Le dernier livre de Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition, réduit à néant l’idée qu’il existe une transition énergétique, dans laquelle il voit « l’idéologie du capitalisme au XXIème siècle » (p. 333). Il n’en demeure pas moins que les gouvernements, les entreprises, les experts continuent à faire de cette transition soi-disant en marche le discours dominant, repris à l’envi par les médias. C’est tout l’intérêt du numéro spécial de Reflets de la physique (n° 77 – février 2024) consacré à la transition énergétique et particulièrement aux défis de la défossilisation qui se propose, « avec une vision la plus neutre possible », de « se forger une idée précise de la situation et des options possibles afin d’exercer son esprit critique et nourrir ses choix ou son engagement. »
Rédigé pour l’essentiel par des scientifiques (ingénieurs, physiciens) il a le grand intérêt de faire le point sur l’avancement des technologies qui sont envisagées pour pallier le réchauffement climatique et permet de juger de la position de Jean-Baptiste Fressoz.
La première partie, Prendre la mesure des enjeux et des défis, donne des éléments objectifs (unités et ordre de grandeur, énergies de stock et de flux, énergie primaire, finale, utile, taux de retour en énergie notamment) pour éclairer la question suivante qui sera traitée ensuite : « est-il possible à la fois de satisfaire la contrainte climatique, qui requiert de s’affranchir des combustibles fossiles, et de se passer de l’énergie nucléaire, comme source pilotable de production d’énergie ? » Le surlignement en gras et le soulignement sont le fait de la Revue et montrent à la fois ce qui va constituer l’essentiel de la suite et le soupçon que la réponse à la question va être négative (en toute neutralité comme l’annonce l’éditorial du président).
La deuxième partie présente Les principales sources d’électricité et de chaleur bas carbone, biomasse, solaire, éolien, nucléaire et comme son titre le suggère fait de l’électricité non carbonée la solution principale pour diminuer la dépendance aux fossiles (qui représente toujours 80% de l’énergie primaire totale et produit plus de 60% de l’électricité). Je ne discuterais pas ici de ce point, me contentant juste de signaler qu’il ne fait pas consensus comme le montrent les livres de Gérard Dubey et Alain Gras, La servitude électrique, où il est dit que « le tout-électrique-tout numérique ne sauvera pas la planète » ou de Sandrine Aumercier, Le mur énergétique du capital.
Dans ce texte, je vais surtout me concentrer sur la troisième partie, Quelques pistes de défossilisation en cours d’exploration, parce qu’elle permet de se faire une idée des techniques actuelles qui existent pour supprimer le recours aux énergies fossiles et donc de se faire une idée plus étayée de l’avis de Jean-Baptiste Fressoz.
L’une de ces techniques, de plus en plus mises en avant, comme l’ont fait Patrick Pouyanné et le Sultan al Jaber à la COP 28, c’est celle de la capture du carbone qui aurait l’immense avantage de ne pas bouleverser des industries qui n’ont pas de technologies de substitution permettant de réduire massivement leurs émissions (comme la sidérurgie, la cimenterie, le raffinage ou la chimie). Le point est fait dans le premier article de cette partie et il est très représentatif de l’écart existant entre les discours martelant la transition énergétique en route et la réalité, ici du captage et du stockage du CO2 (le CSC). L’article commence par noter que ces techniques sont matures, c’est-à-dire appliquée dans l’industrie depuis des décennies. Malheureusement, cette « maturité » est loin d’être à l’échelle nécessaire : alors qu’il faudrait capter 2300 Mt (mégatonnes) par an, seulement 40 Mt le sont chaque année. Comme il est écrit dans l’article : « la réalisation des objectifs énergétiques et climatiques requiert une intensification rapide du déploiement du CSC » (Je souligne). Autrement dit, pour l’instant on en est encore loin et on reste dans le domaine des vœux pieux. Et l’auteur a beau détailler les aspects techniques du captage du CO2, il ne peut que constater que si « pour que cette technique ait un effet sur le climat, elle doit pouvoir être déployée à très grande échelle » (je souligne), c’est loin d’être le cas aujourd’hui où l’un «des projets les plus avancés en Europe est l’infrastructure Longship/ Northern Lights, développée par Equinor, Shell et Total, qui devrait être mise en service en 2024 avec une capacité de stockage de 1,5 Mt CO2 /an dans une première phase, capacité qui pourrait ultérieurement monter à 5 Mt/an ». On est bien loin de la capture annuelle des 2300 Mt qui serait nécessaire ! Et les choses ne s’améliorent pas avec le stockage qui « nécessite aussi la mise en place rapide de réglementations incitatives permettant de faire émerger un marché du CO2 et compenser le surcoût du CSCV, de mécanismes aux frontières permettant de maintenir la compétitivité des industries, et d’un cadre juridique autorisant le transport transfrontalier du CO2 ». Je souligne rapide en notant que toutes ces conditions sont encore dans les limbes, ce que l’auteur reconnaît en conclusion en écrivant que « L’enjeu est aujourd’hui de créer les conditions pour en permettre le déploiement à grande échelle dès 2030 ». Mais finalement tout cela n’est que broutilles, car « le principal frein pour le déploiement du CSC réside dans la réticence de la société civile », c’est donc le citoyen qui est en fin de chaîne le responsable de ce recours insuffisant au CSC ! Une « démonstration » faite en toute neutralité !
