riches, et là on est bien chez les ultras-riches dont il dit parler, détiennent quelque 80 000 milliards d’euros de capitaux financiers et immobiliers, soit une année de PIB mondial. En Europe, la part des 10 % les plus riches représente 61 % du patrimoine total contre 4 % pour les 50 % les plus pauvres. En France, les 500 plus grandes fortunes se sont accrues entre 2010 et 2022 de 800 milliards, passant de 200 à 1 000 milliards d’euros. Et elles n’ont payé que 40 milliards d’impôts sur le revenu, alors qu’une imposition exceptionnelle de 50 % sur cet enrichissement rapporterait 400 milliards d’euros à l’État. De quoi bien préparer cette transition écologique qui tarde tant à venir et sortir de la caricature consistant à mélanger les ultra-riches et les ménages à 3718 euros par mois. Tout comme le programme du NFP, loin de raser gratis vise une répartition moins inéquitable qu’aujourd’hui, et c’est bien ça qui est insupportable pour le capital.

[1] La presse ne se prive pas de résumer l’ensemble de ces mesures fiscales en écrivant, comme dans La Dépêche du 24 juin que « Dès cet été, le programme commun provoquerait une hausse de 50 milliards d’euros d’impôt », oubliant de préciser que les hausses citées ne concernent que les plus riches.

[2] Son billet date du 23 novembre 2022 et n’est donc pas directement lié aux élections actuelles mais sur le fond il est complètement dans l’esprit de la critique faite au NFP de promettre la lune.

[3] Il ne s’agit pas de dire que « les classes moyennes » (à définir plus précisément) ne devront pas supporter les coûts inévitables d’une politique audacieuse contre les dégradations environnementales (car il n’y a pas que le changement climatique). Il est vrai que celle-ci ne sera pas gratuite et donc qu’elle pose la question de la répartition de l’effort. Mais à utiliser cette dénomination fourre-tout de « classes moyennes » on ne facilite pas le débat en faisant peur à tout le monde. Et il ne faut pas oublier que si les coûts seront bien réels, les bénéfices le seront infiniment plus puisqu’il s’agit de préserver les conditions d’une vie humaine sur terre.

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