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Billet de blog 29 avril 2020

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Le monde d'après et le monde d'avant

Avant de proposer quoi faire, il faut d'abord créer les conditions politiques du changement. Les "propositions concrètes" ne le seront que si elles sont réellement mises en oeuvre. Pour cela, il faut construire l'unité sur les différences et pas l'inverse.

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Le monde d’après et le monde d’avant 

La crise sanitaire et le confinement mettent l’économie en berne et de plus en plus de voix se font entendre pour que le travail reprenne le plus vite possible. La raison fondamentale de cet « impératif catégorique », c’est qu’il faut assurer les bases matérielles de la vie de chacun, ce qui dans notre société implique d’avoir des revenus à dépenser dans des biens ou des services qui doivent être produits. Quand une grande partie de la population ne peut plus aller travailler, les entreprises ne peuvent plus ni produire ni verser des salaires. Seule l’épargne de précaution permet encore de subvenir à ses besoins, … tant qu’il y a des moyens matériels pour les satisfaire. L’épargne fond, les entreprises encore actives ont de moins en moins de débouchés, le chômage augmente et le cercle vicieux s’installe, jusqu’au drame.

            Il est donc tout à fait vrai que nous ne pouvons pas continuer très longtemps à voir l’économie se rétrécir comme peau de chagrin. L’obstacle principal à une reprise est le risque de voir repartir la contagion si on relâche trop vite les mesures liées au confinement. Il y a donc des conditions sanitaires minimales, (masques pour tous, tests massifs, isolement des personnes contaminées, taux d’immunisés suffisant, …), que les autorités sanitaires doivent définir et pour lesquelles le gouvernement doit fournir les moyens. Mais supposons un instant que ces conditions soient remplies et que ces moyens existent, un autre débat se profile, dont on voit bien dans quel sens il risque d’être tranché. C’est celui du contenu de la reprise, dont la traduction médiatique est la question de savoir si le monde d’après doit ressembler au monde d’avant.

            Sans surprise, sur cette question les positions les plus opposées s’affrontent, même si c’est pour l’instant uniquement à coup de tribunes ou de déclarations dans la presse. D’un côté, il y a le patronat le plus rétrograde qui non seulement veut revenir au monde d’avant, mais réclame d’augmenter le temps de travail, soutenu par des économistes qui remettent en cause les vacances d’été, et de l’autre côté, il y a tous ceux qui proclament que le temps est venu pour changer de monde en remettant en cause les bases de l’ancien.

            Évidemment, la première option ne sera pas facile à faire accepter et il y faudra beaucoup de « pédagogie », pour que les premiers de cordée reprennent leur place (méritée) à la tête de la société, pendant que les soignants, les routiers, les caissières et les éboueurs reprendront le travail avec les félicitations de rigueur et des salaires ridicules. Mais on peut compter sur le gouvernement pour ne pas d’un coup se mettre à faire le contraire de ce qu’il a fait jusqu’ici en revenant sur les réformes antisociales du chômage, du code du travail, des retraites, de la fiscalité, … qu’il a fait voter et d’apporter tout son concours à la réussite de cette option, sans doute aidé par la mise en place du cercle infernal de la dette astronomique « imposant » une austérité réparatrice. Déjà, une proposition de subventions aux publicitaires est faite par une députée de la majorité, ceux-ci ayant effectivement montré toute leur utilité sociale pendant le confinement.

            La seconde option est celle d’un changement profond de notre mode de production et de consommation, qui nous a conduit dans cette crise (dont l’émergence doit beaucoup à la déforestation, à l’élevage, à la réduction de la biodiversité, aux interdépendances croissantes entre les individus, …) et qui est aussi responsable du réchauffement climatique. L’objectif est louable et même enviable. Qui pourrait être contre une société où l’épanouissement de chaque individu, condition de l’épanouissement de tous, soit plus désirable que la maximisation du profit au bénéfice d’une minorité, sinon cette minorité elle-même, (avant qu’elle ne disparaisse dans le chaos qu’elle aura engendré) ?

            Mais si cette seconde option est infiniment plus souhaitable que la première pour l’immense majorité, elle se heurte à deux obstacles principaux. Le premier, et il n’est pas infondé, c’est de plaider l’irréalisme d’une transformation profonde qui remette en cause nos modes de vie consumériste. C’est une des grandes forces du capitalisme, de convaincre ceux qui en souffre qu’ils méritent leurs places et qu’ils ne peuvent rien espérer de mieux que l’espoir de bénéficier un jour des bienfaits que les premiers de cordée leur dispenseront si on ne leur dispute pas leur place. Les élections de Trump ou de Bolsonaro, alors même qu’ils annoncent leur volonté de réformes antisociales le montre à l’évidence. C’est la réponse intemporelle de l’ordre naturel des choses que les dominants ont toujours donnée pour justifier leur pouvoir. Ordre divin au temps de la royauté, ordre des talents innés aujourd’hui.

Mais le second obstacle est sans doute le plus difficile à dépasser et il concerne l’ensemble des forces qui pensent qu’un changement profond est nécessaire et que cette crise peut enfin nous en ouvrir la possibilité. Pour l’instant cela se traduit par de nombreuses prises de position qui prennent la forme de propositions concrètes visant à expliciter les réformes fondamentales. Pour ne prendre qu’un exemple, les Propositions pour un retour sur terre, signées par sept intellectuels qui ont l‘habitude des tribunes, énoncent toute une série de mesures, allant du refus de l’État français de payer les intérêts de la dette publique cumulée à la fin de l’indépendance des banques centrales. D’autres se concentrent sur l’annulation partielle des dettes publiques ou sur la relocalisation de certaines productions ou la mise en place d’un revenu d’existence. On comprend bien que cette avalanche de propositions d’apparence concrète, est une précaution pour réfuter d’avance l’objection prévisible de ceux qui ne veulent rien changer et demanderont ironiquement quelle est cette société nouvelle censée remplacée la nôtre qui n’est finalement pas si terrible.