L’article suivant, traite des énergies océaniques et se propose de mettre en perspective leur potentiel de production d’énergie par rapport à l’enjeu de la transition énergétique. Et sur ce point, la conclusion est claire : « à moins d’une réduction drastique de la production d’énergie mondiale, les énergies océaniques ne peuvent avoir qu’une contribution limitée à la décarbonation du mix énergétique ».
Tournons-nous vers l’éolien en mer qui fait l’objet du troisième article de cette partie et qui « devrait apporter la plus grande contribution aux objectifs de déploiement d'énergie renouvelable pour 2030 et au-delà ». Comme dans les autres textes, on nous donne un luxe de renseignements sur les aspects techniques en jeu, mais concernant « la plus grande contribution » de l’éolien la seule chose qu’on nous en dit c’est qu’en Europe, la capacité éolienne installée est de 236 Gw (fin 2021) et que les scénarios les plus prometteurs visent à atteindre une capacité totale de 60 à 80 Gw d’énergie éolienne offshore installée d’ici 2030. Par rapport à la consommation européenne de 34 millions de Gw c’est bien peu pour voir dans l’éolien, fut-il offshore pour limiter les protestations terrestres, une quelconque transition en route.
On entre dans le dur avec l’article suivant, L’avenir et le nucléaire. L’accent est mis d’emblée sur les opposants au nucléaire (on comprend donc que ce ne sera pas la position « neutre » défendue) qui oublient le caractère intermittent des énergies renouvelables, alors qu’au niveau mondial, les énergies pilotables (c’est-à-dire disponibles à la demande) sont largement dominantes (64% étant dues aux fossiles). Pour conserver une contribution fossile, le CSC est nécessaire à très grande échelle, mais ici l’auteur n’est pas complètement convaincu de cette possibilité et considère que la vraie question devient : « peut-on sortir des fossiles et du nucléaire en même temps ? ». C’est à cette question que les deux textes suivants vont tenter d’apporter des éléments de réponse en présentant « deux pistes particulières, à des degrés de maturité différents, d’évolutions possibles du nucléaire, dans la mesure où son développement se confirmerait ». On est loin d’une certitude et donc d’une transition en plein essor.
D’autant que le premier texte est écrit au futur, expliquant que les nouveaux réacteurs à combustion liquide devront présenter une « sureté intrinsèque », qu’il « sera nécessaire de réduire la quantité de déchets » et qu’ils « devront donc être très flexibles dans leur fonctionnement et pilotables rapidement sur une grande gamme de puissance » (je souligne). Bref, on est dans l’énoncé d’une technologie en devenir, donc pour l’instant ne participant à aucune transition que ce soit. Bien sûr, « Les travaux sur les réacteurs à sels fondus sont en plein essor » et si « la technologie nucléaire actuelle conduit à accumuler des "radioéléments à vie longue" considérés comme des déchets, et qui resteront dangereux pendant des millénaires »,[1]heureusement, « ce qui est aujourd’hui un déchet pourrait devenir un combustible en changeant de type de réacteur nucléaire » et des études sont actuellement en cours (je souligne).
