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Billet de blog 29 juin 2023

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La catastrophe du Rana Plaza vue par un économiste

La catastrophe du Rana Plaza, dont on a commémoré il y a peu la tragédie, est un révélateur de l'impasse où nous conduit l'approche économique néoclassique : le triomphe du Marché total.

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Les économistes qui plaident pour considérer leur discipline comme un cadre très général pour expliquer les comportements humains sous l’hypothèse de la rationalité des agents ou pour justifier des politiques (publiques ou privées), par la seule considération de leurs coûts et de leur bénéfices évalués monétairement, ont souvent le souci de le faire en le justifiant d’un point de vue moral. Peu après la commémoration de la tragédie du Rana Plaza, il n’est pas inutile de montrer à quelles aberrations conduit ce type de position.

Regardons par exemple ce que nous dit Christian Gollier, professeur éminent et directeur général de Toulouse School Economics, dans son dernier livre Finance responsable pour une société meilleure (PUF, 2019) justement au sujet de cette catastrophe. Il nous explique en effet doctement qu’une évaluation « impartiale » d’un « comportement socialement désirable », certes rendu difficile par le « biais rétrospectif » (comprenez l’émotion suscitée par le nombre de morts), impliquait de comparer le faible coût de la main-d’œuvre non qualifiée, « un des rares avantages comparatifs du Bangladesh » et donc créateur d’emploi, avec le « coût d’une meilleure sécurité et l’avantage qu’il y aurait à réduire la probabilité d’accidents mortels » pour juger les conséquences de l’écroulement de l’immeuble de huit étages qui avait causé 1 129 morts et 2 515 blessés.

Ce faisant, il adopte une position normative (ce qu’il faudrait faire, à savoir une comparaison coûts et bénéfices monétarisés), rattachée à une position morale « que la plupart des experts accepteraient (…) pour l’évaluation des politiques publiques ». L’avis des « experts » est essentiel pour le Professeur Gollier, grand utilisateur de l’argument d’autorité qu’implique cette posture, d’autant plus assurée que l’expert est un prix « Nobel » d’économie. Cette position morale adoubée par les « experts » est bien entendu la seule qu’un économiste néoclassique peut accepter, à savoir celle qui est défendue par John Rawls dans sa Théorie de la Justice[1]. Car comme le note Alain Supiot[2], « la théorie de Rawls donne à l’économisme un visage humain, en autorisant une certaine dose de redistribution des richesses, sans remettre en cause l’anthropologie de l’Homo œconomicus égoïste et calculateur ». Nous restons toujours dans le monde imaginaire de l’individualisme économique où les « préférences » caractérisant par nature les individus sont la base de leurs positions morales, ignorant la construction des critères de justice dans une société donnée ou « l’hétérogénéité des formes prises par l’État social depuis le New deal jusqu’au tournant néolibéral » (A. Supiot, p. 48). Ignorant aussi les travaux réalisés en philosophie morale expérimentale tels que les relate Ruwen Ogien[3]et qui montrent qu’il n’existe pas de philosophie morale acceptée par tous, car « rien dans les concepts et les méthodes de la philosophie morale n’est à l’abri de la contestation et de la révision ». Quelle conséquence peut-on attendre de ce positionnement moral ? Alain Supiot nous en avertit, à « théoriser dans le vide », on risque de « ramener toute la vie humaine à un unique principe, son dernier avatar étant le projet de Marché total, qui étend la logique du calcul économique à tous les aspects de la vie humaine, y compris à l’usage de la parole » (p.50). Et le Professeur Gollier nous le démontre avec un exemple dont on ne sait pas s’il faut s’en scandaliser tellement il fait preuve de l’inhumanité à laquelle parvient un « être impartial, responsable et rationnel, sous le voile d’ignorance », ou s’il faut en rire pour en désamorcer la charge. On pourrait évidemment noter que si on est mort, on perd aussi son emploi, ce qui ressemble un peu à une double peine, mais je crains que cette remarque ne le conduise à simplement augmenter le coût du mort, sans remettre en cause le principe de l’évaluation. Mais connaissant le Professeur Gollier, je suis sûr qu’il est sincère quand il se demande si l’amélioration de la sécurité réduisait la compétitivité internationale du Bangladesh et conduisait à la délocalisation vers d’autres pays, conduisant ainsi à des pertes d’emploi. Pertes d’emplois contre risque accentué de mort, voilà le « calcul économique impartial, responsable et rationnel » qui se pratique sous le voile d’ignorance, qui n’a jamais mieux mérité son nom. On pourrait aussi suggérer de baisser encore un peu plus les salaires au Bangladesh pour augmenter son avantage comparatif !  Ce faisant, on disqualifie ainsi l’idée même d’impératif catégorique attaché à la dignité humaine comme le dit Alain Supiot après Kant. Mais ce n’est finalement que la conséquence logique de la croyance que les « marchés financiers », puissance quasi surnaturelle à laquelle « il n’existe aucune alternative viable » (p. 12), conditionnent « nos décisions personnelles en matière d’épargne, de propriété immobilière, d’âge de la retraite, et même le choix de se marier, d’avoir des enfants ou d’émigrer » (p.9). On est bien dans l’avatar du Marché total que craignait Alain Supiot.

[1] J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987

[2] A. Supiot, La force d’une idée, Les liens qui libèrent, 2019.

[3] R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Grasset, 2011.

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