Malheureusement, si ces propositions semblent concrètes, elles ne le sont qu’en apparence parce qu’elle ne se posent jamais les conditions politiques de leur mise en œuvre. On peut être d’accord avec l’annulation partielle des dettes, mais qui va décider de cette annulation ? Le gouvernement actuel ? l’Europe ? En fait, nous avons déjà l’expérience historique de l’inefficacité de cette stratégie avec la « lutte » contre le réchauffement climatique qui, depuis plus de vingt ans accumule les propositions concrètes avec comme principal résultat l’accroissement des émissions de gaz à effet de serre.

Et pour que ces conditions politiques soient réunies, il ne suffit pas de dire ce qu’il faudrait faire sans se poser la question des raisons qui font qu’on ne le fait pas. Parmi ces raisons, il y a l’état actuel des forces sociales qui, bien que partageant l’idée de la nécessité du changement mettent d’abord en avant leurs divergences, ce qui les conduit à privilégier la différence contre l’unité au lieu de construire l’unité dans leurs différences. Il faut sans doute remercier Emmanuel Macron d’avoir permis en décembre 2019 en France de retrouver une unité syndicale minimale grâce à son projet de réforme des retraites. Mais sans doute vaut-il mieux ne pas trop compter sur lui pour la renforcer et privilégier l’investissement dans la poursuite de l’action. Car l’objectif principal de cette orientation consistant à renforcer les conquêtes sociales, c’est d’abord l’approfondissement de l’unité du mouvement, qui se construit à partir de positions de départ qui peuvent être extrêmement diverses. Les uns peuvent venir de l’écologie, d’autres du syndicalisme (lui-même fort varié), d’autres encore de la politique électorale ou d’engagements religieux, mais il faut garder en tête que c’est la sortie du capitalisme qui commence avec ces actions, aussi diverses fussent-elles. Et pour avoir quelque chance de faire face avec succès à la classe de Warren Buffett au pouvoir, il faut que l’unité soit solide et concerne des masses actives. Nous n’en sommes encore pas là, mais au moins nous avons une direction à suivre.

Pour construire cette unité, il n’y a pas que des personnalités qui font des propositions, fussent-elles « concrètes », il y a aussi toute l’inventivité organisationnelle des associations de tout genre qui, chacune dans leur domaine, cherchent aussi à modifier l’état des choses. ATTAC, Les économistes atterrés, le mouvement convivialiste, des réseaux d’échange de savoirs, des associations d’entraide de toute nature, des AMAP, Actup, des mouvements féministes, des universités populaires, des coopératives, … tout un écosystème associatif innovant déjà pour une société où le profit ne serait plus le but ultime de la réussite sociale et où le désir de devenir milliardaire deviendrait une pathologie héritée du passé mais en voie de guérison. Où le besoin ne serait pas de redonner de la compétitivité à nos entreprises pour qu’elles continuent à distribuer des dividendes ou qu’elles rachètent leurs actions, mais de reconstruire de véritables services publics pour que des biens et des services essentiels comme la santé, l’éducation, le climat, l’énergie, la recherche deviennent des biens communs, échappant aux contraintes de la rentabilité marchande à court terme.

Il serait bien présomptueux de ma part de prétendre détenir la solution à ce gigantesque problème de coordination qui ne sera, (peut-être), résolu que par les acteurs eux-mêmes, dans des formes qui restent à inventer ensemble. Cela s’appelle l’histoire et elle n’est jamais écrite d’avance, mais pour peser sur la direction qu’elle prendra, il n’y a sans doute pas de meilleur moyen, plutôt que d’énoncer des « propositions concrètes » qui ne seront jamais mises en œuvre, de tout faire pour que tous les derniers de cordée qui font aujourd’hui la preuve qu’ils sont indispensables se fédèrent dans leur opposition à retrouver le monde d’avant où ils ne comptaient pour rien. Il faut inventer les nouveaux cahiers de doléance qui ont précédé 1789. Et plutôt que de prendre les prochaines élections comme le lieu de la conquête du pouvoir qui permettrait ensuite le changement « maintenant », (air déjà entendu dont on a pu juger l’intérêt), ce qui conduirait à remettre en avant les différences contre l’unité, il serait sans doute plus avisé de les concevoir comme un référendum dont la question serait « voulez-vous retrouver votre position sociale d’avant la crise ? ». Si le second tour met le duo infernal Macron/Le Pen en présence, c’est que l’espoir d’un changement profond sera perdu pour longtemps et que le monde d’après a toutes les chances d’être pire que le monde d’avant.

Il est plus important d’entretenir la contestation du monde d’avant plutôt que de faire croire aux électeurs que le monde d’après adviendra grâce à un parti d’avant qui cherche d’abord à se différencier des autres et promet la lune. Avant de faire des propositions « concrètes » qui sont immédiatement critiquées ou jugées irréalisables, il faut construire l’unité sur le refus du monde d’avant. Ce n’est qu’une fois que cette idée sera partagée par la majorité qu’on pourra discuter de ce qu’il convient concrètement de faire.

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