Comment devient-on Emmanuel Macron ? Comment expliquer cette personnalité méprisante envers le peuple, arrogante et sûre de sa supériorité, certaine de savoir définir « l’intérêt général » ? Et en serait-il capable, cela justifie-t-il qu’il le fasse avec tant de suffisance ?
Répondre à ces questions en évoquant un homme hors du commun, destiné dès le début à devenir ce qu’il est aujourd’hui grâce à ses capacités intellectuelles, c’est ne pas se rendre compte qu’adopter cette « explication » revient à accepter sa supériorité innée et à valider ainsi tout le discours méritocratique qui justifie sa prétention à incarner la France et à décider de tout. C’est penser que les dés sont jetés dès la naissance et finalement que chacun doit accepter sa « place » dans la société. C’est finalement se réjouir d’avoir la chance d’être guidé de la sorte, le mépris n’étant que le (léger) prix à payer pour en bénéficier, à mettre sur un trait de caractère bien excusable pour quelqu’un qui sait ce qu’il faut faire et se heurte à l’ignorance de ceux qui s’opposent.
L’importance des rapports sociaux
On propose ici une tout autre explication au comportement d’Emmanuel Macron qui repose sur l’idée qu’on ne naît pas humain, mais qu’il faut le devenir. Cela suppose de s’approprier les acquis évolutifs d’origine historique qui se sont développés dans la société hors des organismes individuels. On se réfère ici à la sixième thèse sur Feuerbach de Marx dans L’idéologie allemande : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Et cette thèse s’oppose de manière frontale à cette conception, encore largement dominante aujourd’hui, d’une nature humaine éternelle dont Emmanuel Macron serait l’un des représentants les plus accomplis.
Les hommes et les femmes se sont humanisés dans les liens sociaux qui les ont progressivement constitués tout au long de leur vie, (et dont le confinement récent dû à la pandémie a montré l’importance sociale quand ces liens sont dissous ne fut-ce qu’un temps). Ils ne naissent pas pour ensuite exprimer leur personnalité profonde, déjà présente dès la conception. On ne naît pas ce que l’on est, on est ce que l’on devient. Et pour cela, l’être humain a besoin des autres, tout ce qui fait que tout être naissant ne devient réellement membre d’une société à un stade donné de son évolution que quand il intègre ce qui préexiste à sa naissance[1], à commencer par la langue. Mais aussi la culture qu’il y trouve, la technologie disponible, les connaissances qui s’y sont accumulées, les manières de faire, tout ce qu’il doit s’approprier pour devenir homme ou femme (et celle-ci a eu beaucoup plus de mal que celui-là pour être acceptée comme genre, justement parce que les liens sociaux qu’on lui imposait étaient beaucoup moins riches et variés que ceux des hommes). Comme le dit Spinoza, l’homme se croit libre parce qu’il est ignorant des causes qui le font agir.
Quels sont les « rapports sociaux » dans lesquels Emmanuel Macron est devenu un homme ? Son itinéraire est bien connu : Fils d’un professeur de neurologie et d’un médecin-conseil à la Sécurité sociale, il a été scolarisé jusqu’en première dans un lycée privé fondé par les jésuites, puis a poursuivi à Henri-IV, lycée d’excellence s’il en est. Il est de ces élèves que l’on dit « brillants », Institut d’études politiques et en parallèle un DEA de philosophie, ENA, Inspection générale des finances. Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, sollicité par Laurence Parisot pour être directeur général du Medef, rapporteur de la commission Attali pour la libération de la croissance française (on attend toujours), banquier d’affaires chez Rothschild & Cie en 2008 puis associé en 2010, devenant ainsi le plus jeune nommé à ce titre à moins de 33 ans. Dans ses fonctions de banquier d’affaires, il s’occupe de rachats d’entreprises, notamment la reprise par Nestlé d’une filiale de Pfizer pour quelques milliards et devient lui-même millionnaire. Il a aussi eu des fonctions politiques très importantes, d’abord comme secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Hollande, puis ministre de l’Économie et finalement président de la République, tout cela à un âge où la plupart sont au début de leur carrière, entretenant l’idée d’un personnage hors norme.
En résumé, il est passé de la petite bourgeoisie provinciale aux ors de la République en suivant une des formations classiques des élites et en cultivant les relations dans les milieux d’affaire et la haute administration dans la pure tradition du pantouflage en un temps record. Il n’y a pas de « fausse note » dans ce parcours, au sens de rencontres hors de ce cercle étroit des « décideurs » et qui auraient pu lui faire découvrir d’autres horizons que le ronron du business as usual.
Il a donc été formaté dans un parcours de vie qui, dès le plus jeune âge inculque l’idée chez ceux qui le suivent qu’ils sont membres d’une petite élite. C’est un peu le contraire du voile d’ignorance imaginé par John Rawls pour définir ce que doit être une société juste, où chacun discute des principes de base de la société future sans connaître la place qu’il y occupera. En France (mais aussi dans bien d’autres pays dits développés), les futures élites sont formées dès leur plus jeune âge dans la connaissance complète du rôle éminent qu’elles seront amenées à avoir quand elles auront terminé leur scolarité.