L’article se termine en évoquant les petits réacteurs nucléaires (SMR), vantés par Macron et devant jouer un rôle (futur) important dans le mix énergétique français. Comme le reste, ils sont « en cours d’étude », « seraient très compacts » mais pour l’instant on en est à attendre un « démonstrateur dans les toutes prochaines années » mis au point par une start-up française. Pour bien se rendre compte de l’espoir que peuvent créer ces SMR, et du sens que peut avoir cette arrivée prochaine, je me permets de citer un peu longuement Harry Bernas, physicien qui a dirigé le Centre de sciences nucléaires et de sciences de la matière (CNRS- Université Paris-Saclay) dans son petit (mais important) livre, Les merveilleux nuages :
« Voici venir le discours enthousiaste sans réplique des thuriféraires-start-uppers, banquiers, fonds de pension vautours, politiques naïfs, accompagnés de quelques ingénieurs intéressés ; (…) Depuis une vingtaine d’années, quelques soixante-dix organismes et entreprises privés ou publics annoncent y travailler, toujours au futur et optimistes. Pourtant, même les travaux les plus développés, entrepris il y a dix ans aux États-Unis, n’aboutiront pas avant 2030 selon les constructeurs. » Et il ajoute, « Lorsqu’un président Macron, séduit par les discours et les investissements de Gates, Forbes et Bloomberg, cherche une voie pour que le nucléaire français rejoigne la horde mondiale des SMR, il parle à Belfort de modernité, profit express et concurrence internationale. Puis il se retrouve…avec le réacteur du sous-marin 1957 d’Eisenhower, mis à jour et entretenu par les sous-mariniers français pour la force de frappe nucléaire ».
Le dernier texte de cette partie est encore plus spéculatif puisqu’il est consacré à la fusion nucléaire par confinement magnétique qui « offrirait une ressource énergétique bas carbone d’un intérêt majeur » (je souligne). Ici, on est dans le futur tellement éloigné et incertain que parler de transition relève de la (mauvaise) blague. De fait, l’article s’étend longuement sur les principes de cette fusion nucléaire par confinement magnétique qui en ferait la « seule source d’énergie nucléaire à ressources pratiquement illimitées et à faible impact environnemental », autrement dit la fin de nos soucis énergétiques. C’est l’objectif du projet ITER, dont on est content d’apprendre qu’il « avance rapidement » et que « les recherches vont pouvoir entrer dans une phase décisive, avec la possibilité d’étudier les conditions où le plasma est dominé par la puissance des réactions de fusion ». Attention cependant à ne pas crier victoire trop tôt car si « Les résultats du programme expérimental prévu seront en effet décisifs, (…) l’avenir de la fusion dépendra aussi d’autres recherches en cours », les défis à relever étant encore nombreux, en particulier dans le domaine des matériaux. Fort heureusement, « des ruptures technologiques décisives pourraient survenir au travers de projets innovants lancés récemment de par le monde par plusieurs start-ups » (je souligne encore le conditionnel).
Les deux dernières parties de la revue sont consacrées pour l’une aux problèmes posés par les énergies non pilotables que sont l’éolien et le solaire et pour l’autre aux impacts environnementaux et aux risques des filières énergétiques. Elles concernent donc moins la question de la transition proprement dite, mais des contraintes que cette transition rencontrerait si elle était mise en œuvre à grande échelle, aussi n’en dirais-je pas plus dans ce billet déjà bien long, si ce n’est que la question de l’intermittence est posée à consommation d’énergie constante, ce qui ne permet pas de discuter de la nécessité (ou pas) de la sobriété.
Finalement, l’ensemble de ce numéro spécial de Reflets de la physique loin de s’inscrire en faux contre le point de vue de Jean-Baptiste Fressoz montre bien au contraire que la transition énergétique reste pour l’instant cantonnée dans des discours.
[1] De quoi inquiéter la « société civile » quand les auteurs expliquent que l’acceptabilité sociétale est indispensable, tout en reconnaissant qu’il est « impossible d’éviter qu’un accident puisse se produire suite à une erreur humaine ou à une catastrophe naturelle ». Et ils ajoutent que ce qu’il faut éviter c’est la dégénérescence de l’accident par effet domino. Pas vraiment de quoi être rassuré.