Il ne s’agit pas de dire qu’une société n’a pas besoin de citoyens formés au plus haut niveau, en fait elle a besoin du meilleur niveau de formation pour tous. Les connaissances sont devenues une force productive indispensable et la source des innovations futures. Mais ce dont elle n’a pas besoin c’est d’une coupure entre ceux qui suivent le cursus conduisant aux plus hautes responsabilités et ceux qui devront se contenter d’obéir. Car cette coupure n’est justement pas naturelle, s’appuyant sur les capacités innées de chacun et justifiant ainsi leur statut final. Elle est de part en part sociale, comme le montre la sociologie quand elle étudie les trajectoires individuelles. Peu d’enfants d’ouvriers dans les conseils d’administration ou dans les assemblées d’élus et beaucoup de millionnaires au gouvernement.
Cette coupure est organisée. Marx notait dans Le capital que si la grande industrie avait besoin, « pour une question de vie ou de mort », de former des ouvriers en créant des écoles polytechniques et agronomiques, cet enseignement « n’associe au travail de fabrique que l’enseignement élémentaire »[2]. Il suffit de voir aujourd’hui combien l’État dépense pour un étudiant de classes préparatoire et pour un étudiant en faculté[3], où qui est admis à Louis le grand ou Henri-IV (ou tout autre lycée catalogué comme prestigieux) pour s’apercevoir que cette séparation perdure entre une formation pour ceux majoritairement issus de milieux favorisés et les autres, entretenant chez les premiers, biberonnés dès la maternelle pour certains et de toute façon dès l’école primaire, l’idée qu’ils sont meilleurs que les autres. Ce que leurs résultats scolaires viennent évidemment confirmer, sans parler des autres activités qu’ils pratiquent assidument (la grande majorité des élèves de classe préparatoire jouent (bien) d’un instrument de musique[4], parle au moins une langue étrangère avec aisance, font des activités physiques comme le ski, l’équitation ou le tennis).
On peut pourtant s’interroger sur l’efficacité de cette formation des élites qui, pour ceux qui s’engagent dans les affaires ou la politique, est bien loin de les préparer à construire une société juste qui permette à chacun d'atteindre le meilleur niveau possible. Bien au contraire, elle les conforte dans la conviction qu’ils méritent une place qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes et ils font tout ce qu’ils peuvent pour que cette situation perdure. Finalement on n’est pas si loin du féodalisme où le statut de chacun était considéré comme naturel. Pourtant, pour ne prendre qu’un exemple, il suffit de voir la persistance avec laquelle on continue à verser des subventions par dizaines de milliards aux grandes entreprises sans contreparties, alors que les études sont incapables de montrer qu’elles améliorent l’emploi ou l’investissement, pour se dire que cette formation d’élite devrait être sérieusement remise en question. Les « premiers de cordée » vantés par Emmanuel Macron croient toujours dur comme fer à la théorie du ruissellement, même quand ils s’en défendent.
Des rapports sociaux à la formation des personnalités
Si cette certitude, ancrée dès la naissance, de faire partie d’une élite est confortée tout au long de la formation scolaire et sociale d’Emmanuel Macron (les rapports sociaux dans lesquels il est pris comme tout le monde), il faut faire un pas de plus pour comprendre ce qui pourrait être associé à des traits de son caractère, comme son arrogance ou le mépris dont il a fait preuve lors de sa dernière intervention télévisée pour parler de sa réforme des retraites. Après tout, bien d’autres ont suivi aussi ce type de parcours et font preuve de beaucoup d’humilité. Mais si la devise préférée de Marx était « doute de tout », il est sûr que ce n’est pas celle d’Emmanuel Macron. [5]
Car la société civile et ses institutions juridiques, administratives, politiques, engendrent des formes de conscience (morales, religieuses, philosophiques) appropriées aux rapports de production qui la caractérise. On a trop tendance à croire les formes de conscience naturelles, innées, alors qu’elles sont les conséquences des rapports sociaux existants dans une société donnée. Et le capitalisme tend à formater les humains dont il a besoin pour « persévérer dans son être ». Ce qu’on appelle la montée de l’individualisme, depuis quelques dizaines d’années, le consumérisme, la transformation des travailleurs en autoentrepreneurs, si favorable à l’auto-exploitation, facilitée par le déploiement du numérique et tout récemment de l’incitation au télétravail qui permet, partout où c’est possible, de faire disparaître la séparation entre temps privé et temps contraint sont justement le cadre où les formes de conscience se développent maintenant. Loin d’être l’expression d’un libre arbitre qui se traduirait miraculeusement par des revendications de liberté individuelle, dont il resterait à comprendre pourquoi elles se manifestent aujourd’hui, il faut plutôt y voir l’effet de la formation des personnalités dont a besoin le capitalisme pour étendre et faire approuver sa domination, s’appuyant sur des moyens de production comme l’informatique qui permettent justement cette individualisation dans le procès de travail et le ciblage publicitaire personnalisé.[6] De ce point de vue, le rôle du smartphone dans ce processus d’individualisation est exemplaire. Il est impressionnant de voir qu’en quelques années, il a profondément modifié les liens sociaux, et donc les personnalités, renforçant l’isolement de chacun dans une bulle centrée sur son écran, comme on peut le constater dans les transports, dans la rue ou dans les dîners entre amis.[7]
Comme l’explique Anselm Jappe dans La société autophage, le capitalisme produit le type de subjectivité dont il a besoin pour se développer sans limite et l’individu est « le fruit de l’intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, et aujourd’hui le réceptacle d’une combinaison létale entre narcissisme et fétichisme de la marchandise ». Plus le marché s’étend, plus tout est susceptible de devenir une marchandise et plus augmente les narcissiques qui ont aujourd’hui remplacé les névroses classiques dans les cabinets de psys.
Emmanuel Macron est finalement le narcissique modèle, dont chaque mot n’a d’autorité que parce qu’il est prononcé par lui. C’est la personnification de « l’individu idéal » dont la société moderne a besoin pour continuer à s’enfoncer dans l’impasse en détruisant l’environnement et les humains. Mais cet idéal-type du dirigeant éclairé pro-business si apprécié des marchés financiers pourrait bien revivre l’histoire du roi nu tant commencent à s’accumuler les signes d’inquiétude du monde des affaires à cause de sa gestion catastrophique de sa réforme des retraites.
Il reste cependant une dernière objection qu’on ne manquera pas de me faire. On peut sans doute admettre que la venue d’Emmanuel Macron sur la scène politique vient à un moment où la crise du capitalisme sous sa forme néolibérale l’exige, comme Roosevelt a été une réponse à la crise de 1929 pour le capitalisme américain. Mais l’individu Emmanuel Macron est évidemment singulier et si sa fonction dans la crise actuelle devait être assumée par quelqu’un, il y a une part de contingence que ce soit lui. C’est dû au fait que « les rapports sociaux » sont vécus concrètement par chacun de bien des façons tout au long de son propre développement. Ils ne sont qu’un cadre général où on se construit au fil des rencontres, des expériences vécues qui sont toutes singulières et expliquent les divergences individuelles. C’est ce que Lucien Sève a cherché à comprendre à partir des biographies et du concept d’emploi du temps quand il écrit dans L’homme ?« ce qui personnalise le plus profondément chaque individu humain : l’ensemble évolutif de ses activités et de leurs résultats, autrement dit ce qu’il fait de sa vie »[8]. Et il ajoute : « La biographie est à la personnalité ce que l’histoire est à la formation sociale : elle est l’histoire dans laquelle la personnalité, pour autant qu’elle y réussisse, se constitue, s’active, se transforme jusqu’à sa fin ».
C’est cette biographie personnelle qui a donné à Emmanuel Macron les traits de sa personnalité, mais ils ne doivent pas masquer l’essentiel qui est le rôle objectif qu’il a dans la tentative de continuer à faire du profit le but ultime du capitalisme en crise.
Et si ce n’avait pas été lui un autre l’aurait remplacé, sans doute avec une personnalité différente, peut-être plus sympathique, mais de toute façon issue du même type de filière de formation, partageant les mêmes idées fondamentales et ayant les mêmes traits que ceux que Marx relève chez Proudhon[9] dans une lettre à J.-B. Schweitzer en 1865 : « Le petit bourgeois (…), se compose de « d’un côté » et de « de l’autre côté ». Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme. S’il est, de plus (…), un homme d’esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d’un pareil individu. Il ne reste plus qu’un seul mobile, la vanité de l’individu, et, comme pour tous les vaniteux, il ne s’agit plus que de l’effet du moment, du succès du jour. »
[1] Les enfants sauvages le montrent à l’évidence, chez eux il n’y a pas de personnalité, de caractère inné, de langage, de capacité d’abstraction. Ils ne sont pas devenus humains et ils ne le seront jamais.
[2] Je souligne, Le capital, Chap. XIII, p. 548, Éditions sociales 1983.
[3] Autour de 15 000 euros pour le premier contre 10 000 pour l’autre.
[4] Emmanuel Macron a fait dix ans de piano au conservatoire où il obtenu un prix.
[5] Mais son itinéraire de vie et les rapports sociaux qu’il a connu n’étaient pas les mêmes.
[6] Il n’y a pas que des effets négatifs, comme l’intégration des femmes dans les rapports de production capitalistes sous la forme du salariat qui explique la montée et le succès des revendications, (encore bien timides), dites « féministes ». La revendication d’un salaire égal n’avait pas de sens quand elles n’étaient pas salariées.
[7] Pour des analyses poussées sur les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication, voir Humanité et numérique, Éditions Apogée, 2023. Il n’y a évidemment aucune fatalité dans le smartphone qui en ferait nécessairement un agent de la montée de l’individualisme. Son usage durant le confinement où il a permis le maintien de liens sociaux minimums grâce à des trésors d’imagination et de créativité, via les écrans et les vidéos, montre qu’il peut être très utile. C’est son usage dans les rapports sociaux du capitalisme qui doit être remis en question.
[8] Souligné par lui.
[9] Mais il ne s’agit pas d’assimiler Proudhon à Macron. Le premier est beaucoup plus fréquentable que le second.